Actuel / «Tout contact physique avec un élève peut être perçu comme un dérapage»
«Les parents revendicateurs sont ceux des élèves de la voie supérieure.» © Flickr
La jeune auteure morgienne Tiffany Jaquet signe un deuxième roman intitulé «Dernière rentrée». Cette enseignante de métier situe son intrigue en terrain connu, puisqu’il est question de l’école tout au long de cet ouvrage paru en septembre 2018 aux éditions Plaisir de lire. Une école de laissés-pour-compte, une classe d’élèves dont beaucoup sont en échec scolaire, menée par un professeur à la dérive dans une ville suisse indéterminée pour laisser au lecteur la possibilité de se dire que c’est chez lui. Interview.
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Après EVM, Harmos a introduit d’importantes réformes en vue d’harmoniser les systèmes scolaires dans toute la Suisse, mais les cantons n’y ont pas tous adhéré. <br />Le nouveau plan d’étude avec des directives précises sur les objectifs à atteindre, les tests les évaluations a chamboulé les anciens profs habitués à plus de liberté. J’ai un collègue qui a pris la retraite anticipée parce qu’il s’y retrouvait plus. Il avait l’impression d’avoir changé de métier.</p> <p><strong>Dans votre livre, vous décrivez une classe particulièrement ingérable. Vous êtes-vous inspirée de votre expérience d’enseignante?</strong></p> <p>Oui, mais c’est rare qu’on ait toute la classe qui vienne perturber le cours. Ce sont souvent un ou deux élèves qui mettent le souk, qui rendent l’atmosphère et le travail compliqués. On entend dire que 10% des élèves prennent 90% du temps du prof. 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Cet amour très fort et cet agacement ultime existent avant l’incarcération du père. S’y ajoutent ensuite l’inquiétude et le besoin de protéger le petit frère. Oriane en veut à ses parents de devoir porter leur mensonge.</p> <p><strong>Votre narratrice est gardienne de foot dans une équipe mixte: le prétexte pour ajouter une petite touche féministe à votre livre?</strong></p> <p>Oui clairement. Je me suis demandée ce qu’on faisait à cet âge comme activité extrascolaire. J’ai voulu choisir quelque chose d’éloigné de mes propres activités pour éviter qu’Oriane ne devienne une sorte d’alter ego. C’était un bon moyen de prendre de la distance.</p> <p><strong>Comment avez-vous réussi à restituer de façon aussi convaincante les tics de langage, l’attitude très entière propre à l’adolescence, mais aussi une forme de mal-être, de crainte du jugement sans doute exacerbée par ce qu’elle vit?</strong></p> <p>C’est venu très naturellement. J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. Ensuite j’ai quand même ajouté des retours à la ligne, mais comme Oriane a de la peine à dire tout ce qu’elle pense, je trouvais intéressant de maintenant le flou entre dialogue et pensée, pour que le lecteur puisse se demander si elle l’a réellement dit ou juste pensé et si elle a été entendue. Ce qu’elle dit s’inscrit dans une continuité par rapport à son flux de pensée.</p> <p><strong>L’histoire se déroule dans un milieu social très modeste: est-ce que la précarité économique excuse en partie le dérapage du père?</strong></p> <p>Je ne pense pas qu’elle l’excuse, mais elle l’explique. J’avais quand même envie qu’il y ait d’autres solutions, par exemple solliciter l’aide de la grand-mère. Mais les alternatives sont maigres. Maintenant que j’ai travaillé comme assistance sociale, je développerais ces problématiques autrement. 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Tiffany Jaquet © DR
En quoi le métier de prof a-t-il évolué ces dernières décennies?
L’école vaudoise est en mutation depuis des décennies. Après EVM, Harmos a introduit d’importantes réformes en vue d’harmoniser les systèmes scolaires dans toute la Suisse, mais les cantons n’y ont pas tous adhéré.
Le nouveau plan d’étude avec des directives précises sur les objectifs à atteindre, les tests les évaluations a chamboulé les anciens profs habitués à plus de liberté. J’ai un collègue qui a pris la retraite anticipée parce qu’il s’y retrouvait plus. Il avait l’impression d’avoir changé de métier.
Dans votre livre, vous décrivez une classe particulièrement ingérable. Vous êtes-vous inspirée de votre expérience d’enseignante?
Oui, mais c’est rare qu’on ait toute la classe qui vienne perturber le cours. Ce sont souvent un ou deux élèves qui mettent le souk, qui rendent l’atmosphère et le travail compliqués. On entend dire que 10% des élèves prennent 90% du temps du prof. Il suffit parfois de régler le problème d’un élève pour que l’atmosphère s’apaise.
Qu’est-ce qui se cache derrière un comportement de cancre?
Quand un comportement diverge de la masse des élèves, par la violence, le besoin d’attirer constamment l’attention ou au contraire par un excès de timidité et une mise à l’écart, c’est le signal d’un mal-être, d’un problème familial, relationnel ou d’estime de soi.
Est-ce aux profs qu’il incombe de régler ce genre de problème?
C’est leur rôle de repérer ce qui ne va pas. Les profs passent plus de temps avec les élèves que les parents. Mais ce n’est pas à eux de gérer. Il y a des personnes ressources à qui ils peuvent s’adresser pour trouver une solution: psychologue ou infirmière scolaire, coach, médiateurs.
Quels genres de problèmes mettez-vous en scène dans votre roman?
La vie en dehors de l’école a un impact sur le travail en classe. J’ai essayé de la décrire dans le livre. Par exemple à travers le personnage de Yassine qui doit subvenir aux besoins de sa famille parce que la maman est alitée et le père absent. Il manque les cours pendant plusieurs semaines jusqu’à ce que sa tante puisse garder ses frères et sœurs.
