Culture / Les transformations actuelles des pratiques artistiques
Foire internationale d'art contemporain, octobre 2013, Paris. © Wikimedia Commons
L’ouvrage collectif «Entre mémoire et oubli», édité par L’Atelier contemporain, expose comment pour exister face au poids de l’histoire, l’art doit faire table rase du passé et s’en remettre au «présentisme» contemporain au point de s’en tenir parfois à des formes conceptuelles ne laissant d’autres traces que le document ou le certificat.
Constant thermomètre de nos inquiétudes, l’art contemporain est-il encore capable de nous donner la vraie température de nos velléités de sublimation? Est-on aussi proche de ce côté-là du dépôt de bilan? En arts, sous le règne du «présentisme», qu’en est-il de la théorie? Entre mémoire et oubli, édité par L’Atelier contemporain dans la collection Beauté, publication collective coordonnée par Camille Saint-Jacques et Eric Suchère, aborde ces questions et le dilemme de notre relation à la mémoire et à l’oubli en tentant d’en souligner la complexité, les multiples facettes et les innombrables contradictions.
Pour cela sont abordés l’histoire à la Renaissance (Michel-Ange, Aby Warburg), l’histoire au cinéma (Godard, De Sica), le rapport à l’histoire de la musique contemporaine (Christian Rosset), la place de l’art contemporain au Louvre, l’enseignement actuel de l’histoire de l’art en école d’art, et, enfin, la remise en question de la domination mondiale de l’art occidental.
La mémoire du passé nous hante, s’immisce dans nos esprits de mille manières. Bien au-delà de l’ordonnance didactique des salles des musées, l’art d’autrefois nous poursuit au point que certains d’entre nous aspirent de plus en plus à un salutaire oubli. Pour l’idéologie dominante de l’art contemporain, l’art doit faire table rase du passé et s’en remettre au présentisme. Et ceci, au point de parfois même s’en tenir à des formes conceptuelles qui ne laisseront d’autres traces dans l’histoire que des documents témoins allant de la photographie à une simple certification imprimée.
A l’école
Il semble que le dialogue entre l’art contemporain et l’art ancien soit totalement rompu dans les écoles d’art. Pour leurs étudiants, même des artistes aussi proches de nous que Picasso, Matisse, Kandinsky ou Klee n’existent pas. De l’art moderne, ils ne citent plus que Marcel Duchamp et parfois, mais rarement, Kazimir Malevitch, pour son Carré noir sur fond noir, explique l’enseignant Eric Suchère.
Ce nouveau paradigme date de 1969 et fait suite à l’exposition bernoise d’Harald Szeemann, Quand les attitudes deviennent formes! Et de nos jours, ce paradigme cristallise trois schémas de pensée: la table rase de Marinetti, le postmoderne pour lequel il n’y a plus ni présent ni passé et dans lequel, côté jugements de valeurs, tout se vaut, et enfin le règne du réseau informatique pour lequel le flux importe plus que toute œuvre matérielle.
En 1969 donc, dans la paisible Helvétie, l’art rompt avec tout passé et dorénavant se fait appeler «contemporain». Plus rien ne se sera plus jamais artisanal, savoir-faire, matières. Tout va devenir circulation de signes. Et lorsque l’on visitera une exposition, on ne le regardera plus, on la photographiera pour l’archiver dans son cloud.
Puis, ensuite, les dernières avant-gardes historiques se sont évaporées à la fin des années 70, ne survivant que comme disques rayés dans un monde où tout se vaut et où tout n’est plus que signes.
Aux archives
Karim Ghaddab nous apprend que les archives ont-elles aussi disparu dans le cloud. L’intégralité des œuvres est désormais publique, consultable et disponible en ligne. La différence entre l’œuvre et sa reproduction est frappée d’obsolescence. Du coup, par un retournement ironique, les temps sont devenus mûrs pour un développement d’admiration fétichiste pour le document traditionnel: classeurs métalliques, papier carbone, fiches cartonnées, bons de commande manuscrits. Le document est devenu vintage. Entre amnésie, fantasme, stratégie et fiction, le phénomène témoigne d’une mutation du regard porté sur l’histoire. «L’engouement pour le document est indissociable de la postmodernité. Désormais, le passé, l’histoire, la mémoire et même la réalité ne sont plus des évidences spontanément ressenties.» L’histoire est considérée comme étant un récit comme les autres. Le document n’est plus passion pour le passé mais espoir de pouvoir continuer à se projeter dans le futur. Très nombreuses sont les expositions collectives qui ont pris explicitement l’archive comme thème et nombreux aussi sont les artistes qui utilisent des fonds d’archives comme matériaux ou premier ou énième degré.
Oui, la prégnance remarquable des procédures liées à l’archive et au document dans les pratiques comme dans les analyses critiques et les dispositifs d’exposition sont l’un des marqueurs de l’activité artistique du XXIe siècle. La dévalorisation de l’objet physique s’accompagnant d’une survalorisation du discours allant même jusqu’au point où l’énoncé verbal remplace l’œuvre.
