Actuel / Lettre ouverte à Pascal Décaillet
Pascal Décaillet est journaliste et entrepreneur. Il travaille notamment pour la chaîne Léman bleu. © DR capture d'écran/Léman bleu
Tu es un brillant journaliste, fort cultivé de surcroît. Tu connais comme peu l’histoire de l’Allemagne, de la France et de la Suisse. Tu aimes le débat. Alors débattons. Jour après jour, sur ton blog hébergé par la Tribune de Genève, tu dis ton allergie à la construction européenne que tu penses d’ailleurs en pleine décrépitude. Comme tant d’autres, tu diabolises «Bruxelles». Vibrant de patriotisme, tu exaltes l’identité des peuples que tu vois menacée par l’ouverture des frontières.
Tu es un conservateur qu’ébouriffe toute forme de mondialisation, pour ne pas dire cosmopolitisme. C’est une attitude conséquente. Alors on ne s’étonne pas de te lire sur les événements de Chemnitz. Tout est de la faute à Merkel qui, en automne 2015, a ouvert les portes au million de réfugiés qui erraient entre la Grèce, les Balkans, la Hongrie et l’Autriche. Des hommes, des femmes et des enfants qui fuyaient les guerres de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Peu à voir avec les Africains qui, pour la plupart, cherchent aujourd’hui à venir en Europe pour mieux vivre. Juste une question, cher Pascal Décaillet, maudire la chancelière, pourquoi pas, mais qu’aurais-tu proposé? Rassembler et enfermer les réfugiés dans des camps de concentration? Organiser une chaîne de charters vers Damas, Bagdad et Kaboul? Prétendre que cet accueil était une manœuvre pour fournir de la main d’œuvre bon marché aux affreux patrons allemands c’est une pirouette à la Mélenchon peu digne de toi. Bien sûr, cet apport est précieux dans un pays en déclin démographique. As-tu entendu, sur cette radio romande que tu pourfends, le reportage sur ces entreprises du Baden-Württemberg qui tournent avec l’aide des immigrants? Ils ne sont pas sous-payés comme tu le prétends et le chômage dans cet Etat est inférieur à celui de la Suisse, de beaucoup comparé à Genève. Mais voir sans cesse le machiavélisme chez cette fille de pasteur est-allemand qui dirige l’Allemagne, c’est une facilité.
Toi qui aimes tant l’Allemagne, tu devrais approfondir quelque peu ton analyse des événements inquiétants qui secouent la Sachse.
Dans la foule en colère de Chemnitz, il y avait certes peu de néo-nazis, mais ceux-ci ont été tolérés et portés par le mouvement. S’inquiéter de cela, ce n’est pas tomber dans l’angélisme bobo que tu ne cesses de dénoncer. Voir dans cette hostilité aux migrants la seule expression de la détresse sociale est un peu court. Entre parenthèses, le chômage n’est pas plus élevé en Sachse que dans la plupart des Etats de l’ouest. Depuis la chute du mur de Berlin, les Allemands de l’est ont le sentiment de n’être pas considérés par ceux de l’ouest. Leur pays a été reconstruit à coups de milliards, mais ses habitants ont le sentiment, justifié ou pas, qu’ils pèsent peu dans la République. A cela s’ajoute l’héritage de la période communiste. On n’y a pas appris la tolérance et encore moins la démocratie. Or celle-ci ne s’apprend pas en une ou deux générations. Le chemin est long. D’où la flambée de ce qu’il faut bien appeler la haine. Constater cela, ce n’est pas nier les problèmes que pose l’afflux d’étrangers, d’ailleurs interrompu maintenant. Toi qui aimes tant l’Allemagne, tu devrais approfondir quelque peu ton analyse des événements inquiétants qui secouent la Sachse.
