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Culture / Nicolas de Staël, portrait intime par sa petite-fille


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Dans un entretien exclusif, Marie du Bouchet livre un portrait inédit et intime de son grand-père. A l’occasion de l’exposition de Nicolas de Staël à la Fondation de l’Hermitage, sa petite-fille évoque l’élan créatif singulier qui a fait de lui un artiste majeur du XXème siècle, malgré sa disparition en 1955 à 41 ans et une œuvre toujours inclassable.



Marie du Bouchet, philosophe, ancienne productrice à France Culture, auteure de la monographie Nicolas de Staël. Une illumination sans précédent (2003), coordinatrice du Comité Nicolas de Staël et conseillère scientifique de l’exposition, est la fille d’Anne de Staël (1942), la fille que Nicolas de Staël (1914-55) a eue avec Jeannine Guillou (1909-46), une artiste française qu’il avait rencontrée au Maroc en 1937 et qui a joué un rôle déterminant dans la vocation et l’évolution du peintre.

Cet article complète Nicolas de Staël, la lumière vorace, paru le 8 mars.

Michèle Laird: A force de chercher, de toujours se renouveler, Nicolas de Staël manquait-il de confiance en lui-même?

Marie du Bouchet: Non, il était très sûr de lui. Il avait le don de la certitude: il savait qu’il avait quelque chose en lui. Dès son jeune âge, il a cherché à convaincre ses parents adoptifs d’avoir confiance en son choix de devenir artiste, malgré les réticences du père qui voulait qu’il devienne ingénieur, comme lui.

Par artiste, entendez-vous peintre?

Pas seulement. On se rend compte dans ses écrits de jeunesse, alors qu’il est en train de se constituer en tant qu’artiste peintre, que l’écriture reste très importante puisqu’il décrit toutes ses sensations.

Dans une édition récente des textes qu’il a écrits lors d’un voyage au Maroc et qui n’ont que récemment été trouvés (Le voyage au Maroc, Nicolas de Staël, Editions Arléa, 2023), on découvre qu’à 23 ans il était déjà capable d’exprimer un profond sentiment de la vie et qu’il percevait toutes les possibilités de la lumière. On voit la présence de sa future palette dans ses textes. C’est comme s’il constituait le tissu de sa perception.

Votre monographie nous apprend son immense culture, qui n’était pas réservée à la peinture.

Lecteur vorace, il aimait lire à voix haute à sa famille, Rimbaud, Baudelaire, Racine, Mallarmé… Il demandait même à sa fille Anne, ma mère, de faire comme lui. Il avait ce rapport à l’oralité et depuis toujours.

Vue d'exposition de Staël, Fondation de l'Hermitage, Poèmes. © M.L.

En 1951, de l’amitié intense entre de Staël et René Char naîtra Poèmes, un livre où quatorze gravures sur bois de l’artiste dialoguent avec les textes du poète, ici dans l'exposition.

La musique a également beaucoup compté pour lui, même si, curieusement, il ne peignait jamais en l’écoutant. Son intérêt pour les musiques vivantes le conduisait aux concerts du domaine musical tenu par Suzanne Tézenas à Paris avec Pierre Boulez. Sa dernière toile, Le Concert, 1955, immense (6 m de large), inachevée, a du reste été réalisée au retour d’un concert de musique contemporaine, juste avant sa mort.

Sa vaste correspondance, donne-t-elle des clés pour le comprendre?

C’est assez particulier, c’est comme s’il avait inventé sa propre langue tellement il voulait dire les choses exactement, comme il les ressentait. Il écrivait au rythme de sa pensée. Il se passe dans ses lettres exactement ce qui se passe dans sa peinture: il nous donne un moyen très précis d’entrer dans ses motivations intérieures. Il nous donne à lire, exactement comme il nous donne à voir.

Ndlr: Lettres 1926-1955 de Nicolas de Staël (présentation, commentaires et notes de Germain Viatte), édition augmentée 2016, Le Bruit du Temps. Lecture vivement recommandée, 700 pages.

Cherchait-il la célébrité?

Non, il était heureux de son succès, mais ce n’est pas cela qu’il cherchait, sinon il n’aurait peut-être pas pu s’approcher de ce qu’il avait à dire.

Etait-il dans la séduction?

