Actuel / Les bonnes affaires des partis politiques avec leurs juges fédéraux
© GRECO / Bon pour la tête
Dans un récent rapport, le GRECO (Groupe d’Etats du Conseil de l’Europe contre la corruption) critique sèvèrement le fonctionnement de la justice en Suisse. Aux yeux des experts européens, les juges sont trop proches des partis politiques qui les font élire. Le GRECO demande plus particulièrement à la Suisse d’abandonner une curieuse pratique commune à toutes les formations politiques consistant pour celles-ci à se faire reverser une part du salaire des juges nommés sous leur couleur. Mais cette manne constitue une précieuse source de financement à laquelle les partis, à droite comme à gauche, ne sont pas prêts à renoncer. «Bon pour la tête» amène des chiffres. Les Verts ont ainsi touché 124'000 francs l’an dernier de leurs juges fédéraux.
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Ils ont refusé de se faire tordre le bras par un parti qui n’a de cesse de se présenter comme le seul défenseur de la démocratie directe et de la volonté populaire contre les élites, les juges, les professeurs de droit et autres architectes de l’Etat de droit – cet ennemi du citoyen souverain dans la mythologie trompeuse entretenue par les nationalistes.</p><h3>Etonnante capacité de résistance<br></h3><p>Les citoyens ont dit non et l’un des enseignements les plus précieux de ce dimanche est sans doute l’étonnante capacité de résistance dont les citoyens ont fait preuve en rejetant des propositions qui reflétaient les aspirations populistes jusqu’à la caricature. 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Il n’est d’ailleurs pas totalement farfelu de se demander si, à tout prendre, les solutions offertes par l’EEE ne sont pas en définitive plus satisfaisantes que les figures quelque peu baroques dans lesquelles les négociateurs suisses se sont engagés et que seuls les diplômés en droit européen semblent en mesure de comprendre réellement. Quoi qu’il en soit, la défense de cet accord devant le peuple ne sera pas une mince affaire. Elle conditionne pourtant la poursuite de nos relations avec l’UE.</p><p>A terme, les Suisses auront également à se prononcer sur le maintien de la libre circulation des personnes, l’UDC ayant fait aboutir une initiative qui en exige l’abrogation. Là encore, le scrutin s’annonce existentiel, car la voie bilatérale n’est pas concevable sans la libre circulation.</p><p>On le voit: la victoire du non dimanche était importante, mais elle ne constituait de loin pas l’étape la plus difficile. 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A plus long terme, l’initiative «pour l’autodétermination» engendrera une incertitude permanente sur le sort des traités en question. L’UDC pourra revendiquer une adaptation de ces textes et, en cas de refus de nos partenaires – hypothèse la plus probable – une dénonciation. Mais par qui? Le Conseil fédéral? Le Parlement, voire le peuple? L’initiative laisse sans la moindre réponse ces questions pourtant essentielles. Il s’ensuivra immanquablement une confusion totale, sur le plan juridique aussi bien que politique. L’UDC aura alors le champ libre pour mener ce qui pourrait ressembler à une sorte de guerre de harcèlement dans laquelle la volonté populaire sera constamment opposée au refus de la «classe politique» de s’y plier.</p><p>C’est en cela qu’on peut dire qu’avec cette initiative, la souveraineté populaire risque d’être prise en otage par l’UDC. Le journaliste Yves Petignat a très justement observé dans l’une de ses récentes <a href="https://www.letemps.ch/opinions/initiative-juges-etrangers-peuple-contre-democratie">chroniques</a> du <em>Temps </em>que la question à laquelle les Suisses répondront le 25 novembre va bien au-delà de ses aspects constitutionnels et juridiques, par ailleurs difficiles à saisir et à expliquer: «C’est la nature même de notre démocratie qui est en question.» Et de conclure en soulignant la parenté entre l’initiative de l’UDC et cette démocratie «illibérale» qui monte dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis, brillamment analysée par l’universitaire américain Yascha Mounk dans son ouvrage «Le peuple contre la démocratie» (Editions de l'Observatoire, 2018) récemment publié en français et dont <a href="https://bonpourlatete.com/actuel/le-peuple-contre-la-democratie-comprendre-le-populisme"><em xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml">Bon pour la tête</em></a><em></em> a rendu compte.