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Actuel / «Mascarade malhonnête» et «fête d’ivrognes»

Bon pour la tête

9 janvier 2019

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Les autorités et les milieux piétistes affrontent la Confrérie des Vignerons. La célébration et ses divinités font l’objet d’attaques.



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Un article de Guillaume Favrod, paru dans le mensuel romand d’histoire et d’archéologie Passé simple (décembre)


Aux 18e et 19e siècles, l’intégration des divinités suscite de nombreuses critiques. La Confrérie doit successivement faire face aux réticences internes, à la censure politique des autorités, aux attaques des milieux piétistes formés de personnes très protestantes, puis à celles des milieux abstinents.

Bacchus sur son tonneau, Fête des Vignerons de 1889. © Archives de la Confrérie des Vignerons.

En 1730, certains membres de la Confrérie des Vignerons se montrent perplexes face à l’innovation que représente Bacchus. Le Conseil doit donc trouver un moyen pour faire accepter la présence du dieu et la pérenniser. Il décide d’intégrer gratuitement en son sein les fils de membres qui incarnent la divinité. Cette gratification donne rapidement à la charge une valeur honorifique, qui l’ancre durablement dans la parade. Cependant, la société ne doit pas uniquement convaincre les siens. Elle doit également justifier son activité et ses choix «innovants» auprès de Leurs Excellences de Berne. En 1747, un «Compliment de Cérès» est rédigé pour accompagner l’introduction de la nouvelle divinité. Consigné dans le Premier Manual de la société en date du 23 août 1747, ce discours vise à légitimer l’utilité de la Confrérie. Il ancre les origines de la Confrérie dans une tradition hors du temps, hors de l’histoire et donc hors de la politique. Cette position l’incite à utiliser des allégories antiques en référence à ses origines et à sa vocation.


À la fin du 18e siècle, la société et ses cortèges sont régulièrement soumis à la censure des autorités bernoises. Les idées politiques qui agitent l’Europe gagnent peu à peu les terres vaudoises. Les baillis successifs veillent à ce qu’aucun foyer révolutionnaire ne naisse dans le baillage. La Confrérie des Vignerons est en première ligne et, après la Révolution française en 1789, les parades sont étroitement surveillées. Elles sont menacées d’annulation, mais finalement maintenues sous pression des membres de la Confrérie et de la population. En 1797, la société s’apprête à célébrer sa première manifestation portant le nom de Fête des Vignerons. Louis Levade, fraîchement élu abbé, souhaite avec le concours de plusieurs conseillers, «admettre à la parade une division relative à la Paix, considérant que quoi qu’elle ne soit pas analogue à l’agriculture, la Paix lui est toujours favorable» (Manual 3, 3.7.1797). Le tableau est soumis à l’appréciation des autorités qui le censurent immédiatement. Dans une longue lettre, le bailli de l’époque, Beat Emanuel Rudolf Tscharner, adresse à l’abbé les raisons de ce refus. Le Bernois y loue la société et sa fête frugale, l’encourageant à ne rien changer, car «tout y était purement et simplement dédié à Cérès et à Bacchus, sans entrer dans aucun écart militaire ni politique» (Manual 3, 9.7.1797). La Confrérie se plie aux demandes de son excellence. Les textes des chansons et le discours officiel de l’abbé sont relus afin d’éliminer les éléments allégoriques pouvant évoquer des idées révolutionnaires. Les costumes ne pourront contenir que du vert ou du blanc, alors couleurs de la société. Les péripéties qui mènent à la création du canton de Vaud mettent un terme à la censure politique qui frappe la Confrérie. Mais elle doit alors faire face à l’anathème des piétistes.

L’affiche de la Fête des Vignerons de 1889. © Archives de la Confrérie des Vignerons.

«(C)’est un scandale public que de rendre, dans un pays chrétien, un culte aux faux-dieux, qui est une offense à la morale, à la décence, au bon goût, à toutes les saintes traditions de la vertu» s’exclame Herminie Delajoux, l’une des protagonistes de la pièce de René Morax, Le Choix d’une Déesse de 1905. L’intrigue de cette comédie se déroule en juin 1797, quelques semaines avant la première Fête des Vignerons. Le metteur en scène vaudois parodie les milieux piétistes veveysans qui se sont opposés à la manifestation dès le 18e siècle. La «mascarade malhonnête» qu’elle représente rompt avec l’austérité rigoriste à laquelle se plie une part de la bourgeoisie veveysanne.