Au présent
Pour François Hartog, après 1945, suite à la Shoah et à Hiroshima, on ne peut plus adhérer à l’idée du progrès. Et c’est vers 1970 que l’on constate la perte définitive en une croyance en un futur. Dès les années 60, en Californie, la pratique généralisée du jogging était l’indice d’un refus de tout vieillissement et du désir de garder indéfiniment un corps impeccable. La mort était devenue totalement obscène. Et c’est ainsi qu’à partir des années 80-90, le présent a fini par apparaître comme la seule catégorie possible. Mutation renforcée par l’inouïe révolution technologique de l’époque, l’internet, promouvant immédiateté et aspiration à l’ubiquité. Depuis, seul le présent nous obsède encore, rongeant notre rapport à l’histoire et au passé. C’est ça le «présentisme». Ce régime d’historicité qui se résume au temps qu’il nous reste à vivre, à une accélération perpétuelle de tout et rien et à une innovation effrénée. Oui, notre pauvre monde est devenu inexorablement «présentiste»!
Au Louvre
Entre 2003 et 2013, Marie-Laure Bernadac a été chargée de l’art contemporain au musée du Louvre et dans sa contribution, elle explique que les expositions d’art contemporain y ont pour but d’attirer de nouveaux publics, de redéfinir le musée du XXIe siècle et de tenter de sauver (un peu) les grandes institutions muséales du tourisme de masse.
Le Louvre, à son origine, a été conçu pour les artistes vivants, écrit-elle. Delacroix, Picasso, Braque y ont décoré des salles. Des expositions thématiques, dont la magnifiquement réellement conceptuelle Copier-Créer de 1993 ou l’hallucinante Peinture comme crime de 2001, consacrée, entre autres, à l’actionnisme viennois, avant-garde autrichienne révolutionnaire, active entre 1962 et 1968, y ont eu lieu.
L’opération la plus novatrice fut, dit-elle, Contrepoint, dans laquelle Luc Boltanski se servit des objets perdus par le public: chaussures, sacs, pots de moutardes, montre, carte de métro, ours en peluche, etc. En quoi ces objets quotidiens, soigneusement catalogués à la manière d’objets archéologiques, sont-ils différents des objets quotidiens (chaussures, dés, vases) trouvés lors des fouilles sous le Carrousel?, demande Marie-Laure Bernadac.
Dans ton cloud! Le continent oublié de l’art actuel
Comment ne plus être le centre du monde? «Il en va du culte que notre époque voue aux objets d’art comme de celui des reliques au Moyen Age. Les reliques étaient au cœur de la pratique religieuse et puis, sous l’influence de la Réforme, elles ont peu à peu perdu de leur importance pour devenir un folklore désuet voire embarrassant pour l’Eglise elle-même.» L’Afrique, par exemple, n’a jamais eu le goût du musée et de la collection. N’est-ce pas cette absence de conservation qui est à l’origine de sa formidable créativité?
Depuis deux siècles, notre histoire de l’art occupe le passé, ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et invente et cautionne les seules valeurs admises. La crise actuelle de l’histoire de l’art ne provient-elle pas de ce qu’elle s’est inventée au temps des colonies, avec un marché archi dominant, contribuant à faire et à défaire les cotes à coup de colloques et de publications savantes, justifiant la supériorité d’un art occidental sur tous les arts autres réduits à un art anonyme, sans auteurs dignes d’être identifiés ou nommés?
Camille Saint-Jacques nous apprend que la totalité de ce qui s’est déployé comme peinture moderne s’est accompagné d’une production textuelle considérable alors qu’à présent, alors que nous disposons d’une masse d’images quasi infinie, nous voilà incidemment dépourvus de tout commentaire ou mode d’emploi sur celle-ci. Que pouvons-nous faire de tout ce bruit visuel? Comment sortir d’une histoire de l’art faite sur mesure pour un Occident dominateur? En remettant en cause la notion d’œuvre comme finalité de la création? De nos jours, relève Camille Saint-Jacques, l’art est pratiqué par des millions d’amateurs pour qui le culte fétichiste de l’œuvre originale n’a plus de sens et pour qui l’art est devenu une expérience, une attitude qui ne trace plus de frontière entre arts majeurs et arts mineurs, qui ne professe aucune théorie, qui n’a plus que des pratiques! Evidemment, du coup la quantité d’invendus est devenue proprement hallucinante. De plus, il ne s’agit pas de se leurrer, aussi incontournables que paraissent les stars d’aujourd’hui, demain elles seront elles aussi oubliées. Les questions de stockage, de conservation, d’héritage et de succession vont donc devenir de plus en plus pathétiques.
Même les peintres actuels les plus prétentieux posent parfois l’hypothèse que leur œuvre toute entière pourrait disparaître un jour dans une décharge.
Oui, montrer que l’art est avant tout une expérience, qu’il peut y avoir des artistes sans œuvre comme il y a des révolutionnaires sans révolution, est certainement l’un des enjeux esthétiques de notre époque. Ainsi qu’Harald Szeemann l’avait perçu dès 1969, la notion d’œuvre est désuète et en finir avec le fétichisme de la marchandise artistique passe par l’élargissement du domaine de l’expérience artistique.