</p><h3>Le peuple n'est pas un gros mot<br></h3><p>La question centrale à laquelle cherche à répondre Yascha Mounk n’est pas seulement de savoir de quoi se nourrit le populisme mais aussi comment le combattre. Et le brio de son analyse tient en particulier à la capacité du jeune intellectuel à penser contre son propre camp, celui des élites progressistes et cosmopolites. La lutte sera difficile, prévient-il, et il faudra la mener, en partie au moins, sur le terrain même que se sont choisi les populistes. Par exemple en cessant de leur abandonner l’idée de la nation et en réparant une économie déréglée par la mondialisation.</p><p>Si l’on cherchait à tirer les enseignements du livre de Mounk pour le combat contre l’initiative de l’UDC, on pourrait commencer par dire que le peuple n’est pas un gros mot, la souveraineté non plus, mais que le peuple est infiniment trop précieux pour être laissé aux populistes. Or c’est exactement ce qui risque d’arriver si d’aventure le oui devait l’emporter dimanche prochain.</p><p>Les milieux économiques et les partis de la droite classique ont eu raison de ne pas s’en tenir exclusivement à la défense des droits de l’homme et de chercher à contrer l’UDC sur le terrain même et au nom de la démocratie directe. A<em> Arena</em>, la grande émission de débat de la télévision alémanique, le PLR Philipp Müller a par exemple rappelé que le peuple a déjà et depuis longtemps le dernier mot sur toutes les questions importantes et que la seule et bonne manière d’arbitrer une contradiction entre un texte constitutionnel et un traité approuvé antérieurement est de poser loyalement et directement la question au peuple.</p><h3>La part de responsabilité du Conseil fédéral<br></h3><p>A partir de là, tous les problèmes évoqués souvent dans la confusion lors de cette campagne s’éclairent. Certes, le peuple a décidé qu’aucun minaret ne serait plus construit en Suisse. 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L’Italie? «Ce que dit Salvini donne la chair de poule». </p><p>Dick Marty sait que tous les historiens et tous les politologues sont loin d’être d’accord avec cette thèse, mais il maintient que la situation actuelle rappelle les années 30. Parmi les explications, il voit tout à la fois la révolte des couches qui se sentent menacées par des catégories sociales encore plus défavorisées, l’évolution des technologies, et le fait que «les élites politiques n’ont pas été exemplaires.»</p><p>L’idéologie néolibérale, «qui n’a rien à voir avec le libéralisme», porte une lourde responsabilité dans les dérèglements actuels. C’est un «poison» et un jour ce modèle va se casser, est convaincu Dick Marty. Face à ces défis, l’Europe doit s’unir encore plus. Comment? En n’hésitant pas à créer une Europe à plusieurs vitesses. L’Europe s’est agrandie trop vite, son fonctionnement à 28 ou 27 ne permet plus d’avancer. «Il faut des locomotives», sinon il y a un risque de nivellement par le bas. 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Car à lui seul, le fait que le citoyen de 2018 ait moins de pouvoir que celui de 1958 ne suffit pas à expliquer le populisme. Les «Trente Glorieuses» avaient fait reculer les inégalités. La mondialisation les a accentuées à nouveau. Les générations d’après-guerre ont vécu avec la conviction que la vie serait plus facile pour celles qui suivraient. Cet optimisme a disparu, note Mounk. Les études qu’il cite montrent que neuf Américains sur dix nés en 1940 gagnaient à trente ans plus que leurs parents au même âge. Cette proportion n’est plus que d’un sur deux pour les Américains nés en 1980. Les données disponibles suggèrent une évolution analogue en Europe. </p><p>Les développements consacrés aux effets de l’accroissement des inégalités sur la montée du populisme comptent parmi les pages les plus intéressantes de l’ouvrage. Il est de bon ton en effet de mettre en doute toute relation de cause à effet en ce domaine. Les succès tout récents de l’extrême droite dans la Suède prospère tordraient le cou à la thèse selon laquelle le populisme se nourrirait de la colère des «perdants de la mondialisation». Déjà, on avait pu montrer que les classes les plus favorisées avaient bel et bien voté Trump, et les plus fragilisées, Clinton. On pensait détenir la preuve que le récit médiatique associant pauvreté et succès du populisme tenait de la légende urbaine.