Vision passéiste
Mais revenons à la Suisse. Cher Pascal, je suis stupéfait de voir que tu parais réjoui de la dernière initiative de l’UDC qui demande la fin de la liberté de circulation des personnes. Un texte qui, une fois de plus, ne fait pas la différence entre les échanges européens et l’accueil des autres migrants qui reste contrôlé et largement fermé. As-tu oublié ce qui s’est passé dans notre pays à la fin du 19ème et le début du 20ème? Une période de modernisation accélérée avec la construction des trains, le développement du tourisme et de l’industrie. Les frontières étaient ouvertes. Les étrangers aussi nombreux en proportion qu’aujourd’hui. La Suisse a toujours eu besoin d’ouverture pour progresser. Ah! oui, j’oubliais, tu n’aimes pas le mot progrès. Parce qu’il est maintenant jugé porteur, souvent à raison, de toutes sortes de dangers. Mais comment toi, l’humaniste conservateur, peux-tu t’enfermer dans une vision passéiste et mythologique?
Le non-sens du retour en arrière
Comment toi, qui a tant lu sur l’histoire, peux-tu idéaliser une Europe où chaque nation ne ferait qu’exalter ses particularités? Comment ignorer les périls du nationalisme? Défaire l’Union européenne? Et pour faire place à quoi? Il ne t’a pas échappé, j’espère, ce petit épisode d’actualité révélateur: le gouvernement nationaliste autrichien que tu as en sympathie veut donner sa nationalité aux Italiens germanophones du Tyrol du sud. Ce qui suscite la colère de Rome où siègent d’autres nationalistes! Tous sont d’accord pour refuser l’immigration mais prêts à se crêper le chignon entre eux. L’Europe de tes rêves, sans règles communes, sans efforts communs, sans affirmation commune face aux géants américains et chinois, ce sera un espace de tensions incessantes pour ne pas dire plus. L’Allemagne et la France se querelleraient à nouveau. La Pologne – elle commence déjà à le faire – réclamera des dédommagements gigantesques aux Allemands pour ce qu’elle a subi dans le passé. La Hongrie harcèlera la Roumanie qui compte une nombreuse population magyare. Les bisbilles comme celles qui couvent entre la Slovénie et la Croatie, ou l’Espagne et la Grande-Bretagne autour de Gibraltar, tourneront à l’aigre. Seule la «maison commune» européenne peut empêcher les divisions belliqueuses du passé. Ce projet ne menace d’aucune manière le caractère particulier des peuples, mis sur un pied d’égalité par les institutions. Certes les différences de niveau économique posent problème. Mais ne voir qu’elles, oublier l’effort énorme fourni par les Européens de l’ouest pour reconstruire les pays de l’est, ce n’est pas honnête.
Je ne te convaincrai pas, cher Pascal. Débattons pourtant. Pour ma part, je suis prêt à mieux considérer des désarrois identitaires qui jusque-là m’ont peu préoccupé. Puis-je, dès lors, espérer que tu diversifieras et nuanceras quelque peu tes sempiternelles rengaines anti-européennes?
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A l’initiative d’un infatigable, le Cheikh Khaled Bentounes, algérien, leader de la fraction minoritaire, humaniste et pacifiste de l’islam, le soufisme (300 millions de fidèles). Depuis quarante ans, explique-t-il, il parcourt le monde pour promouvoir le dialogue interreligieux, l’égalité hommes-femmes, la protection de l’environnement et la paix. Juste de beaux discours? </span></p> <p><span>Il a connu bien des échecs. Comme dans sa tentative de faire débattre des rabbins et des imams, comme dans ses espoirs de désamorcer l’interminable hostilité entre l’Algérie et le Maroc, ses deux patries. Il voit bien qu’un peu partout, c’est l’intérêt géopolitique qui l’emporte, camouflé ou pas sous des antagonismes religieux. Quelle patience! Mais la force de la pensée fait tourner la roue, pense-t-il. La reconnaissance de la dignité humaine, certes tant bafouée aujourd’hui, a aussi progressé au fil du temps. 