Oui, il a accepté le jeu de la célébrité, mais en se préservant la force pour travailler. Il avait besoin des autres, il ne vivait pas en reclus, mais il ne cherchait pas à répondre aux attentes de ses amis.

Etait-il solitaire?

Un vrai solitaire, pour moi, c’est quelqu’un qui a besoin de personne. Ce n’était pas son cas. Le paradoxe, c’est qu’il avait à la fois cette perception intime, qui lui appartenait, mais il avait besoin d’être dans le partage; il ressentait en permanence la nécessité d’être dans un dialogue avec ses proches et en lien avec le monde. Par exemple, avec son ami Jean Bauret, à qui il montrait ce qu’il avait peint pour avoir son avis.

Comment expliquez-vous sa singularité?

Il a trouvé des rapports de couleur que personne ne savait faire. Son intérêt pour les mosaïques byzantines – ces tesselles où les couleurs s’expriment sur celles qui sont sous-jacentes, qui sont constamment mises en rapport les unes avec les autres – cela a donné une mobilité à ses œuvres.

Nicolas de Staël, "Fleurs" (détail), Paris, 1952, Huile sur toile, collection particulière

Cette singularité, a-t-elle posé un problème aux conservateurs et aux historiens de l’art?

De Staël a toujours suscité des doutes de la part des conservateurs qui se sentent mal à l’aise face à une singularité et à un propos pictural absolument unique, inclassable. Mais, les choses sont en train de changer avec ces rétrospectives. Le public, lui, n’a jamais été dérangé par le fait que de Staël n’appartenait à aucune école.

Son retour à la figuration, après sa période d’abstraction, en a pourtant dérouté plus d’un.

Pour moi, il s’agissait d’une évolution naturelle de sa peinture, pas forcément d’un retour à la figuration, mais d’une exploration de formes. Du reste, chez ce peintre-là, même l’abstraction reste ancrée d’une façon très particulière dans le réel, dans l’observation de la lumière et de la structure d’un espace réel. C’est vraiment le propre de son abstraction. Il était toujours à la limite de quelque chose de très concret.

Quelle était la place du dessin dans ses explorations?

Il travaillait le dessin et la peinture concomitamment, c’était vraiment un dialogue, sans que le croquis ne soit nécessairement préparatoire. Si le trait du dessin contient toute l’énergie de sa peinture, cela tient à sa capacité de synthèse – cette synthèse que l’artiste sait établir. On la retrouve dans ses dessins.

Il cherchait toujours cette lumière qui surgit du fond de la toile, ou du fond de la page du dessin. On peut dire que la simplicité du trait va lui permettre de travailler ce rapport à la lumière qu’il va poursuivre à travers la peinture.

Lors d’un voyage en Italie réalisé en août 1953 avec sa famille, et deux amies, dont Jeanne Polge, de Staël ne peint pas, il dessine.  A son retour, ces croquis formeront la base des paysages d’Agrigente et Syracuse réalisés avec des aplats de teintes éclatantes.

Nicolas de Staël, Sicile, dessiné sur le motif, 1953, Stylo-feutre sur papier, 32,2 x 26,2, collection particulière

Peut-être que je me trompe, mais je n’ai trouvé aucune ombre dans ses tableaux.

Si on prend Les Poissons, 1955, comme exemple, il y a des tâches noires qui pourraient être des ombres. Mais, c’est vrai, s’il y a ombre, elle prend une forme qu’on ne reconnait pas; elle devient un écho, un ricochet à l’objet, elle ne sert pas à l’inscrire par rapport à une position. J’ai l’impression qu’il avait une façon de poser les objets d’une façon finalement assez métaphysique: il transpose notre réel dans un espace pictural, il réussit à faire exister ces formes dans le monde de la peinture.

Il mesurait 1m97 et pourtant il travaillait sans chevalet.

Oui, il était toujours replié, accroupi, pour peindre ses toiles au sol. C’est très particulier et c’est une réflexion qu’on peut avoir sur son rapport à la toile et même au réel. Il y a un lien en permanence au sol. Il avait d’ailleurs toujours très mal au dos.

Les photos réalisées par Denise Colomb en 1954, devenues iconiques, nous laissent avec l’image d’un homme élégant, presque détaché.