</p><p>Pas si simple, avertit Mounk. Car entre les plus riches et les plus pauvres, il y a la classe moyenne. Et là, une étude attentive donne un autre éclairage. Les électeurs de Trump sont en moyenne moins diplômés que ceux de Clinton. Ils ont donc des raisons particulières de se sentir plus menacés que d’autres par la mondialisation et l’intelligence artificielle. Ils habitent aussi des régions aux indices de santé moins favorables, au taux de chômage plus élevé, à la mobilité sociale plus faible et où vivent davantage d’individus sans revenu. En 2016, les quinze Etats les moins menacés par l’automatisation ont voté Clinton. Vingt et un des vingt-deux Etats les plus menacés ont choisi son adversaire.</p><p>Le contrat implicite sur lequel les démocraties occidentales ont longtemps fonctionné, et qui consistait à promettre un accroissement constant de la prospérité et des retombées pour le plus grand nombre, est rompu. Il n’y a pas d’analyse du populisme qui tienne, nous dit Mounk, sans prendre en compte cette donnée et sans s’interroger sur ce qui pourrait aujourd’hui remplacer les promesses d’antan pour ressouder la société.</p><p>Cosmopolite revendiqué, Yascha Mounk ne croit toutefois pas que notre avenir soit supranational. Le fait national ne lui paraît pour l’heure guère dépassable. Son appréciation de l’intégration européenne est d’ailleurs souvent sévère. L’immense majorité des citoyens des démocraties occidentales, note-t-il, se sentent encore, et probablement pour longtemps encore, appartenir à un pays déterminé, dont l’histoire et les institutions ont façonné une identité particulière, non interchangeable. Penser qu’à l’heure de la mondialisation, les nations n’existent plus, ou qu’elles sont obsolètes, procède d’une fausse perception de la réalité, quoi qu’aient pu espérer les générations de l’après-guerre et en particulier les pères-fondateurs de l’intégration européenne.</p><p>Pour le meilleur ou pour le pire, la nation va donc perdurer. La grande question n’est donc pas celle de sa disparition, mais bien de savoir ce qu’on peut en faire. Mounk se démarque là avec une grande netteté d’un courant intellectuel sensible aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, qui refuse la nation précisément en raison de son héritage historique – colonialiste, impérialiste, raciste ou guerrier. Ce n’est pas parce que les idéaux des Lumières sur lesquels ont été bâties les démocratiques modernes n’ont pas été atteints ou ont été trahis qu’il faut les abandonner, dit l’auteur en substance. Le «patriotisme inclusif» légué par les révolutions américaine et française et sa promesse d’une émancipation de tous sans distinction d’origine, reste, pour Mounk, un idéal totalement actuel.</p><p>Les civilisations sont mortelles, les démocraties libérales le sont aussi. Le livre de Mounk nous invite à en prendre conscience. L’auteur se refuse cependant au défaitisme. Les moyens de combattre le populisme existent: les droits civiques, la mobilisation citoyenne doivent être utilisés avec une détermination sans faille pour barrer la route à des évolutions qui pourraient, sinon, sonner le glas de nos libertés. 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Un juge fédéral socialiste doit reverser 4% de son salaire au parti, selon les règles du PS adaptées encore récemment, explique Gaël Bourgeois, porte-parole adjoint du PS suisse. Selon notre calcul, cette obole doit se monter en moyenne à quelque 13'000 francs par an au moins, et il y a 9 juges socialistes au Tribunal fédéral. Pour un juge au Tribunal pénal fédéral ou au Tribunal administratif fédéral, le parti se montre plus modeste et se contente de 3%.