«Entre mémoire et oubli», L’Atelier contemporain, 224 pages.
Avec des contributions de Jean-Christophe Bailly; Marie-Laure Bernadac; Giovanni Careri; François Hartog; Karim Ghaddab; Fabrice Lauterjung; Roland Recht; François Raison; Christian Rosset; Camille Saint-Jacques; Eric Suchère.
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La dévalorisation de l’objet physique s’accompagnant d’une survalorisation du discours allant même jusqu’au point où l’énoncé verbal remplace l’œuvre.</p> <h3><strong>Au présent</strong></h3> <p>Pour François Hartog, après 1945, suite à la Shoah et à Hiroshima, on ne peut plus adhérer à l’idée du progrès. Et c’est vers 1970 que l’on constate la perte définitive en une croyance en un futur. Dès les années 60, en Californie, la pratique généralisée du jogging était l’indice d’un refus de tout vieillissement et du désir de garder indéfiniment un corps impeccable. La mort était devenue totalement obscène. Et c’est ainsi qu’à partir des années 80-90, le présent a fini par apparaître comme la seule catégorie possible. Mutation renforcée par l’inouïe révolution technologique de l’époque, l’internet, promouvant immédiateté et aspiration à l’ubiquité. Depuis, seul le présent nous obsède encore, rongeant notre rapport à l’histoire et au passé. C’est ça le «présentisme». Ce régime d’historicité qui se résume au temps qu’il nous reste à vivre, à une accélération perpétuelle de tout et rien et à une innovation effrénée. Oui, notre pauvre monde est devenu inexorablement «présentiste»!</p> <h3><strong>Au Louvre</strong></h3> <p>Entre 2003 et 2013, Marie-Laure Bernadac a été chargée de l’art contemporain au musée du Louvre et dans sa contribution, elle explique que les expositions d’art contemporain y ont pour but d’attirer de nouveaux publics, de redéfinir le musée du XXIe siècle et de tenter de sauver (un peu) les grandes institutions muséales du tourisme de masse.</p> <p>Le Louvre, à son origine, a été conçu pour les artistes vivants, écrit-elle. Delacroix, Picasso, Braque y ont décoré des salles. Des expositions thématiques, dont la magnifiquement réellement conceptuelle <em>Copier-Créer</em> de 1993 ou l’hallucinante <em>Peinture comme crime</em> de 2001, consacrée, entre autres, à l’actionnisme viennois, avant-garde autrichienne révolutionnaire, active entre 1962 et 1968, y ont eu lieu.</p> <p>L’opération la plus novatrice fut, dit-elle, <em>Contrepoint</em>, dans laquelle Luc Boltanski se servit des objets perdus par le public: chaussures, sacs, pots de moutardes, montre, carte de métro, ours en peluche, etc. En quoi ces objets quotidiens, soigneusement catalogués à la manière d’objets archéologiques, sont-ils différents des objets quotidiens (chaussures, dés, vases) trouvés lors des fouilles sous le Carrousel?, demande Marie-Laure Bernadac. </p> <h3><strong>Dans ton cloud!</strong> <strong>Le continent oublié de l’art actuel</strong></h3> <p>Comment ne plus être le centre du monde? «Il en va du culte que notre époque voue aux objets d’art comme de celui des reliques au Moyen Age. Les reliques étaient au cœur de la pratique religieuse et puis, sous l’influence de la Réforme, elles ont peu à peu perdu de leur importance pour devenir un folklore désuet voire embarrassant pour l’Eglise elle-même.» L’Afrique, par exemple, n’a jamais eu le goût du musée et de la collection. N’est-ce pas cette absence de conservation qui est à l’origine de sa formidable créativité?</p> <p>Depuis deux siècles, notre histoire de l’art occupe le passé, ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et invente et cautionne les seules valeurs admises. La crise actuelle de l’histoire de l’art ne provient-elle pas de ce qu’elle s’est inventée au temps des colonies, avec un marché archi dominant, contribuant à faire et à défaire les cotes à coup de colloques et de publications savantes, justifiant la supériorité d’un art occidental sur tous les arts autres réduits à un art anonyme, sans auteurs dignes d’être identifiés ou nommés?</p> <p>Camille Saint-Jacques nous apprend que la totalité de ce qui s’est déployé comme peinture moderne s’est accompagné d’une production textuelle considérable alors qu’à présent, alors que nous disposons d’une masse d’images quasi infinie, nous voilà incidemment dépourvus de tout commentaire ou mode d’emploi sur celle-ci. Que pouvons-nous faire de tout ce bruit visuel? Comment sortir d’une histoire de l’art faite sur mesure pour un Occident dominateur? En remettant en cause la notion d’œuvre comme finalité de la création? De nos jours, relève Camille Saint-Jacques, l’art est pratiqué par des millions d’amateurs pour qui le culte fétichiste de l’œuvre originale n’a plus de sens et pour qui l’art est devenu une expérience, une attitude qui ne trace plus de frontière entre arts majeurs et arts mineurs, qui ne professe aucune théorie, qui n’a plus que des pratiques! Evidemment, du coup la quantité d’invendus est devenue proprement hallucinante. De plus, il ne s’agit pas de se leurrer, aussi incontournables que paraissent les stars d’aujourd’hui, demain elles seront elles aussi oubliées. 