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Culture / Silvie Defraoui, l’artiste qui sculpte le temps


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Figure majeure de l’art contemporain suisse, Silvie Defraoui propose jusqu’à la mi-mai un parcours lumineux au Musée des beaux-arts de Lausanne. Entre réalité et fiction, ses images plongent le visiteur dans une temporalité unique. Les vidéos, montages, toiles et sculptures murales participent à l’idée que la création échappe au temps et que l’art a besoin d’être vu pour exister.



Née à Saint-Gall en 1935, Silvie Defraoui formait avec Chérif Defraoui un binôme de pionniers et d’enseignants de l’art multimédia. Depuis la disparition de son époux en 1994, elle continue Les archives du futur, un projet qu’ils avaient entrepris ensemble et dont la quarantaine d’œuvres à Lausanne sont la prolongation.

Dans Le tremblement des certitudes, le titre résonant qu’elle donne à la visite de Lausanne, Silvie Defraoui parcourt ses 30 dernières années, culminant avec le confinement, qui a inspiré le titre, une période d’une intense créativité pour l’artiste, illustrée par l’œuvre, Ombres portées, qui termine l’exposition: derrière de grands voilages plane le danger de bêtes et reptiles tapis dans la végétation. La métaphore ne peut pas être plus claire, le clin d’œil aux périls de l’extinction non plus. Pourtant les images sont tirées de gravures du XVIème siècle.

A la croisée de l’histoire, de la poésie et de l’écologie, Silvie Defraoui crée des œuvres d’une intense efficacité. Plus il est discret, plus son art devient éloquent, ce qui la met à part de la scène artistique actuelle, mais contribue sans doute à sa reconnaissance ininterrompue, quasi-culte, depuis plus de 60 ans.

Dans son exploration des multimédias (vidéos, sculptures en néon, photomontages, encadrements géométriques) son travail se lit à plusieurs niveaux, mais sa marque de fabrique – et ce qui la rend si attachante – repose sur trois singularités:

Silvie Defraoui raconte des histoires...

... dont nous devenons les acteurs. Elle efface toute distance entre le visiteur et l’œuvre, à la façon d’un Marcel Duchamp qui annonçait que le spectateur est aussi important que l'artiste, sans lequel l’œuvre n’existe pas. Dans Résonances et courants d’air, 2009, la promenade dans une maison ibérique au charme figé dans le temps devient l’écrin de récits de Shéhérazade, contés par l’artiste elle-même.

«Nous sommes tous faits d’histoires», nous rappelle Elisabeth Jobin qui a repris le commissariat de l’exposition suite à la nomination de Laurence Schmidlin – qui a signé le catalogue – à la tête du Musée d’art du Valais. «Sans elles, on ne serait rien».

Silvie Defraoui chorégraphie les textes...

... qui deviennent le support d’une œuvre, à l’instar de Tide, «The thing you secretly dread the most always happens» (La chose la plus secrètement redoutée arrive toujours) extrait du journal du poète italien Cesare Pavese. Les mots tournent en boucle au sol autour d’un puits dans lequel déferle une suite de reflets d’images; la date de 1994, année de la disparition de son époux, ne laisse pas indifférent.

Dans La Rivière de 2009, superposée aux images d’une rivière d’eau et de feu, une citation énigmatique de Ralph Waldo Emerson, grand apôtre de l’individualisme, déferle à un rythme qui suspend le regard: «Les choses sont différentes de ce qu’elles ne sont pas.» Cette vidéo a réussi à tenir en haleine l’auteur de ces lignes pour une durée de 10 minutes, ce qu’aucune autre vidéo de cette longueur n’a jamais réussi à faire.

Silvie Defraoui sculpte le temps...

Le temps est le matériau dans lequel l’artiste façonne ses œuvres, autant de sculptures mobiles sous forme de vidéos et d’installation. Elle précise que «Archives du futur signifie regarder le présent pour savoir de quoi demain va être fait.»

Le temps devient la quatrième dimension présente dans tout son travail. Il s’invite dans les bâtisses abandonnées de la série Indices de variation (2002), ou dans l’immobilité brisée de Bruits de surface, une vidéo phare qui remonte à 1995 et dans laquelle des verres remplis de lait, écrans de souvenirs projetés, sont balayés au sol. Les sons de fracas remplissent tout l’espace.

Le tremblement des certitudes est certes chargé de sens, mais ce qui frappe d’emblée, c’est combien l’exposition est belle. Dès la première salle, d’immenses fleurs sont suspendues par devant des images qui nous renvoient aux catastrophes naturelles imputables à nos comportements, comme le tsunami de Natori, le barrage des Trois Gorges en Chine ou les inondations de Somerset. Elles appartiennent à la série Faits et gestes réalisée de 2009 à 2014 dans laquelle l’artiste nous rappelle que les fleurs, même fragiles, ont d’incroyables moyens pour se défendre. Loin d’un discours défaitiste, l’idée que la beauté est résistante appelle l’optimisme.

Des pointes d’humour apparaissent en filigrane. Des feuilles de papier défroissées (Plis et replis, 2002) par deux petites mains gantées de noir laissent progressivement apparaître, tel un bain révélateur, une actualité de personnages de carnaval, de soldats en guerre, d’un iguane et de Bouddha. L’assemblage bariolé suscite un sourire tendre, un peu grinçant.

L’exposition est profondément féminine, généreuse et sensuelle, mais il ne faut pas s’y tromper; elle est également ancrée dans des préoccupations politiques et écologiques majeures. Silvie Defraoui engage l’esprit sur lequel elle exerce une autorité, l’air de dire, «vous voyez, maintenant, prenez cette image et faites-en quelque chose.»

Présente lors du lancement de l’exposition dont elle a assuré la scénographie dans un tintamarre habile de juxtapositions, y compris sonores, Silvie Defraoui promène sa silhouette gracile, en dehors du temps. Son visage s’éclaire comme celui d’une enfant quand on parle de l’émotion ressentie devant ses œuvres. Elle sourit. Les images qu’elle sculpte dans le temps ont leur propre vie.


«Silvie Defraoui. Le tremblement des certitudes», Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, jusqu'au 21 mai 2023.

Consulter le guide visite.

A signaler: Silvie Defraoui invite la cinéaste Alexia Walther à converser avec elle sur l’art vidéo, le cinéma et la transmission, et à montrer des extraits de ses films et courts-métrages.
Une discussion modérée par Juri Steiner, directeur du MCBA. Jeudi 11 mai à 18:30, gratuit.

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