Culture / L’art de soulever des questions éthiques, l’air de rien
L'auteur bernois Pedro Lenz écrit en dialecte. © Guido Süess - CC BY 2.0
Chose peu commune, semble-t-il, l’auteur bernois Pedro Lenz écrit en Berndütsch «pour montrer que le dialecte appartient aussi à des gens ouverts sur le monde». C’est en binôme que Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli se sont employés à restituer en français l’oralité d’un propos qui suit le cours de la pensée du narrateur, avec ses ruptures et ses digressions. Leur travail commun sur les textes de cet auteur a donné lieu d’abord à «Faut quitter Schummertal!», traduction de Der Goalie bin ig qui a obtenu le prix Schiller en 2011, puis à la version française de Primitivo, parue elle aussi aux éditions d’En Bas.
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Il m’est finalement apparu que les autres personnages étaient plus intéressants en creux. Parce que c’est clairement autour d’un personnage que je construis ma narration pour un roman: en l’occurrence autour de Noah, dit le puceron, avec la problématique du mensonge et de la prison. La nouvelle en revanche s’articule plutôt autour d’une thématique, parce qu’on a moins de temps pour développer les personnages. Il faut les rendre très clairs en peu de lignes.</p> <p><strong>Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de parler de la situation des proches de délinquants?</strong></p> <p>Une émission à la radio où Viviane Schekter de la fondation REPR (Relai Enfant Parents Romands) parlait des familles de détenus. La prison m’intéresse depuis longtemps, mais je n’avais jamais pensé à ce que la détention pouvait impliquer pour les familles. J’ai ensuite été bénévole pour Repère pendant des années au Bois-Mermet. 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Les proches sont au premier front pour encaisser les jugements. Mais à la fondation Repère, j’ai aussi rencontré des gens très à l’aise avec l’idée d’avoir un proche derrière les barreaux, et très décomplexés.</p> <p><strong>Votre narratrice a parfois l’air plus adulte que ses parents. Est-elle parentalisée ou est-ce juste une impression due au fait que le lecteur n’a que son point de vue?</strong></p> <p>Un peu des deux. Quand j’avais encore trois points de vue, j’essayais de montrer comment chacun pense avoir raison. C’est intéressant de chercher l’angle d’interprétation à partir duquel les gens estiment faire ce qu’il faut. Oriane a ce rôle de grande sœur réconfortante.</p> <p><strong>Vous décrivez un lien très fort et très touchant entre la grande sœur et son petit frère. Est-ce que les circonstances les amènent à mettre de côté les disputes habituelles au sein d’une fratrie?</strong></p> <p>Non, je pense que leur relation serait la même en d’autres circonstances. Cet amour très fort et cet agacement ultime existent avant l’incarcération du père. S’y ajoutent ensuite l’inquiétude et le besoin de protéger le petit frère. Oriane en veut à ses parents de devoir porter leur mensonge.</p> <p><strong>Votre narratrice est gardienne de foot dans une équipe mixte: le prétexte pour ajouter une petite touche féministe à votre livre?</strong></p> <p>Oui clairement. Je me suis demandée ce qu’on faisait à cet âge comme activité extrascolaire. J’ai voulu choisir quelque chose d’éloigné de mes propres activités pour éviter qu’Oriane ne devienne une sorte d’alter ego. C’était un bon moyen de prendre de la distance.</p> <p><strong>Comment avez-vous réussi à restituer de façon aussi convaincante les tics de langage, l’attitude très entière propre à l’adolescence, mais aussi une forme de mal-être, de crainte du jugement sans doute exacerbée par ce qu’elle vit?</strong></p> <p>C’est venu très naturellement. J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. Ensuite j’ai quand même ajouté des retours à la ligne, mais comme Oriane a de la peine à dire tout ce qu’elle pense, je trouvais intéressant de maintenant le flou entre dialogue et pensée, pour que le lecteur puisse se demander si elle l’a réellement dit ou juste pensé et si elle a été entendue. Ce qu’elle dit s’inscrit dans une continuité par rapport à son flux de pensée.