L’UDC est moins chère: 2% seulement pour un juge fédéral. Le PDC, plus souple, «invite» mais n’oblige pas les juges à verser une contribution volontaire, souligne la secrétaire générale du parti Béatrice Wertli. Le PLR, lui, n’a pas envie de s’étendre sur la question: il se refuse à donner la moindre information.
Quant aux Verts, ils demandent à «leurs» juges une contribution variant de manière progressive entre 3 et 6% selon le montant du salaire. Les membres du Tribunal fédéral contribuent donc davantage que ceux du Tribunal pénal fédéral ou du Tribunal administratif fédéral dont la classe de salaire est inférieure. En 2016, le total des rétrocessions encaissées de la part des juges fédéraux élus sur proposition des Verts s’est élevé à 124'580 francs, indique la conseillère nationale genevoise et vice-présidente des Verts Lisa Mazzone.
«Briser les liens des magistrats avec les forces politiques»
Commune à tous les partis, de droite comme de gauche, la pratique des rétrocessions demandées aux juges fédéraux fait débat depuis des années. Mais désormais, c’est le GRECO, le Groupe d’Etats contre la corruption, une institution du Conseil de l’Europe dont la Suisse est membre, qui demande son abandon. Ce même GRECO dénonce depuis des années l’opacité totale du financement des partis en Suisse, comme le rappelait Bon pour la tête il y a quelques jours.
Dans leur rapport de mars dernier sur la «prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs», les experts européens soulignent l’importance de «briser les liens des magistrats avec les forces politiques après leur élection». Ils demandent à la Suisse de «supprimer la pratique consistant pour les juges des tribunaux de la Confédération à verser une partie fixe ou proportionnelle du montant de leur traitement aux partis politiques». De telles rétrocessions portent «clairement» atteinte au principe d’indépendance et d’impartialité du pouvoir judiciaire.
La Suisse a jusqu’au 30 juin 2018 pour prendre position. Mais sa réponse ne fait aucun doute. Rien ne changera. L’indifférence quasi générale qui a accueilli les conclusions du GRECO le montre: aucun parti, ni à droite ni à gauche, n’a envie de modifier quoi que ce soit. Lisa Mazzone, qui appuie pourtant totalement le GRECO lorsque celui-ci réclame la transparence sur le financement des partis, et qui siège au comité de l’initiative populaire exigeant des règles en la matière – ce texte vient d’être déposé –, n’est pas favorable à la suppression des rétrocessions. Elle le reconnaît franchement: cette manne constitue une précieuse source de financement pour une petite formation telle que les Verts. Sa suppression ne peut être envisagée sans contrepartie. Elle supposerait un financement public, au moins partiel, des partis. Le PS ne pense pas autrement: tant que la transparence est assurée sur ces rétrocessions, juge Gaël Bourgeois, il n’y a pas de raison de les condamner. Encore moins, ajoute Béatrice Wertli, lorsque le versement se fait sur une base purement volontaire comme au PDC.
L'appartenance au parti plus forte que les qualités professionnelles
Les rétrocessions ne sont pas la seule critique des observateurs européens. Sans remettre en cause la désignation des juges fédéraux par le Parlement – un système qui n’a guère d’équivalent ailleurs –, le GRECO demande à la Suisse d’améliorer le dispositif de sélection des candidats. L’appartenance à un parti, selon lui, joue un trop grand rôle par rapport aux qualités professionnelles des candidats.
Difficile de lui donner tort quand on sait le nombre de contraintes qui s’additionnent lorsqu’il faut repourvoir un siège de juge: le candidat doit non seulement être du bon parti au bon moment, mais aussi parler la bonne langue, car l’équilibre linguistique n’est pas qu’une question symbolique au sein des tribunaux fédéraux: elle est aussi une nécessité pratique pour le fonctionnement des cours. Comment donc s’étonner que ce ne soit pas toujours le meilleur des candidats possibles qui soit élu?
Pour résoudre l’équation, le GRECO préconise la désignation d’un certain nombre au moins de juges sans étiquette politique, sur la base de leurs seules compétences. Mais les chambres fédérales s’y sont catégoriquement refusées jusqu’ici. Cette recommandation risque donc elle aussi de rester lettre morte.
