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Actuel / Colombie: la difficile réconciliation

Yves Magat

4 décembre 2018

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San Juan Nepomuceno, Colombie. Dans les Montes de Maria, il est difficile de partager un moment autour d’un café sans que chacun ne relate un tragique événement qui lui est arrivé entre 1994 et 2005. Cette période marque le sommet de la violence dans une des régions les plus touchées par ce qu’on appelle pudiquement en Colombie le «conflit armé»: 4000 morts, 56 massacres, 200'000 personnes déplacées seulement dans cette sous-région caraïbe. Plus de 100'000 habitants sur 500'000 dans cette région sont aujourd’hui considérés par le gouvernement comme victimes de la violence et donc sujettes à une indemnisation.



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Avec force mimique, Luis Enrique explique qu’un soir un groupe de guérilleros vient frapper à la porte de sa ferme pour lui demander de recharger quatre téléphones: «Je ne pouvais pas dire non… ». Mais quelques heures plus tard, il entend des pas: «C’était les paracos!» (milices paramilitaires de droite). Immédiatement, il arrache les téléphones de leurs prises, les met dans un sac en plastique et les enterre dans sa cuisine. Les miliciens entrent et ne découvrent rien de suspect. Quelques heures passent et les guérilleros reviennent. Il extrait alors de sa cachette le sac de téléphones pour les remettre à charger en tremblant. Quinze ans plus tard, il raconte cette anecdote avec humour mais sur le moment il savait qu’il avait risqué deux fois sa vie.

Localisation de la sous-région des Montes de Maria

Population prise en otage

Les Montes de Maria ne sont pas une région productrice de coca ou de marijuana. C’est toutefois un couloir stratégique vers la côte caraïbe: exportation de drogue et importation d’armes. Et depuis des décennies, les petits paysans de ces collines offrent une résistance aux projets de monoculture (huile de palme, teck) et aux velléités d’annexion des terres par les grands éleveurs de bétail. Dans les années 90 ces derniers font appel à de gros bras pour écraser les voix paysannes. De leur côté, plusieurs mouvements de guérillas (FARC, ELN, EPL, PRT, CRS, ...) croient trouver ici le terreau dont ils sont friands sans pour autant demander l’avis des paysans qui ne les voient pas arriver d’un bon œil. Et c’est le cercle infernal qui commence: une guerre de positions acharnée qui prend la population civile en otage. Toute personne obligée d’aider l’un ou l’autre des groupes armés est immédiatement considérée comme complice de l’adversaire et en général exécutée. Puis les soldats entrent dans la danse avec une option marquée en faveur des paramilitaires qui sont pourtant responsables de la majorité des massacres.

Dans les montes de Maria, quelques maisons conservent leur toit de palme traditionnel. © Yves Magat


A partir de 2005, la guérilla est ici décimée par l’armée puis un accord est signé par le gouvernement de Alvaro Uribe avec les paramilitaires qui acceptent de rendre les armes. Des programmes sociaux sont mis en place et la violence disparaît peu à peu. Mais les plaies sont longues à cicatriser.

Hector Gazabon a vécu de près ces événements. Journaliste dans une radio locale de San Juan au plus fort de la violence, il voit un jour des paramilitaires entrer dans le studio et abattre sous ses yeux en direct l’invité qu’il interviewait. Aujourd’hui, il agit surtout comme médiateur dans le processus de réconciliation en cours:

«De nombreux villages sont encore catalogués de gauche ou de droite même si tout le monde sait qu’il s’agissait juste d’obéir à un ordre reçu, le fusil dans le dos. Il fallait donner des aliments ou de l‘eau à n’importe quel groupe armé qui se présentait. Les relations familiales ont été brisées, les enfants ont grandi avec des traumatismes, beaucoup de monde est encore affecté psychologiquement par le conflit. Comme les gens n’ont toujours pas eu l’occasion de passer par un processus de pardon et de réconciliation, ils portent en eux leurs peines et leur haine chargée de doutes.»

Hector Gazabon agit comme médiateur dans le processus de réconciliation. © Yves Magat

Mais Hector Gazabon est malgré tout optimiste: «Peu à peu, la société civile, avec l’aide d’organisations paysannes ou de défense des droits humains, nous a déjà permis d’atténuer les tensions et d’avancer dans un processus de réconciliation sans attendre l’appui des autorités. Des rencontres entre ex-guérilleros et ex-paramilitaires ont déjà eu lieu; et même avec des membres des forces armées qui ont aussi participé à ce cycle de violence.»

Commission de la vérité

C’est dans ce contexte difficile que doit agir la Commission de la vérité dont le mandat d’enquête a officiellement commencé le 28 novembre dernier. Sur le modèle sud-africain, elle a trois ans pour tenter de faire la lumière sur les exactions commises en Colombie pendant des décennies. C’est évidemment mission impossible mais c’est une démarche symboliquement forte et importante pour le pays, deux ans après la signature des accords de paix avec la guérilla des FARC. D’ailleurs, Hector Gazabon se montre moins critique que d’autres sur ces accords: «Ils ne sont pas appréciés à leur juste valeur. Ils ont quand même permis de mettre fin à 60 ans de guerre et de saisir dix mille fusils qui n’ont plus tiré une seule balle. Les commandants des FARC, en tout cas ici dans les Montes de Maria, font preuve de bonne volonté mais c’est difficile car ils ont toujours dans le cerveau le chip de la guerre. Quant aux simples guérilleros, ils se demandent encore comment va les recevoir la société civile et comment ils vont trouver un emploi. Et surtout ils avaient en tête la volonté de réaliser des transformations sociales par les armes alors que maintenant ils se trouvent confrontés au quotidien de toute famille colombienne», ajoute Hector Gazabon.