</p> <p><strong>L’histoire se déroule dans un milieu social très modeste: est-ce que la précarité économique excuse en partie le dérapage du père?</strong></p> <p>Je ne pense pas qu’elle l’excuse, mais elle l’explique. J’avais quand même envie qu’il y ait d’autres solutions, par exemple solliciter l’aide de la grand-mère. Mais les alternatives sont maigres. Maintenant que j’ai travaillé comme assistance sociale, je développerais ces problématiques autrement. Je pourrais imaginer un texte centré sur Léonore (la mère) qui montre la complexité du système social.</p> <p><strong>Y a-t-il là aussi une volonté militante de votre part, montrer par exemple que la pauvreté se transmet d’une génération à l’autre, puisque la fille exclut d’emblée la voie des études?</strong></p> <p>J’ai montré par petites touches que la situation économique cloisonne toute la famille, mais les enfants pourraient en pâtir beaucoup plus. Léonore fait parapluie et préserve sa fille. Je voulais creuser la manière dont un parent doit jongler pour faire face aux besoins de base des enfants et la frustration de devoir le priver. </p> <p><strong>L’art en général, le théâtre en l’occurrence a-t-il un effet rédempteur?</strong></p> <p>Oui, c’est là que Léonore retrouve une place et une famille. 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Primitivo, du nom du personnage principal, un vieux maçon de soixante-trois ans, d’origine espagnole, qui meurt à la première ligne et dont il sera question tout au long du roman à travers le regard de Charly, un apprenti qui l’a côtoyé pendant une année et qui a bénéficié de sa protection. Primitivo, c’est-à-dire le premier, un adjectif numérique en guise de prénom, au même titre que Quentin ou Octavio. Prénom bien choisi au demeurant, puisque le personnage en question fait partie de la première génération d’immigrés, contrairement à Charly qui est lui un secundo par sa mère. Mais plus lucide que beaucoup de ses compatriotes, Primitivo ne tombe pas dans l’illusion que son départ a suscité au pays la même nostalgie que celle qu’il nourrit pour son lieu d’origine et qu’il serait accueilli comme le Messie en cas de retour. Premier, il l’est aussi dans l’ordre de préférence, vu qu’une amitié singulière liait l’adolescent et le vieil homme. Lequel a soutenu le narrateur dans la transition difficile entre le cocon de l’école et le monde rude et éprouvant des chantiers.
Primitivo a aussi initié Charly à la poésie, en lui montrant qu’elle n’est pas aussi inaccessible qu’on pourrait le craindre. Un autre homme va ensuite l’amener à revenir sur les préjugés qu’il entretenait cette fois à l’égard de la religion. En effet le prêtre qui a demandé à le rencontrer pour préparer la cérémonie ne correspond pas du tout à l’idée qu’il s’en était faite et va contribuer par son ouverture d’esprit à le réconcilier avec le catholicisme. Le jeune Charly découvre ce qu’il y a de réconfortant à pouvoir s’appuyer sur une structure prédéfinie dans des moments aussi éprouvants que le deuil.
L’histoire se déroule sur environ deux semaines, le temps qui sépare le décès des funérailles. Malgré le lien qui les unit, Charly ne sait pas tout de Primitivo et va en apprendre davantage au fil des pages. Dont une vérité un peu dérangeante s’agissant de quelqu’un qu’il avait élu comme référence morale. Car au fond, les valeurs éthiques sont bien le véritable enjeu des romans de Pedro Lenz.
Dans les deux livres susmentionnés, l’écrivain bernois met en scène des personnages simples et marginaux, mais loin d’être bêtes. Un fils de bonne famille qui se lance dans un apprentissage de maçonnerie au désespoir de sa mère dans l’un et dans l’autre, un toxico tout juste sorti de prison qui se donne pour objectif de séduire une serveuse déjà en couple et de reprendre pied dans un petit village où tout le monde sait tout sur chacun et où tout son entourage, hormis la serveuse en question, a le nez dans la poudre. A deux reprises, ce Winkelried de notre époque prend sur lui les erreurs des autres pour ne pas avoir à les dénoncer ou pour leur éviter de commettre une injustice.
