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Culture / «Les pires amis», ce faux roman plombé par la réalité


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Usant (et abusant peut-être) d’un procédé d’identification à la Houellebecq, l’ancien espion du KGB Sergueï Jirnov, publié par Istya & Co (Slatkine) nous plonge dans les enfers des meilleurs ennemis que seraient Vladimir Poutine et Kyrill le patriarche de toutes les Russies. Mortellement captivant...



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Troublant. Choquant. Révoltant. Répugnant. A n’y pas croire, et pourtant. Pourtant les faits sont là, malgré l’étiquette «roman» qui ne dupera que celles et ceux qui ont peur ou horreur de la réalité réelle. 

Or celle-ci imprègne la fiction de Serguëi Jirnov, vrai nom d’un ancien espion du KGB, dont les protagonistes semblant sortis d’un polar ultranoir ou d’une série gore (sur Netflix on lirait comme autant de mises en garde: violence, sexe, drogue, corruption, pédocriminalité, pratiques sataniques, etc.) portent eux aussi de vrais noms, à savoir Vladimir Poutine, Serge Toutounoff alias l’archevêque Savva, Vladimir Goundiaïev alias Kyrill patriarche de toutes les Russies, entre autres personnages peut-être «inventés» mais correspondant à des «types» et à des trajectoires que pourraient recouper de multiples reportages. 

En version soft, le politologue italo-suisse Giuliano da Empoli nous avait déjà introduit dans l’entourage du «tsar» Poutine, avec son Mage du Kremlin plébiscité par le public et couronné par l’Académie française. Avec Les pires amis, donnant pour le moins dans le hard, voire les bas-fonds du darknet, le succès à venir reste plus douteux, et l’on espère juste que Sergueï Jirnov échappe au sort d’un Salman Rushdie ou d’une Anna Politkovskaïa assassinée par les sbires de Poutine…

C’est d'ailleurs pour couper aux rigueurs de la justice que l’auteur des Pires amis, très documenté, a joué sur l’ambiguïté de la fiction, grossissant souvent le trait ou passant carrément à la conjecture romanesque, avec un dénouement sensationnel mais «improbable», comme on dit aujourd’hui. Et le grave est qu’on s’y laisse prendre. Mais le pire est à venir…

Sur les traces de Dumas

Le grave, c’est que, non sans culot, avec le sourire jovial d’un farceur qui a joué un bon tour, Sergueï Jirnov affirme, dans un entretien accessible sur Youtube, qu’il s’est amusé en composant Les pires amis. Et de préciser, les yeux au ciel, qu’Alexandre Dumas a été son copilote. Dumas, non mais des fois! L’auteur chéri de nos dix ans: Les Trois Mousquetaires et Le comte de Monte Cristo, vous visez le quasi blasphème. Eh bien non: Jirnov est sincère et conséquent. Même qu’à douze ans, il savait les mousquetaires par cœur, en russe. Avant d’apprendre le français en le relisant en V.O..

Et le pire annoncé, c’est qu’il y a bel et bien quelque chose de Dumas chez cet agent double et non moins clairement trouble: un espace romanesque concret et palpable, comme si on y était. Le vent glacial du nord qui y souffle illico. La Russie des steppes au ciel pourri d’énormes hélicos. Des silhouettes lugubres qui sortent de la nuit. Et ce type en rouge autour duquel se pressent des «opérateurs». Tout de suite la menace. Et le prénom du boss lâché dans la foulée: Vladimir, puis son nom et deux autres non moins connus que le sien, donc allons-y pour Poutine, président court de taille (1,62m) mais long d’ambition vindicative, Choïgou son ministre de la Défense imbu de mysticisme païen, et Patrouchev le secrétaire du Conseil de sécurité. Fameux trio de septuagénaires bientôt à torse poil devant un feu entretenu par des chamans, et l’on n’en est qu’à la page 30.

Ensuite de quoi le sang va couler. Il y aura de la louve noire et un premier cadavre au menu. Mais, comme chez Dumas, un héros plutôt sympa – quoique formé à la dure dans les rangs de Wagner – se sera pointé en pointillé, et du même côté «romance» du roman il y aura bientôt une femme, prénommée Anastassia mais Française comme les Dumas père et fils, au cœur grand comme ça; enfin pour faire bon poids contraire un vrai méchant, tout de noir vêtu et avec des mains d’intello forcément suspectes, Français de naissance lui aussi quoique Russe d’origine, pas moins torve que le Cardinal des Trois mousquetaires, et que chacune et chacun retrouvera là encore sur Youtube sous le nom de l’archevêque Savva.