Les partis s’empressent bien sûr de souligner que l’appartenance politique des candidats ne doit pas l’emporter et l’emporte pas dans les faits sur leurs aptitudes professionnelles. Les Verts, dit Lisa Mazzone, sont même prêts à ancrer ce principe dans la loi. Mais de là à renoncer au critère partisan, il y a un pas que les écologistes, pas plus que les autres partis, ne sont pas prêts à franchir.
Une pratique qui devrait tout simplement être interdite par la loi
Le système actuel, défend Lisa Mazzone a le mérite de rendre transparentes les conceptions idéologiques des juges et de les équilibrer au sein des juridictions. «Il ne faut pas se faire d’illusion: même si la couleur politique ne devait formellement plus jouer de rôle, vous ne pourriez pas empêcher les parlementaires de voter en fonction de l’orientation idéologique des candidats et de chercher à la connaître.»
Il n’y a guère que l’Association suisse des magistrats qui ait réagi positivement aux recommandations du GRECO. C’est instructif. Car si la profession comprend très bien que l’élection par le Parlement passe nécessairement par la prise en compte de critères idéologiques, elle déplore qu’un magistrat qui se refuserait à prendre la carte d’un parti n’ait aucune chance d’arriver au Tribunal fédéral.
Quant à la pratique des rétrocessions, l’ancien président – socialiste – du Tribunal fédéral Claude Rouiller déclarait tout haut il y a quelques années au Temps ce que beaucoup de magistrats pensent tout bas: cette pratique devrait tout simplement être interdite par la loi.
Précédemment dans Bon pour la tête
Vous cherchez une influence politique? Mais achetez-la donc!, par Jacques Pilet
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En 2014 également, lors du scrutin sur l’immigration de masse, la tendance n’avait commencé à évoluer en faveur du oui que peu avant la votation.</p><p>Les partisans du rejet semblent désécurisés par la stratégie de campagne de l’UDC. Un style nettement plus modéré que d’ordinaire, des arguments plus techniques aussi. Avec, à la clé, une efficacité qui n’en semble pas moins redoutable. Dimanche prochain, tout le monde prévoit que le résultat sera serré.</p><h3>«Quand le peuple a parlé, il doit être obéi»<br></h3><p>Les défenseurs des droits de l’homme s’étaient préparés à en découdre avec une argumentation tranchée. Pour eux, le scrutin allait être un vote pour ou contre les droits fondamentaux. Las, l’UDC a largement évité le combat sur ce terrain. La Convention européenne des droits de l’homme? Nous ne la remettons pas en cause, assurent, la bouche en cœur toutes les voix du parti. Vrai ou faux, c’est évidemment une autre histoire, mais cela a permis à l’UDC de mener sa campagne pratiquement sur un seul front: celui de la démocratie directe et de la souveraineté populaire.</p><p>En Suisse, c’est le peuple qui décide et quand il a parlé, il doit être obéi: tel est en substance le message de l’UDC. Le peuple ne veut-il plus que l’on construise des minarets en Suisse? On n'en construira plus un seul, et les juges – au Tribunal fédéral ou à Strasbourg – ne doivent plus pouvoir passer outre et ordonner le contraire. Que répondre à cela? Qu’objecter à un discours qui prétend exercer le monopole de la défense de la démocratie directe? Laissera-t-on l’UDC prendre la souveraineté populaire en otage en s’en déclarant la seule vraie dépositaire?</p><h3>Quelle voie choisira la Suisse?<br></h3><p>Ces questions résument un enjeu essentiel de la votation: le 25 novembre marquera-t-il ou non une nouvelle rupture, et cette fois plus profonde que les précédentes, entre le peuple et les «élites», entre la démocratie directe et l'Etat de droit, entre le pouvoir des citoyens et celui des juges? La réponse qui y sera apportée dimanche aura un impact considérable. Elle indiquera la voie que la Suisse suivra ces prochaines années, plus ou moins proche de l'Europe, plus ou moins distante du chemin nationaliste et conservateur vers lequel tendent désormais, en Occident, des forces toujours plus actives dans des pays toujours plus nombreux.