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Ainsi qu’Harald Szeemann l’avait perçu dès 1969, la notion d’œuvre est désuète et en finir avec le fétichisme de la marchandise artistique passe par l’élargissement du domaine de l’expérience artistique.</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1658402470_arton386.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="178" height="256" /></h4> <h4>«Entre mémoire et oubli», L’Atelier contemporain, 224 pages.</h4> <h4>Avec des contributions de Jean-Christophe Bailly; Marie-Laure Bernadac; Giovanni Careri; François Hartog; Karim Ghaddab; Fabrice Lauterjung; Roland Recht; François Raison; Christian Rosset; Camille Saint-Jacques; Eric Suchère.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'les-transformations-actuelles-des-pratiques-artistiques', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 314, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 2107, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Comment) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 4876, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Ci-gît un dessinateur en herbe', 'subtitle' => 'Né à Boulogne-Billancourt en 1955, Philippe Comar, pendant quasi 40 ans, a été professeur de dessin et de morphologie à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. 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Oui, de porter une attention soutenue à ce qui nous environne, car si le dessin, comme il l’écrit, déplie le visible, cela ne peut être que pour le pénétrer plus intensément.</p> <h3>Les débuts</h3> <p>Le dessin est une activité solitaire, peinture des jours de pluie, enfermé dans une pièce et l’infini plaisir de n’avoir à faire que ça, ok, d’accord, mais c’est avec sa main dans le bac à sable que Philippe Comar a commencé à dessiner, ou avec un doigt sur des meubles couverts de poussière, sur des vitres embuées, dans de la farine, de la pâte à tarte, en piétinant la neige, en courant dans le sable. Il a dessiné dans le noir avec la pointe de sa langue dans le creux de sa main. En crachant sur les murs, en envoyant gicler des gouttes à la brosse à dent, à la craie sur les trottoirs, au canif sur les arbres. Il a dessiné sur ses mains avec un stylo à bille et comme Léonard de Vinci, il a aimé contempler sans penser à rien les tâches fortuites sur les murs, les traces de moisissure. 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A l’école primaire, un jour, la maitresse le sermonne: il a couvert pendant des mois son bureau de centaines de petits dessins. Et pourquoi pas faire pipi sur les pupitres, s’exclame-t-elle. Toute la classe se gondole et en guise de punition, le petit Philippe est enfermé toute une longue et interminable journée dans les toilettes, et ceci sans manger ni boire et sans lumière. D’où que depuis ce jour-là, il associe l’acte d’uriner et le dessin. Et effectivement, tel Gargantua, du haut des tours de Notre-Dame, il adore dessiner ainsi sur le sable. Et encore aujourd’hui, quand il use de l’encre, il le vit comme quelque chose qui fuit de lui.</p> <p>Vers l’âge de douze ans, découvrant l’urinoir de Duchamp, il se met à collectionner des reproductions de peintures représentant un ou des pots de chambre car oui, entre le XVème et le XVIIIème siècle, l’urine est un thème fréquent dans la peinture de genre.</p> <p>L’auteur se souvient encore d’avoir dessiné à l’école maternelle une femme aux seins pendants se prolongeant par un pointillé évoquant du lait qui s’écoule. Honteux, il l’a déchiré et jeté, pour recommencer aussitôt. Les pointillé l’excitent. Et cela s’est confirmé lorsqu’il a étudié la géométrie descriptive dans laquelle les axes et les lignes de construction d’un solide sont représentés justement par des pointillés, notation tout autant symbolique qu’imagée. Répétons-le: pour lui, il ne s’agit pas d’imiter mais de traduire un ressenti.</p> <h3>Le trait, la tache</h3> <p>Lorsqu’il a sept ans, sensible à l’application qu’il met à copier des tableaux, ceux du Greco par exemple, ses parents l’inscrivent dans une Académie dite «du Jeudi». Les enfants y peignent debout et n’y apprennent rien mais pratiquent assidument la chose. Et notre jeune futur artiste y prend plaisir à tracer des lignes parallèles et à s’y s’entraîner à tracer des lignes régulières, à main levée ou à la règle. C’est une technique qu’il connaît par les illustrations exécutées au burin figurant dans ses livres de classe. Dans son ouvrage, après une vibrante apologie de la gomme, il enchaîne avec celle d’une roulotte de bohémiens, de leur osier tressé pour les paniers, et de la petite bohémienne, pieds nus et cheveux sales pour laquelle il ressent une forte attirance physique. Sujet à sa première érection spontanée, il apprend ce jour-là que le sale et le sexuel ont affaire ensemble et que la découverte de l’outil peut précéder la connaissance de sa fonction. D’un côté, le trait aigu qui cerne. De l’autre, la tâche qui bave. Deux bornes: idéalisme et réalisme. Rodin, dans ses dessins érotiques, associe d’ailleurs ces deux démarches.