Cela peut surprendre, mais il avait en réalité une personnalité rayonnante et très joyeuse. C’est pour cela d’ailleurs qu’on ne peut pas parler d’un peintre désespéré. C’était quelqu’un de très enthousiaste qui parlait tout le temps de joie, y compris dans sa correspondance. S’il rencontrait des moments de remise en question, la peinture l’entrainait vers la grande énergie qu’il recherchait, qu’il percevait et dont il a su nous rendre compte. Les spectateurs le sentent très bien aujourd’hui encore.

Comment se comportait-il avec son entourage?

Il y avait beaucoup de bonheur dans son couple avec Françoise (Ndlr: de Staël épousa Françoise Chapouton en 1946 après le décès de Jeannine Guillou, et avec laquelle il eut trois autres enfants), des déjeuners passionnants, des sujets toujours essentiels, enflammés, donc je pense que ça crée une vie extraordinairement dense et enlevée pour ceux qui vivent dedans.

En même temps, il pouvait être très colérique, voulant les choses telles qu’il les concevait au moment-même, et s’il y avait de la résistance, il le supportait mal. Comme l’explique ma mère, Anne de Staël, il était toujours en effraction, il forçait les choses. Ça, c’est un trait de caractère qui peut rendre les choses difficiles pour l’entourage.

Ce qui frappe dans sa correspondance, c’est combien il se préoccupait des autres.

Il avait une grande tendresse pour s’adresser à la mère de Françoise et à sa grand-mère; en fait, il les adoptait, pour sans doute se faire adopter lui-même, en tant qu’orphelin… Il était absolument charmant. Tout le monde l’aimait beaucoup. Il n’était pas du tout le genre d’artiste à qui on ne pouvait pas s’adresser, qui restait dans son mutisme. Il donnait énormément à tous ceux qui l’entouraient.

N’a-t-il jamais eu un sentiment d’échec pendant ses années de misère?

Jamais, il était comme tiré par la direction dans laquelle il allait. Le déroulement était très logique. Même dans le dénuement le plus total pendant la guerre, il n’en a jamais dévié.

Ressentez-vous sa présence dans sa peinture?

C’est curieux comme question, mais il est vrai que l’on peut avoir l’impression d’être en sa présence devant ses tableaux. Sans doute est-ce l’effet d’une émotion indéfinissable face à un élan artistique qui ne ressemble à aucun autre.

Nicolas de Staël, "Paysage avec figures" (détail) 1952, huile sur carton, 12 x 22 cm

Aidez-nous à comprendre ce qui a mené à son suicide. Votre maman, Anne de Staël – qui n’avait que 13 ans quand son père est mort et à qui il a adressé sa dernière lettre – explique que l’histoire d’amour malheureuse avec Jeanne Polge était une clé, mais pas la cause de sa disparition.

Nicolas de Staël n’était jamais dans la gratuité, il tendait toujours vers l’essentiel. Une telle intensité pouvait-elle durer? C’est fatiguant dix ans de recherches constantes, tous les jours sans répit.

Ndlr: plus de 1'000 tableaux et autant de dessins, dont 250 par année juste avant sa mort.

On peut comprendre son épuisement.

Le suicide était présent dans sa vie, il en était fasciné. Peut-être ne se voyait-il pas en vieux peintre. Il avait bien préparé son départ; il était passé chez le notaire avant son départ pour protéger sa fille, Anne, née en dehors du mariage. Peut-on parler d’un acte désespéré?

Il écrivait dans sa note d’adieu à son marchand, Jacques Dubourg, le jour de sa mort, le 16 mars 1955, qu’il n’avait plus la force de parachever ses tableaux.

Contrairement aux peintres qui ne nous donnent pas les mots pour comprendre, Nicolas de Staël s’est exprimé jusqu’au bout.

De Staël est-il resté plus intemporel que les autres?

C’est vrai, de Staël a cette chose étonnante, c’est qu’il reste éternellement jeune. Il est d’ailleurs mort jeune et c’est comme si sa jeunesse était restée imprimée dans sa peinture. On a d’ailleurs l’impression que certains tableaux ont été peints hier.

Nicolas de Staël, "Barques aux Martigues", 1953- 1954, Stylo-feutre sur papier, collection particulière


Pour en savoir plus, Nicolas de Staël, la peinture à vif, un documentaire réalisé par François Levy Keuntz.

En partenariat avec le Musée d’Art Moderne de Paris / Paris Musées.

Exposition jusqu’au 9 juin 2024 à la Fondation de l'Hermitage.

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