<br></p><p>Dans l’immédiat, un oui le 25 novembre aurait pour effet le plus probable de rouvrir le débat pourtant clos sur la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme de l’internement à vie, de l’interdiction des minarets, du renvoi des délinquants étrangers. La conformité avec l’accord sur la libre circulation des personnes de l’initiative contre l’immigration «de masse» devrait également être rediscutée, mais les Suisses risquent d’être de toute façon appelés à se prononcer spécifiquement sur le maintien ou non de cet accord, l’UDC ayant lancé une autre initiative à cet effet.</p><h3>Incertitude permanente<br></h3><p>Et après? A plus long terme, l’initiative «pour l’autodétermination» engendrera une incertitude permanente sur le sort des traités en question. L’UDC pourra revendiquer une adaptation de ces textes et, en cas de refus de nos partenaires – hypothèse la plus probable – une dénonciation. Mais par qui? Le Conseil fédéral? Le Parlement, voire le peuple? L’initiative laisse sans la moindre réponse ces questions pourtant essentielles. Il s’ensuivra immanquablement une confusion totale, sur le plan juridique aussi bien que politique. L’UDC aura alors le champ libre pour mener ce qui pourrait ressembler à une sorte de guerre de harcèlement dans laquelle la volonté populaire sera constamment opposée au refus de la «classe politique» de s’y plier.</p><p>C’est en cela qu’on peut dire qu’avec cette initiative, la souveraineté populaire risque d’être prise en otage par l’UDC. Le journaliste Yves Petignat a très justement observé dans l’une de ses récentes <a href="https://www.letemps.ch/opinions/initiative-juges-etrangers-peuple-contre-democratie">chroniques</a> du <em>Temps </em>que la question à laquelle les Suisses répondront le 25 novembre va bien au-delà de ses aspects constitutionnels et juridiques, par ailleurs difficiles à saisir et à expliquer: «C’est la nature même de notre démocratie qui est en question.» Et de conclure en soulignant la parenté entre l’initiative de l’UDC et cette démocratie «illibérale» qui monte dans plusieurs pays européens et aux Etats-Unis, brillamment analysée par l’universitaire américain Yascha Mounk dans son ouvrage «Le peuple contre la démocratie» (Editions de l'Observatoire, 2018) récemment publié en français et dont <a href="https://bonpourlatete.com/actuel/le-peuple-contre-la-democratie-comprendre-le-populisme"><em xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml">Bon pour la tête</em></a><em></em> a rendu compte.</p><h3>Le peuple n'est pas un gros mot<br></h3><p>La question centrale à laquelle cherche à répondre Yascha Mounk n’est pas seulement de savoir de quoi se nourrit le populisme mais aussi comment le combattre. Et le brio de son analyse tient en particulier à la capacité du jeune intellectuel à penser contre son propre camp, celui des élites progressistes et cosmopolites. La lutte sera difficile, prévient-il, et il faudra la mener, en partie au moins, sur le terrain même que se sont choisi les populistes. Par exemple en cessant de leur abandonner l’idée de la nation et en réparant une économie déréglée par la mondialisation.</p><p>Si l’on cherchait à tirer les enseignements du livre de Mounk pour le combat contre l’initiative de l’UDC, on pourrait commencer par dire que le peuple n’est pas un gros mot, la souveraineté non plus, mais que le peuple est infiniment trop précieux pour être laissé aux populistes. Or c’est exactement ce qui risque d’arriver si d’aventure le oui devait l’emporter dimanche prochain.</p><p>Les milieux économiques et les partis de la droite classique ont eu raison de ne pas s’en tenir exclusivement à la défense des droits de l’homme et de chercher à contrer l’UDC sur le terrain même et au nom de la démocratie directe. A<em> Arena</em>, la grande émission de débat de la télévision alémanique, le PLR Philipp Müller a par exemple rappelé que le peuple a déjà et depuis longtemps le dernier mot sur toutes les questions importantes et que la seule et bonne manière d’arbitrer une contradiction entre un texte constitutionnel et un traité approuvé antérieurement est de poser loyalement et directement la question au peuple.