Le personnage de Timéo en revanche a une famille assez typique, mais un petit frère autiste qui accapare l’attention de ses parents. Il compense en essayant de se faire continuellement remarquer en classe.
Comment avez-vous travaillé la polyphonie pour que le lecteur sente les différences de personnalité des narrateurs?
J’ai essayé de donner un vocabulaire à chaque personnage, à restituer la langue que j’entends en classe par un travail sur la grammaire, la structure des phrases dans les passages narrés par des élèves. Ça ne convenait pas toujours à mon éditeur, j’ai dû lutter pour imposer certaines expressions, la couleur du langage des jeunes. Il fallait que ça reste lisible pour un lecteur lambda.
Y a-t-il parfois des relations difficiles avec les parents d’élèves?
Oui souvent, la communication est difficile à mettre en place. J’ai entendu des collègues se plaindre des parents qui outrepassent leur rôle. Les parents revendicateurs sont ceux des élèves de la voie supérieure, ils suivent la scolarité de leurs enfants de plus près.
Moi j’ai plutôt enseigné dans la voie générale où les parents font davantage confiance à l’enseignant. J’ai eu affaire à des parents désemparés qui avaient lâché prise et ne savaient plus comment gérer les problèmes de leurs enfants. Plusieurs fois, des parents ont fondu en larme. Chez les immigrés notamment, il y a des parents qui ne connaissent pas du tout le système scolaire.
Est-ce que l’école garantit vraiment la mixité sociale?
Comme l’école s’organise en fonction du domicile des élèves, la mixité des classes correspond à celle des quartiers. Dans mon roman, il y a une vraie mixité. J’ai voulu créer un univers pour chaque personnage, quitte à tomber parfois volontairement dans le cliché, pour isoler chacun dans son carcan et permettre au lecteur de se reconnaître dans tel ou tel personnage.
Quels moyens les profs ont-ils pour imposer leur autorité?
Les anciens collègues diraient qu’il y en a de moins en moins. Les classiques, c’est la punition écrite à faire à la maison, l’exclusion de la classe, les heures d’arrêt (qui punissent le prof en même temps), mais à la longue, elles perdent leur effet dissuasif et ne règlent pas le problème.
Qu’est-ce qui est perçu comme un dérapage grave de la part d’un prof?
Un geste physique violent contre un élève, une claque, empoigner un élève. Tout contact physique peut être perçu comme un pas en trop, qu’il soit bienveillant ou malveillant.
À quelle sanction s’expose un prof qui dérape?
Il peut être viré quand ça va très loin. Faire l’objet de poursuites pénales. En tant que fonctionnaires, on est quand même protégé par l’Etat, il faut un geste assez fort. Crier, jeter des objets, ça ne suffit pas. Dans mon roman, le prof est muté dans un établissement beaucoup moins prestigieux.
Quelles formes prend aujourd’hui le bizutage entre élèves?
Aujourd’hui, il prend la forme d’un harcèlement sur les réseaux sociaux. C’est difficile à repérer pour les adultes, ça se passe souvent en dehors de la classe, tard dans la nuit. Les élèves sont constamment en interaction sur leurs téléphones. Autrefois, on était tranquille une fois à la maison, maintenant c’est 24h sur 24.
Quel impact les nouvelles technologies ont-elles sur l’enseignement?
Elles mettent les enseignants en porte-à-faux, parce que l’école a toujours un temps de retard sur la société. Elle aimerait suivre le mouvement technologique et à s’équiper en matériel, mais les communes ne lui en donnent pas toujours les moyens. L’enseignant est souvent largué. Il faut une formation aux nouvelles technologies pour se mettre à jour avec toutes les évolutions technologiques et les outils que les élèves utilisent au quotidien. J’enseignais dans un collège où on avait encore le rétroprojecteur et le tableau noir, alors que d’autres utilisent les ordinateurs, des tableaux interactifs où on peut projeter l’écran de l’ordi, des tablettes.
Dernière rentrée, Tiffany Jaquet, Ed. Plaisir de lire.
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Dans mon roman, le prof est muté dans un établissement beaucoup moins prestigieux.</p> <p><strong>Quelles formes prend aujourd’hui le bizutage entre élèves?</strong></p> <p>Aujourd’hui, il prend la forme d’un harcèlement sur les réseaux sociaux. C’est difficile à repérer pour les adultes, ça se passe souvent en dehors de la classe, tard dans la nuit. Les élèves sont constamment en interaction sur leurs téléphones. Autrefois, on était tranquille une fois à la maison, maintenant c’est 24h sur 24.</p> <p><strong>Quel impact les nouvelles technologies ont-elles sur l’enseignement?</strong></p> <p>Elles mettent les enseignants en porte-à-faux, parce que l’école a toujours un temps de retard sur la société. Elle aimerait suivre le mouvement technologique et à s’équiper en matériel, mais les communes ne lui en donnent pas toujours les moyens. L’enseignant est souvent largué. Il faut une formation aux nouvelles technologies pour se mettre à jour avec toutes les évolutions technologiques et les outils que les élèves utilisent au quotidien. J’enseignais dans un collège où on avait encore le rétroprojecteur et le tableau noir, alors que d’autres utilisent les ordinateurs, des tableaux interactifs où on peut projeter l’écran de l’ordi, des tablettes.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w175/1565005041_index.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h4><em>Dernière rentrée</em>, Tiffany Jaquet, Ed. 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1 Commentaire
@Seb 10.08.2019 | 13h10
«Intéressante interview. Elle donne envie d'acheter et lire le livre. Ce que je vais faire.»