Intervention de l’armée

Si ces protestants sévères agissent généralement de façon discrète et réservée, la situation dégénère en 1833 lorsqu’un groupuscule piétiste distribue massivement une brochure frappant d’anathème la Fête et ses participants. Si ce document semble aujourd’hui perdu, son existence est corroborée par la narration des événements qui s’ensuivirent dans plusieurs chroniques et journaux. Le texte de cette brochure est retranscrit partiellement dans les Notes Historiques sur la ville de Vevey (1890) du pasteur Alfred Ceresole. La publication crée quelques tensions. Des pasteurs et catéchètes interdisent aux enfants de se rendre à la Fête, la qualifiant de fête païenne. Malgré tout, la manifestation se déroule sans incidents. Les seuls aspects visibles de ces tensions sont les volets clos des habitations des opposants à la fête sur les rues où passent les cortèges et sur la place du Marché où se déroule la Fête.

Ce n’est que deux semaines après la manifestation, le 29 août, que la situation prend un tour alarmant. Se rendant à l’une de leurs réunions, plusieurs piétistes sont interpelés par des Veveysans irrités. La rencontre se transforme en échauffourée et un pasteur est poursuivi par une foule que magistrats et gendarmes ne parviennent pas à calmer. L’affaire remonte jusqu’au Conseil d’État. Comble pour la Fête qui se veut célébrée uniquement en temps de paix, une enquête est instruite sous la surveillance de trois compagnies militaires venues de Lausanne et de Morges. La procédure mène à la fermeture du groupuscule piétiste et la Confrérie des Vignerons publie un exposé des événements, qui est distribué dans tout le canton. Les Manuaux de la Confrérie ne mentionnent pas d’autres affrontements. Il semble que des volets soient restés clos lors de plusieurs éditions. La Gazette de Lausanne du 12 août 1889 évoque:

«Il nous revient qu’une fraction, minime il est vrai, presque imperceptible, de notre population a blâmé ces réjouissances au nom de la religion.»

Bacchanale très masculine de la Fête des Vignerons de 1865.  Photo: F. de  Jongh. © Archives de la Confrérie des Vignerons.

Au 20e siècle, la «mascarade malhonnête» est entrée dans les mœurs. Mais c’est désormais la «fête d’ivrognes» qui irrite les milieux abstinents. Dans le Huitième Manual de la Société (1897-1930), il est fait mention par trois fois (en 1905 et 1927) de requêtes adressées par la Croix Bleue et la Société de l’Avenir de Lausanne au Conseil de la Confrérie des Vignerons. Les exigences sont claires:

«La société de la Croix bleue, ainsi que la société de l’Avenir de Lausanne, envisageant la possibilité de la célébration d’une Fête des Vignerons, demandent aux conseillers de supprimer dans le programme de la Fête tout ce qui représenterait l’ivrognerie et les excès de boissons alcooliques» (Manual 8, 4.11.1925).

Les conseillers accordent peu d’attention à ces demandes. Ils ne font guère plus que prendre acte des missives. Dans le pays des carnotzets et du chasselas, la figure de Silène a la peau dure.

Néanmoins, la Confrérie des Vignerons affirme à plusieurs reprises qu’elle organise une célébration des vignerons-tâcherons et de leur travail et non pas une fête des vendanges ou une foire aux vins (qui a bien lieu en novembre à Vevey depuis le début du 20e siècle). À l’occasion de la Fête des Vignerons de 1977, le journaliste Richard-Édouard Bernard rédige une Lettre de Noé au Sieur Silène. Il y rappelle que les deux figures n’ont «jamais trinqué qu’à la gloire du Très Haut…»

La cérémonie du couronnement. Gravure de François Bocion, 1851. Archives de la Confrérie des Vignerons.


Bacchantes à moustaches

L’apparition de Cérès en 1747 n’est pas synonyme de l’entrée des femmes dans les parades de la Confrérie des Vignerons. Incarnée par un homme travesti, la déesse est interprétée par une femme bien des décennies plus tard. Lors de la parade de 1762, les indications sont claires (Manual 2, 20.7.1762): «Il n’y sera non plus admis, ni femme, ni fille, à prétexte d’effeuilleuses.» On pourrait croire que les mœurs s’adoucissent à la fin du 18e siècle lorsque des jeunes femmes incarnent Cérès, Palès, les effeuilleuses et les vendangeuses. Néanmoins, l’interdit frappe encore les bacchantes, les faneuses et les moissonneuses en 1819. L’argument est le suivant: «Les femmes ne pouvant supporter les fatigues comme les hommes, on décide que les bacchantes, faneuses, moissonneuses se seront des hommes et non des femmes.» (Manual 4, 10.5.1819). Dans les descriptions antiques, les bacchantes accompagnent Dionysos dans ses péripéties indiennes et égyptiennes. Ces jeunes femmes célèbrent ses Mystères, où elles dansent dénudées et frénétiques, vêtues de peaux de fauves, plongées dans une extase mystique. Il faut croire que les conseillers de la Confrérie des Vignerons ont souhaité éviter tout scandale. Par ce subterfuge, il était possible d’intégrer ces personnages indissociables de la narration bachique. Néanmoins, il faudra attendre plus d’un siècle et la mise en scène de René Morax en 1905 pour que les bacchantes soient incarnées par des femmes.


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