Les héros de ces deux livres ont donc en commun un certain idéalisme et un sens poussé de la loyauté. S’ils croient à la bonté des gens, c’est moins par naïveté que par propension à projeter sur eux leur propre façon d’être. Une tendance bien naturelle qui expose à la déception ou qui amène à nuancer un peu le regard qu’on porte sur le monde.
«Faut quitter Schummertal!», Pedro Lenz, Editions d’En Bas, 168 pages.
«Primitivo», Pedro Lenz, Editions d’En Bas, 174 pages.
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Les proches sont au premier front pour encaisser les jugements. Mais à la fondation Repère, j’ai aussi rencontré des gens très à l’aise avec l’idée d’avoir un proche derrière les barreaux, et très décomplexés.</p> <p><strong>Votre narratrice a parfois l’air plus adulte que ses parents. Est-elle parentalisée ou est-ce juste une impression due au fait que le lecteur n’a que son point de vue?</strong></p> <p>Un peu des deux. Quand j’avais encore trois points de vue, j’essayais de montrer comment chacun pense avoir raison. C’est intéressant de chercher l’angle d’interprétation à partir duquel les gens estiment faire ce qu’il faut. Oriane a ce rôle de grande sœur réconfortante.</p> <p><strong>Vous décrivez un lien très fort et très touchant entre la grande sœur et son petit frère. Est-ce que les circonstances les amènent à mettre de côté les disputes habituelles au sein d’une fratrie?</strong></p> <p>Non, je pense que leur relation serait la même en d’autres circonstances. Cet amour très fort et cet agacement ultime existent avant l’incarcération du père. S’y ajoutent ensuite l’inquiétude et le besoin de protéger le petit frère. Oriane en veut à ses parents de devoir porter leur mensonge.</p> <p><strong>Votre narratrice est gardienne de foot dans une équipe mixte: le prétexte pour ajouter une petite touche féministe à votre livre?</strong></p> <p>Oui clairement. Je me suis demandée ce qu’on faisait à cet âge comme activité extrascolaire. J’ai voulu choisir quelque chose d’éloigné de mes propres activités pour éviter qu’Oriane ne devienne une sorte d’alter ego. C’était un bon moyen de prendre de la distance.</p> <p><strong>Comment avez-vous réussi à restituer de façon aussi convaincante les tics de langage, l’attitude très entière propre à l’adolescence, mais aussi une forme de mal-être, de crainte du jugement sans doute exacerbée par ce qu’elle vit?</strong></p> <p>C’est venu très naturellement. J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. Ensuite j’ai quand même ajouté des retours à la ligne, mais comme Oriane a de la peine à dire tout ce qu’elle pense, je trouvais intéressant de maintenant le flou entre dialogue et pensée, pour que le lecteur puisse se demander si elle l’a réellement dit ou juste pensé et si elle a été entendue. Ce qu’elle dit s’inscrit dans une continuité par rapport à son flux de pensée.</p> <p><strong>L’histoire se déroule dans un milieu social très modeste: est-ce que la précarité économique excuse en partie le dérapage du père?</strong></p> <p>Je ne pense pas qu’elle l’excuse, mais elle l’explique. J’avais quand même envie qu’il y ait d’autres solutions, par exemple solliciter l’aide de la grand-mère. Mais les alternatives sont maigres. Maintenant que j’ai travaillé comme assistance sociale, je développerais ces problématiques autrement. Je pourrais imaginer un texte centré sur Léonore (la mère) qui montre la complexité du système social.</p> <p><strong>Y a-t-il là aussi une volonté militante de votre part, montrer par exemple que la pauvreté se transmet d’une génération à l’autre, puisque la fille exclut d’emblée la voie des études?</strong></p> <p>J’ai montré par petites touches que la situation économique cloisonne toute la famille, mais les enfants pourraient en pâtir beaucoup plus. Léonore fait parapluie et préserve sa fille. Je voulais creuser la manière dont un parent doit jongler pour faire face aux besoins de base des enfants et la frustration de devoir le priver. </p> <p><strong>L’art en général, le théâtre en l’occurrence a-t-il un effet rédempteur?</strong></p> <p>Oui, c’est là que Léonore retrouve une place et une famille. 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