Bref tout le bazar d’un roman dont nous raffolions entre dix et douze ans, sauf qu’on laissera ici toute espérance comme à l’entrée des Enfers de la Commedia de Dante, lequel ne s’est pas gêné non plus quand il s’agissait d’épingler nommément ses damnés royaux ou papaux… 

Ne disons pas de mal de la Russie

En Russe naturellement perfide (on les connaît, allez!), Sergueï Jirnov a le front de préciser, par manière d’avertissement dédouanant ses Pires amis, que «toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fait d’une pure coïncidence», ce qui tombe bien au moment où, sur fond de guerre en Ukraine, d’aucuns rêvent d’en finir avec la Russie et ses Russes naturellement meilleurs ennemis de la civilisation.

Dans la guerre pourrie de clichés qu’a toujours attisés la propagande de tous les bords, la confusion est telle que les uns verront, dans le «roman» de Sergueï Jirnov, le fait d’un agent d’influence à la solde de l’Occident, ne visant qu’à salir les Russes et la sainte Russie, tandis que d’autres y trouveront au contraire une défense de la «vraie Russie» contre ceux qui la dénigrent du dehors ou la déshonorent du dedans.

Question alors: dans cette mêlée confuse, que trouvons-nous de vraisemblable ou de recevable sous le masque de la fiction? Question qui se posera à chaque avancée de la narration, à démêler en vérifiant, à tout coup, ce qui ne relève pas de la coïncidence fortuite… Entre cent autres interrogations que, lectrices et lecteurs plus ou moins candides, informé(e)s ou désinformé(e)s, nous nous poserons, voici donc: quoi de vrai dans l’épisode «mystique» sanglant du premier sacrifice chamanique? Quoi de vrai dans la supposée détestation des femmes et la liaison homosexuelle de Poutine avec le violoniste et homme d’affaires Serguei Roldouguine dont nous savions qu’il a planqué les millions de son ami dans nos chères banques? Quoi de vrai dans le réseau de pédocriminels béni par les hautes sphères de l’Eglise orthodoxe alors même que celle-ci taxe l'Occident d'immoralité? Quoi de vrai dans l’immense réseau d’espionnage contrôlé par la plus haute hiérarchie de la même cléricature, et les magouilles financières qui ont fait des pontes ecclésiastiques les semblables des oligarques milliardaires? Quoi de vrai dans le chantage exercé par le patriarche de Moscou sur le Président qu’il tiendrait «par les couilles»? Quoi de vrai dans la présumée dérive «islamiste» de Poutine cristallisant l’opposition des ultranationalistes et des plus hautes autorités ecclésiastiques?

Vertus et limites d'un roman-vérité

Qu’aurait dit mon ami Anton Pavlovitch Tchekhov, obstinément étranger à toute idéologie politique et religieuse, en lisant Les pires amis? Lui qui en savait tant de l'humaine engeance, en médecin soutien de famille dès son plus jeune âge, observateur lucide de la Russie d’en bas, infatigable homme de bonne volonté multipliant les aides concrètes de toute sorte, témoin de la misère et des injustices, plaidant pour les bagnards de Sakhaline alors que la tuberculose le rongeait – qu’aurait-il pensé du «roman» de Sergueï Jirnov?

J’y pensais en constatant, pour ma part, le peu d’émotion réelle que suscite l’ouvrage, faute d’incarnation et de développement en profondeur des psychologies, limitées à celles d’un feuilleton bien ficelé. Alors que le moindre des récits d’un Tchekhov nous prend au cœur ou aux tripes, appliquant avant la lettre la devise de Simenon, «comprendre, ne pas juger», Les pires amis, ne cessant certes d’attiser notre curiosité, reste conventionnel, voire superficiel, dans son approche des drames humains méritant notre compassion, qu’il s’agisse notamment du jeune Nikita ou de la malheureuse Anastassia.

Faire alors comme si, suivant l’avertissement de l’auteur, ce livre n’avait aucun lien avec la réalité et ne visait qu’à amuser? Le conclure serait l’insulter, et ce serait aussi faux que de l’encenser les yeux fermés.


«Les pires amis», Sergueï Jirnov, Editions Istya & co/Slatkine, 350 pages.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Apitoyou 27.09.2024 | 07h44

«Bon je vais le lire, sinon ce serait vous faire injure.»


@Latombe 30.09.2024 | 17h43

«Commentateur attitré de LCI, Sergei comme tout bon journaliste sait profiter de l'évènement. De là à susciter l'émotion ils y a un pas, que dis-je des milliers de pas, avant de devenir un écrivain de la taille de Tchékhov. Pour l'instant il lui manque l'authenticité que confère le fait de côtoyer les individus qu'il fait jouer dans son roman. Au fond il surjoue ce que les journalistes occidentaux attribuent au régime de Poutine, sans en révéler l'essence.
On reste donc dans la fable, sana danger pour le pouvoir en place, ce qui assure à Journov de rester en vie..., ce qui n'est déjà pas si mal!»


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