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Informer les enfants sur la sexualité, d’accord, mais pourquoi pas aussi sur nos comportements individuels et collectifs entre tensions et rapprochements? Autrement dit, apprendre à se parler pour de bon. Se dire, pour citer le chef soufi, que «la paix, c’est plus que l’absence de guerre» ou «passer du je au nous». Mais évidemment il y a plusieurs façons d’interpréter le mot. Comme le faisait remarquer la vice-maire de Genève, Christina Kitsos: «Quand on prétend chercher la paix en prolongeant la guerre, c’est paradoxal!»</span></p> <p><span>Au Palais des Nations le débat volait haut. Mené par le cinéaste romand Philippe Nicolet, avec des intervenants et intervenantes d’horizons très divers. Entre autres Jakob Kellenberger, ex-diplomate et ex-président du CICR, fort de son expérience de négociateur («une négociation n’a de chance que si elle a le droit d’échouer»), penché sur la façon de «déradicaliser» un conflit, insistant sur la crédibilité des efforts dans la durée. 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L’histoire des nations peut diviser mais aussi réunir quand elle s’écrit avec d’autres, quand elle met en lumière l’entrelacs des civilisations au fil du temps. La culture de la paix s’enracine dans la culture tout court. Sans les livres, sans les philosophes, sans les arts, on reste prisonnier des certitudes bornées et des passions du présent.</span></p> <p><span>A noter que cette fin de semaine, ces préoccupations font <a href="https://2024.16mai.org" target="_blank" rel="noopener">l’objet d’autres discussions</a>, en divers lieux du bout du lac. Beaucoup ricaneront. Ils traiteront Bentounes de «doux rêveur» comme le fait le <em>Nouvel Obs</em>. Ils renverront ses amis de tous poils aux réalités terre-à-terre, à la raison cynique ou aux discours standardisés. Tout ce baratin pacifiste, c’est du brassage d’air, diront-ils. 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Parce que cette coopération militaire nous rassure dans des temps incertains? Parce que nous serions protégés au cas où les Russes se pointeraient à Romanshorn? Pour l’heure, leur «victoire» en Ukraine se borne à conquérir quelques villages à proximité de la malheureuse Kharkiv accablée de bombes. A quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec la Russie et de Belgorod, ville russe maintes fois atteinte par les drones et missiles ukrainiens que la défense antiaérienne ne parvient pas tous à intercepter. Mais voilà… tant de voix s’élèvent en Europe pour prédire que l’armada de Poutine va nous envahir! Alors que le Kremlin compte aussi ses morts, n’arrive plus à cacher ses difficultés à renouveler les effectifs, contraints d’aller chercher drones et munitions en Iran ou en Corée du Nord…</span></p> <p><span>Le constat politique, lui, n’est pas hypothétique mais bien réel. 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Syndicats et autorités politiques ont pourtant tout fait pour sauver l’entreprise historique, aux mains d’une multinationale qui compare avantages et inconvénients de chaque lieu de production. Ici, hauts salaires, franc fort et dans ce cas, retard technologique. Donc, départ. Chapeau aux travailleurs qui cherchaient des solutions, des innovations. Les voilà licenciés. Les messages de solidarité font du bien mais n’assurent pas leur avenir. Qu’ils puissent être aidés à rebondir.</span></p> <p><span>Est-ce à dire que notre pays est menacé de désindustrialisation comme il en est beaucoup question chez nos voisins? Gare aux réponses trop simples. Les faits. Face au secteur des services comptant les banques et les assurances, le tourisme, le commerce de gros et de détail, l'administration publique et les assurances sociales, qui pèse pour 75% du PIB, l’industrie résiste, avec environ 24% (contre moins de 14% en France!). 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Le groupe pharmaceutique Lonza, dont le siège est à Bâle mais le site de production à Viège, y a investi plus d’un milliard de francs. Un nouveau complexe de production high-tech fournit des solutions adaptées pour le développement et la fabrication de nouveaux médicaments. Ce site et ses possibilités inédites dans la pharma ancrent Viège et le Valais au cœur des chaînes mondiales de création de valeur. Les investissements dans la recherche et la formation ont joué un rôle majeur pour le développement économique du canton. A la génération précédente, c’est la HES, la Haute école spécialisée, qui a formé des ingénieurs précieux pour alimenter une industrie en plein essor. Petit à petit tout un écosystème propice à l’émergence d’idées innovantes s’est installé en Valais. La Fondation The Ark favorise l’établissement et l’éclosion de start-ups dans les domaines de l’informatique, de l’énergie, des sciences de la vie et de l’environnement. 