</p> <h3>Le dessin: une habitude</h3> <p>Notre artiste, cent pour cent sédentaire, habitant depuis cinquante ans la même maison, homme d’habitudes, retrouve ce trait de caractère dans l’acte même de dessiner: le désir de retenir à tout prix, de saisir ce qui fuit. Très tôt sensible au pouvoir du dessin et des mots, la frontière entre les deux n’étant pas aussi nette qu’il y paraît, pour lui les mots ne sont pas que des signes arbitraires. Leur graphie suggère des figures. Ne parle-on pas en typographie de corps de la lettre, de jambage et d’empattement.</p> <h3>Palimpsestes, copies et détournements</h3> <p>En 1961, un sigle <i>OAS</i> ayant été transformé dans son quartier en <i>ONASSIS</i>, nom de l’amant de la Callas et de l’époux de Jacqueline Kennedy, il découvre l’art du détournement. On peut donc masquer le mot originel sans le rayer ou le biffer. Dès lors, il s’applique à faire disparaître ses propres dessins obscènes sous des dessins anodins. Ces palimpsestes sont suivis du détournement de photos de magazines sur lesquelles il modifie le sens d’une image sans que la retouche y soit visible. Il devient aussi, très tôt, faussaire. A dix, onze ans, il réalise déjà de faux tickets d’autobus et de faux timbres-poste, chaque ticket lui demandant plusieurs heures de travail. Une bonne copie doit être plus allusive que descriptive, pas trop précise pour ne pas se faire remarquer. Et petit-à-petit, il se met à remplacer la Marianne sur les lettres et cartes postales par des fragments de corps nus de dame. Oblitéré par la Poste, le timbre devient œuvre.</p> <h3>S'auto créer par et pour le dessin</h3> <p>Ses parents n’ont pas une sensualité marquée, son père lui inflige des fessées pantalon baissé, sa mère répugne au contact physique avec ses enfants et lui, il dessine en cachette des femmes nues, dessins qu’il détruit ensuite. Il rêve aussi d’auto-fellation et de s’auto-dévorer lui-même et retrouve cela dans un personnage de Saul Steinberg, personnage s’auto-dessinant et dans certains dessins de Hans Bellmer, un corps s’auto-dessinant également; et finit par penser que le phantasme d’auto-engendrement est l’essence même de l’art.</p> <h3>Dessin d'enfant</h3> <p>Les dessins d’enfant permettent-ils de retracer les fondements d’une œuvre à venir? Rien n’est moins certain, tant les choix individuels et les partis pris d’un artiste ne se dégagent que lentement des archétypes propres aux dessins d’enfant. Tout en tentant de saisir ce qui, dans ses premières expériences graphiques, a nourri sa pratique actuelle de dessinateur, Philippe Comar n’est guère porté à leur attribuer plus d’attention qu’ils n’en méritent. </p> <p>Pourtant, le XXème siècle a préféré cette naïveté à tous les savoirs. Lui, à l’inverse, défend la maitrise du dessin en tant que plaisir originel secondant phantasme jouissance et hédonisme. Il n’angélise rien, goûte à tout, nous raconte ses émois les plus anciens, scatologie et signes fortement sexués. Oui, décidément, dessiner, c’est voir et voir mieux.</p> <h3>Epitaphe</h3> <p>Très tôt, il a été obnubilé par la représentation des rayons lumineux. Fasciné donc par tout ce qui trace, que ce soit droit ou courbe, une ligne dans l’air, sans écran, ni feuille de papier: étoile filante, sillage d’avion, etc. Les traités de balistique en sont pleins. Un trait est un signe, une abstraction, les rayons de soleil, la ligne d’horizon en sont aussi mais dans la nature rien n’est parfait et tout a une dimension charnelle. Aux lignes droites qu’il observe dans le ciel s’ajoutent les cercles concentriques entourant le caillou qu’il vient de jeter dans l’eau. Et la courbe que trace en l’air, écrit-il, le jet mictionnel et qui se retrouve chez les peintres Lorenzo Lotto, Jean Cousin, Titien, Rubens, Rembrandt, Guido Remi et tant d’autres encore. Et les coquillages, les vignes, les crosses de fougère. Mais de toutes les lignes, celles qui l’ont le plus fasciné sont les herbes. Toutes les sortes d’herbes qui existent, le gazon dru, le chiendent, les hautes graminées et la <i>Grande touffe d’herbes </i>de Dürer lui paraît être le plus beau dessin jamais exécuté. Une douzaine d’espèces d’herbacés y sont représentées. A l’âge adulte, de la pousse native jusqu’à la pourriture, il a lui aussi tenté de relever le défi et exécuté plusieurs séries de cet inépuisable sujet. 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Les salles suivantes retracent l'ensemble de son parcours artistique, des carnets y côtoyant des planches dessinées et de grands formats peints, mêlant fantasmes et plongées dans l'intime. Dans les dernières salles, partant d’annonces de sites de rencontre, Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, les deux auteurs du <i>Jardin des candidats</i>, imbriquent leurs dessins, décloisonnent les disciplines et incluent dans leur scénographie installations et fresques murales.