De petites villes dans un milieu rural caractérisent les Montes de Maria. © Yves Magat

Les réticences de l’actuel président Iván Duque à l’égard d’accords qu’il estime trop généreux pour la guérilla ne favorisent pas ce processus. Et le gouvernement colombien est toujours confronté à deux carences fondamentales qui rendent difficile la pacification du pays: l’absence de l’état dans de nombreux territoires abandonnés par les FARC et reconquis par des groupes armés criminels ainsi que la croissance de la production de cocaïne génératrice de milliards de dollars capables de corrompre tout et n’importe qui.


Des femmes parlent pour revivre

L’association Narrar para vivir (Raconter pour vivre) propose de la formation professionnelle en couture et un soutien psychologique à 840 femmes des Montes de Maria. Elles ont toutes perdu un mari, un père, un fils ou un autre membre de leur famille entre 1994 et 2005. Plusieurs ont subi des violences sexuelles ou ont dû fuir leur village, comme huit millions d’autres personnes déplacées en Colombie à la suite d’exactions ou de menaces des milices paramilitaires et des différentes guérillas. Marise Carbona fait partie des quatre premières femmes qui ont intégré l’association à sa création en l’an 2000:

«J’étais brisée car on venait de tuer deux de mes oncles le même jour. Mon gendre a dû s’enfuir. Ce fut un traumatisme. On avait tellement peur qu’on ne dormait plus, on ne mangeait plus. Si on sortait de chez soi, on craignait d’être assassinés. On est tous tombés en dépression.»

Marise Carbona rencontre alors d’autres femmes dans la même situation. «Nous sommes une organisation de femmes qui s’entraident en racontant ce qui leur est arrivé et qui se forment sur le plan professionnel», explique-t-elle. Grâce à l’intervention personnelle de l’ancien président Santos et à l’action de la fondatrice de l’association Mayerlis Angerita Robles, un atelier de couture est installé dans chacune des quinze communes des Montes de Maria. La vente des travaux de couture permet à ces femmes de subsister tant bien que mal.

Marise Carbona a pu recommencer à vivre grâce à une association locale de femmes. © Yves Magat

Violences sexuelles

La responsable de la section locale de San Juan Nepomucena, Eudalia Escalante Pinto, est aussi revenue de loin: «On n’allait pas jouer aux pauvres victimes. Nous nous considérons comme des survivantes du conflit armé.» Plusieurs femmes se sont formées en psychologie et en droit pour aider les autres qui n’osent pas encore parler de ce qui leur est arrivé. «Mais nous savons qu’elles finiront par s’exprimer et s’en sortir car une femme qui parle peut guérir de ses traumatismes de la guerre», ajoute-t-elle. Ce n’est toutefois pas toujours facile de parler de viol dans une société rurale plutôt conservatrice et machiste. «Moi j’ai été victime de violences sexuelles, explique Eudalia Escalante Pinto, mais comme j’ai raconté mon histoire des milliers de fois, je peux maintenant en parler sans douleur et sans plus verser une seule larme!»


Chronologie d’une guerre

1964: naissance des principaux mouvements de contestation en réaction aux attaques contre les leaders paysans. Certains se transforment en guérillas comme les FARC, l’ELN et d’autres.

1970: naissance de la guérilla urbaine du M-19 après des élections présidentielles entachées de fraudes.

1976: montée en puissance du cartel de Medellín dirigé par Pablo Escobar.

1980: le M-19 prend en otages des diplomates pendant 61 jours à l’ambassade de République dominicaine, dont l’ambassadeur de Suisse.

1982: début des actions des milices paramilitaires liées aux grands propriétaires fonciers.

1985: extermination des membres de l’Union patriotique, un parti politique qui regroupait d’anciens guérilleros ayant accepté de rendre les armes.

1997: naissance officielle des milices paramilitaires AUC

1999: le président Pastrana accorde aux FARC une zone sanctuaire de la surface de la Suisse en échange d’un projet d’accord de paix (jusqu’en 2002).

2002: enlèvement de la candidate présidentielle Ingrid Betancourt, libérée par l’armée en 2008.

2003: début des négociations avec les paramilitaires. 30'000 acceptent de rendre les armes.

2012: début des négociations du gouvernement Santos avec les FARC à Oslo et La Havane.

2016 26 septembre: signature des accords de paix à Carthagène par le président Santos et le chef des FARC «Timochenko».

2016 2 octobre : Les accords de paix sont refusés en référendum national par 50,21% des voix.

2016 30 novembre: le parlement colombien accepte une nouvelle version des accords de paix après quelques retouches cosmétiques. 12'500 guérilleros commencent à rendre leurs armes et sont regroupés dans des zones de protection avec l’aide du CICR et de l’ONU.

2018 17 juin: Iván Duque, dauphin de Uribe et très critique à l’égard des accords de paix, est élu président de la République.

1er janvier 2016 au 17 novembre 2018: 486 responsables d’organisations indigènes, paysannes ou de défense des droits humains ont été assassinés en Colombie. (Source: Indepaz, Institut d’études pour le développement et la paix)

Statistiques du conflit (1964-2018)

Source: Unité du gouvernement colombien pour l’aide aux victimes


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