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Ou leur politique dite verte conduira-t-elle à la décroissance? La concentration des efforts sur la course aux armements et l’aide à l’Ukraine, telle qu’elle est brandie aujourd’hui, peut aider certains secteurs industriels mais coûtera extrêmement cher. On articule à Bruxelles le chiffre de 100 milliards à cette fin d’ici 2029. Ce sera forcément au détriment d’autres attentes, dans les infrastructures, l’éducation, la recherche, la cohésion sociale. Sans compter que la transition écologique, nous assure-t-on, nécessitera en plus une pluie de milliards. Quelles priorités fixera le nouveau Parlement? Selon les choix, les retombées sur l’économie suisse seront différentes. Le surarmement de l’Europe ne nous rapporte quasiment rien, sa santé économique et sociale nous est bien plus bien profitable.</span></p> <p><span>Deuxième point. Le fonctionnement même de l’Union. Deux tendances s’affrontent. 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Jour après jour, sur ton blog hébergé par la Tribune de Genève, tu dis ton allergie à la construction européenne que tu penses d’ailleurs en pleine décrépitude. Comme tant d’autres, tu diabolises «Bruxelles». Vibrant de patriotisme, tu exaltes l’identité des peuples que tu vois menacée par l’ouverture des frontières. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Pieroc 22.09.2018 | 18h01
«Merci M. Pilet d'aborder de cette manière la question de l'avenir de l'Europe. Vaste question à laquelle on ne peut pas apporter de réponse toute faite.
Il faut en tous les cas tenir compte des expériences de l'histoire.
Par exemple, si l'on reprend le cas de la construction de la Suisse moderne, je constate qu'il a fallu les circonstances de la fin de l'Ancien Régime arrivé avec la Révolution française, puis avec les guerres de cette révolutions contre les puissances européennes, l'occupation des Cantons suisses, le régime du Directoire (centralisé sur le modèle français), la guerre civile entre Suisses, la pacification imposée par Napoléon avec l'Acte de Médiation, le retour partiel à l'Ancien régime, en 1815, sous forme de Confédération helvétique, neutre, avec tous les anciens cantons, les territoires alliés et sujets placés sur pied d'égalité. Puis, au fil de l'évolution intérieure de certains cantons (1830), le système fonctionnant de plus en plus mal, on arrive à la guerre civile du Sonderbund (1847) qui débouche sur la défaite des cantons conservateurs et catholiques et permet la mise en place de la constitution de 1848 (sur le modèle de la constitution des Etats-Unis, mais sans la fonction présidentielle, remplacée par un collège, le Conseil fédéral). Je laisse de côté ici les aspects de l'histoire économique de cette période.
Je ne dis pas que cette évolution est un modèle à suivre. Je veux juste souligner qu'un processus d'intégration nécessite du temps, connaît des péripéties, présente des risques et peut même échouer.
Que serait devenue la Suisse, si les cantons du Sonderbund, qui avait passé des alliances avec des puissances étrangères avaient remporté la victoire? La Suisse aurait-elle disparu, les zones linguistiques étant absorbées dans les Etats voisins?
Ainsi donc, dans votre lettre ouverte, vous mentionnez les risques du repli qui pourrait relancer les querelles entre nations dont l'Europe n'a que trop souffert, ainsi que les risques de la faiblesse face aux puissances d'une autre taille qui s'affrontent sur le plan mondial. Reste à trouver un chemin qui permettent aux Européens de trouver leur place, de se sentir solidaires, de ne pas paniquer face aux divers dangers, sans se calfeutrer dans un bunker d'où on ne voit plus rien, on n'entend plus rien et on attend la fin.»