</p> <p>Par ailleurs, dans une vidéo qui figure sur le site du musée, on peut entrapercevoir Dominique Goblet pleine de vie et d’énergie pétillante bloquant un tram à Bâle pour laisser passer la fanfare invitée en l’honneur de son show.</p> <h3>Le livre</h3> <p><i>Le</i> <i>Jardin des Candidats</i> est totalement convaincant et on ne peut qu’en vanter l’indéniable réussite plastique. Toutes les expérimentations formelles y sont au service d'une écriture et tout y est rendu comme étant nécessaire et parfait.</p> <p>En ouverture, un paon déclare dans une bulle: «cherche relation suivie pour moments câlins dans le jardin». <i>Aléa jacta es</i>, les dés sont jetés, toutes les citations sont issues de véritables textes de profils sur des sites de rencontre, apprend-t-on ensuite. Il y a ainsi de la végétation et une voix, celle de la Mère, figure mythique de l’adoration. Elle est «La Grande Absence». Elle possède un amas de livres détrempés et une piscine inachevée. Elle est l’Unique Divin Problème et quand il fait soleil ou quand il pleut, c’est parce qu’elle en a besoin. Les candidats repérés sur internet sont rassemblés dans le parc parmi des buissons, des vases, des paons, des trous et un barbecue. Ils y errent, ils y besognent, jardinent ou se délassent. Ils y attendent. </p> <p>Le récit est non linéaire, avançant dans une gratuité et un arbitraire paradoxalement archi gratifiant. Nous ne sommes pas dans une bande dessinée, dans une histoire avec un début et une fin, mais dans un espace où nous nous évadons et gambadons d’image en image, sautillant de page en page, passant vite là, nous attardant ici, flânant ailleurs et retournant en arrière là.</p> <p>La dialectique entre textes et images et le jeu entre les échelles des dessins sont subtils, tendus, perpétuellement inventifs et renouvelés. Il en nait une musique visuelle avec ses thèmes obsédants. Oui, dans ce monde d’attente, ce monde édénique où rien ne se vit, tout est étonnamment vivant.</p> <h3>Les hommes</h3> <p>Les hommes s’y décrivent de façon récurrente comme étant en manque, et de façon plus occasionnelle, comme étant sensibles, doux, caressants, aimables, gentils, respectueux, espérant être à la hauteur de vos attentes, chauds et infatigables, pratiquant tout ou presque, très fiables, aimant le faire dans la nature, maitrisant leur force masculine, jeunes et dynamiques, donnant le vrai plaisir, sympas tranquilles mignons et grands, du signe du poisson, et donc un tantinet mystérieux et romantiques, entièrement disposés à satisfaire vos envies de filles et de femmes libérées, dominants, très discrets, de nature calme et aimant prendre leur temps, au physique athlétique, pouvant donner beaucoup et devenir ultra sévères si nécessaire, passionnés, ouverts à toutes extravagances, aimant aller au bowling, appelant un chat, un chat, mini doux et ayant un trop plein d’amour à offrir.</p> <h3>Et quand il n'y en a plus, il y en a encore</h3> <p>Ces mots et ces idées assemblés n’étant pas sans rappeler <i>L'Eternité par les astres</i> d’Auguste Blanqui, et au milieu de tous ces prétendants, message subliminal, on perçoit bien que nos deux artistes ont décrypté l’essence même du désir du fervent sportif, de l’amateur de cartes, de l’attachant, du très séduisant, du non photogénique, du très intimidant mais fiable, de l’endurant et coquin célibataire prêt à mettre son corps à votre entière disposition.</p> <h3>Leur quête</h3> <p>Nous avons donc affaire à des hommes cherchant un plan rapide, sans prise de tête, avec une femme sexy, mignonne et sans pression, des rencontres discrètes avec une femme cougar, un flirt discret avec une âme sœur belle et propre, et le tour de force de ce livre est d’arriver avec ces désirs-là à ne jamais tomber dans le sordide, de rester amical avec ces mâles qui aimeraient que les femmes qu’ils désirent rencontrer soient plus âgées, matures, avec des formes généreuses, charmantes, des mères de famille, un peu jalouses et possessives, en bas ou en collants, discrètes, disponibles, actives au lit, vraiment gentilles, très coquines, très humbles, cool et respectueuses, en détresse, sensibles et timides, douces, propres et belles, romantiques, sensuelles, intelligentes, diplomates, câlines.</p> <h3>Les métiers des candidats</h3> <p>Nous dérivons donc avec ces demandeurs de rencontres qui dans leur vie ont un très large éventail d’occupations allant des métiers de col bleu, des métiers manuels, comme teinturier, nettoyeur à sec, ouvrier polyvalent, installateur de chaudière, chocolatier-confiseur, serrurier, bagagiste, machiniste, grutier, monteur d’appareils électro-ménager, éclairagiste, cueilleur, affuteur, et bien sûr l’hyper pertinent et bienvenu, masseur. Des métiers demandant un grand engagement physique comme maître-nageur, guide chasse et pêche, sauveteur, interprète en langue des signes, souffleur, voix off, choriste, professeur de yoga. Et du côté col blanc, nous avons un game designer, un ministre du culte, un greffier, un fiscaliste, un échevin, un architecte de jardin, un humoriste, un acarologue, un acousticien, un fiscaliste, un diamantaire, un médecin légiste, un dénicheur de talent et un très utile dermatologue, l’un possédant une webcam et un autre avouant que cela suffit à son bonheur.</p> <h3>Les objets, les animaux, les décors, la Mère</h3> <p>On l’appelle «La Mère» et elle est «La Grande Absence». Sa maison est envahie par des amas de livres détrempés et son jardin contient une piscine inachevée. Mais tout en étant l’Unique Divin Problème, elle n’a pas de problème. 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La majeure partie des faits divers relatés par la presse du XIXème siècle ne sont pas des crimes spectaculaires, de grandes affaires retentissantes, mais de minuscules incidents de la vie quotidienne, des crimes sans éclats.</p> <p>Le roman réaliste et naturaliste, Dostoïevski, Flaubert et Balzac, ce sont eux, l’héritage revendiqué du roman noir. Il s’agit de représenter la réalité sociale et, comme le disait Zola dans la préface de <i>L’Assommoir</i>, de rédiger une œuvre de vérité qui ait la vitalité et l’odeur du peuple.</p> <h3>Prolétaires et classes moyennes</h3> <p>Le roman dit prolétarien ne sera pas grand-chose et, contrairement à Céline, n’usant pas de la vraie langue du peuple, il ne rencontrera jamais son public. 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Pas mal de vitres cassées remplacées par des morceaux de carton, des tuyaux de poêle pointant par diverses ouvertures, du linge étendu sur des barres d’appuis. On dirait une enquête de Zola, mais lui, Malet, a tout inventé et en ne s’inspirant non pas de Dashiell Hammett ou de <i>Scarface</i>, mais d’Arsène Lupin, Fantômas et Fu Manchu d’où est tiré le patronyme Burma; et en usant de nombreux emprunts à l’anglais: trench-coats, cop, docks, drugstore, building, policemen, barmaid ou knock-out.</p> <h3>La Série noire</h3> <p>En 1964, Sartre, dans son autobiographie, <i>Les Mots</i>, déclare qu’il lit plus volontiers un <i>Série</i> <i>noire</i> que Wittgenstein. Cette nouvelle collection a été lancée par Gallimard en 1945, pour publier des romans <i>hardboiled</i>. Peu de titres au début mais dès 1948 la collection entre dans l’ère fordiste des littératures de genre, standardisation et mode de fabrication contraints aussi bien dans la matérialité des volumes que dans l’identité des textes, avec imprimé sur les rabats de la jaquette. Donnés comme les traits principaux des ces ouvrages: l’immoralité, l’anticonformisme, l’action, la violence, la tension, l’humour et l’angoisse.</p> <p>En 1953, six titres français paraissent. Albert Simonin avec <i>Touchez pas au grisbi!</i> remporte un énorme succès, <i></i>100'000 exemplaires vendus. 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Dantec sont recrutés, les ventes repartent à la hausse.</p> <h3>Féminisation du roman noir</h3> <p>Dans les années 1990, on assiste à une entrée progressive d’auteurs femmes et ensuite, au siècle suivant, massive, à la fois comme productrices d’ouvrages et comme lectrices de ceux-ci, la lecture de roman devenant une activité de plus en plus essentiellement féminine.</p> <p>En 2024, 60% des acheteurs et du lectorat de romans policiers sont des acheteuses et des lectrices. Il paraît beaucoup d’articles sur les femmes auteures de polars dont certaines avaient néanmoins choisi un pseudonyme androgyne, telles Fred Vargras, Dominique Manotti ou Claude Amoz. La plus célèbre de toutes, Virginie Despentes, décrit des personnages qui n’ont rien de victimes soumises, ni de douceur féminine et retourne, avec brio, la violence contre les hommes dans des récits urbains, violents, crus et nihilistes.</p> <h3>Auteurs enquêteurs, profs, journalistes et policiers</h3> <p>Le polar du XXIème siècle marque l’avènement d’une prise de parole qui n’est ni le fruit d’un engagement ni le résultat d’une déception militante.</p> <p>Chercheurs, enseignants-chercheurs, journalistes, documentaristes, médecins, psychanalystes, avocats pénalistes, policiers, ils sont très nombreux à exercer ou avoir exercé des professions qui relèvent du paradigme indiciaire. Beaucoup d’auteurs travaillent dans l’audiovisuel, sont profs ou policiers – généralement des officiers. D’autres sont journalistes, donc précarisés ou en voie de l’être, et trouvent dans le polar une liberté dont ne disposent plus les médias d’information. 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En fin d’après-midi, dans le train, après avoir été travailler. Elle signe aussi <i>Always</i> <i>Rachel</i>. Elle le fera pendant les onze ans de leur correspondance, un échange de 900 lettres. Conscientes que celles-ci pourraient être rendues publiques, elles inventent un code, avec deux possibles, <i>Darling</i> et <i>Dearest</i>, les premières strictement intimes, les secondes pouvant être lues par la famille de Dorothy. </p> <p>Hannah Arendt et Mary McCarthy ont entretenu 26 années de correspondance entre 1949 et 1975. Là, la barre est très haute car ces deux déracinées cosmopolites sont géniales. Née en Allemagne en 1906, l'une était juive, réfugiée aux Etats-Unis en 1940 après avoir fui l'Europe sept ans plus tôt et vivait à New York une vie d'intellectuelle déracinée. L'autre était née à Seattle en 1912 dans une famille catholique et s'était installée à New York en 1936, bien décidée à y faire une carrière de critique et d'écrivain. Entre elles, on découvre un dialogue profond dans lequel la romancière s'ouvre aux problèmes de la pensée, tandis que la philosophe se montre passionnée de littérature. Elles partagent leurs enthousiasmes et s'avouent leurs angoisses, passant sans cesse du registre de l’intimité à celui du débat intellectuel, commentant les événements politiques et se protégeant mutuellement dans les controverses, comme celle suscitée par le livre d'Arendt sur Eichmann. </p> <p>Leur amitié s’intensifie au fur et à mesure. Elles s’écrivent des choses comme: Tu me manques, j’aspire à nos journées de dialogues. Je pense à toi avec une intimité et une tendresse nouvelle. Comment écrire à quelqu’un qui ne vous quitte jamais? Jusqu’à ces dix mots dans une lettre d’Arendt en 1974: «Tu ne peux pas raisonnablement douter de <i>moi</i>. Je t’aime.» </p> <h3>La meilleure amie de Pier Paolo Pasolini</h3> <p>Avec Silvana Mauri, ils ont échangé des centaines de lettres, lettres qui ont malheureusement disparu. 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Pensez-vous qu’un homme qui connait sa valeur accorde à quiconque le droit de critiquer ne serait-ce que ses traits de caractère les plus insignifiants? Qui serait-il donc, celui qui aurait ce droit? En quoi serait-il meilleur? Oui, me critiquer derrière mon dos, il y a là beaucoup de place, c’est loisible à chacun. Mais si je l’apprends, il est alors à ma merci, livré à mes représailles.»</p> <h3>En Belgique dans les années 20</h3> <p>En 1922, le jeune Henri Michaux, complètement paumé, se cherche un parrain littéraire et en Belgique, ça ne court pas vraiment les rues. Il tombe sur Franz Hellens, de 20 ans son ainé, auteur d’un récit onirique, <i>Mélusine</i>, récit qu’il l’a ébloui. Loin de l’homme sans concession qu’il deviendra, à ce moment-là, Michaux manquant de tout, même de livres, aspire à des mondanités, a le souci de parvenir, de trouver une place et de réussir dans la milieu littéraire parisien. Et ça marche, Hellens le prend dans sa revue<i> Le Disque vert</i>. 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Jaccottet, rongé par les soucis d’argent, ses tâches de traducteur et de critique littéraire, ses inhibitions devant le devoir d’écrire, s’exile à Paris puis à Grignan et même si tout les oppose, une amitié désintéressée et au long cours va se développer et se fortifier, entre l’austère Jaccottet et l’explosif globe-trotteur et contempteur des remonte-pentes.</p> <h3>En guise de conclusion, une merveille merveilleuse</h3> <p>Entre Robert Walser et Frieda Mermet, pendant vingt ans, de 1913 à 1923, s’échange une correspondance joueuse, ludique et facétieuse. Liberté de ton, ferveur, badinage, relation amoureuse à distance, orgueil, sincérité et rétention, tous les sortilèges de la prose walsérienne sont ici à l’œuvre. Quand ils font connaissance, il a 35 ans et elle, 36. Il revient de Berlin où il a passé sept ans à fréquenter les avant-gardes artistiques et a beaucoup publié. Walser vit maintenant chez sa sœur, institutrice puis, en 1920, déménage à Berne. Frieda qui est divorcée et lingère dans une clinique psychiatrique lui sert aussi d’archiviste et de bibliothécaire car Walser n’a jamais possédé de bibliothèque ni conservé quoi que ce soit. Elle satisfait fidèlement ses nombreuses demandes de vivres – fromage, beurre, saucisson, thé. Leur relation épistolaire est entrecoupée de rencontres épisodiques. Walser effectue souvent à pied le trajet entre Bienne et l’asile de Bellelay. Il donne toujours du «vous» à sa «chère Madame Mermet» tout en embrassant l’ourlet de sa ravissante petite culotte et parfois, il joue avec l'idée de l'épouser: «J'aimerais être dès demain matin votre mari, serviable, sage en tout temps, économe, solide, fidèle, toujours, bien sûr», lui écrit-il.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1707986152_correspondancescouverture1046x1536.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="294" /></p> <h4>«L’amitié dans tous ses états. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Lore 22.07.2022 | 08h12
«Merci pour cet article intéressant
Dans quelle mesure la créativité de l’artiste se déploie dans sa volonté de tromper la certitude de la mort, si présente dans ses oeuvres.
Intuitivement j’aurais pensé que la fin des archives/œuvres matérielles était en
relation avec la prise de conscience que le futur se construit au présent. Non pas
du présentisme statique, plutôt l’idée que le présent porte intrinsèquement les empreintes du passé et la place de l’artiste est comme celle du scientifique une ébauche de ce qui sera peut-être.
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