</p><h3>La part de responsabilité du Conseil fédéral<br></h3><p>A partir de là, tous les problèmes évoqués souvent dans la confusion lors de cette campagne s’éclairent. Certes, le peuple a décidé qu’aucun minaret ne serait plus construit en Suisse. Il n’a toutefois pas donné son aval en même temps à une dénonciation de la Convention européenne des droits de l’homme pour le cas où, un jour, la Cour de Strasbourg devait juger cette interdiction inapplicable. Il faut donc admettre que la Convention et les décisions des juges européens continuent à lier la Suisse, et qu’elles continueront à le faire jusqu’à ce que le peuple soit consulté et approuve, le cas échéant, une dénonciation de ce texte.</p><p>Simples en apparence, ces principes supposent un changement en profondeur de la part du Conseil fédéral. Le gouvernement a trop souvent laissé dans le flou les conséquences de l’acceptation d’une initiative contraire à des engagements internationaux. S’agissant de l’initiative contre l’immigration de masse, il a même laissé entendre avant la votation que ce texte contraindrait la Suisse à dénoncer l’accord sur la libre circulation des personnes, avant de finir, trois ans plus tard, par soutenir l’exact contraire. Un tel revirement est délétère et contribue lourdement à entretenir le soupçon que le gouvernement et le Parlement ont cessé d’obéir au peuple.</p><p>Si l’initiative est rejetée dimanche, il ne faudrait surtout pas renoncer à instiller une forte dose de pédagogie démocratique afin que les citoyens soient désormais au clair sur les raisons pour lesquelles les autorités privilégient, exceptionnellement, un accord international sur le résultat d’une votation. 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L’Italie? «Ce que dit Salvini donne la chair de poule». </p><p>Dick Marty sait que tous les historiens et tous les politologues sont loin d’être d’accord avec cette thèse, mais il maintient que la situation actuelle rappelle les années 30. Parmi les explications, il voit tout à la fois la révolte des couches qui se sentent menacées par des catégories sociales encore plus défavorisées, l’évolution des technologies, et le fait que «les élites politiques n’ont pas été exemplaires.»</p><p>L’idéologie néolibérale, «qui n’a rien à voir avec le libéralisme», porte une lourde responsabilité dans les dérèglements actuels. C’est un «poison» et un jour ce modèle va se casser, est convaincu Dick Marty. Face à ces défis, l’Europe doit s’unir encore plus. Comment? En n’hésitant pas à créer une Europe à plusieurs vitesses. L’Europe s’est agrandie trop vite, son fonctionnement à 28 ou 27 ne permet plus d’avancer. «Il faut des locomotives», sinon il y a un risque de nivellement par le bas. 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A 13 ans, il adhère au parti social-démocrate allemand, le SPD, mais il en démissionne en 2015 par une retentissante lettre ouverte publiée dans <em>Die Zeit</em>, critiquant notamment l’attitude de son parti dans la crise grecque.</p><p>L’élection de Donald Trump en 2016 – qu’il a vivement combattue –, le renforce encore dans ses convictions: l’ère de la stabilité démocratique, où libertés individuelles, Etat de droit et suffrage universel semblaient devoir aller immuablement de pair, pourrait bien toucher à sa fin. Mais là où beaucoup croient avoir fait le tour de la question en alertant sur le retour possible d’un fascisme plus ou moins mal dissimulé, Yascha Mounk, lui, développe une pensée beaucoup moins attendue.</p><p>La montée du populisme, nous dit Mounk – et ce constat est troublant –, a quelque chose à voir avec l’hypertrophie de l’appareil administratif et judiciaire entraînée par le développement de l’Etat de droit dans les démocraties occidentales. 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Au contraire, c’est bien parce que le populisme a une légitimité démocratique que les lendemains qu’il annonce risquent d’être sinistres.</p><p>Tout l’intérêt de la pensée de Mounk est de récuser les analyses qui se contenteraient d’opposer à la démocratie anti-libérale ce qu’il appelle un libéralisme anti-démocratique, c’est-à-dire une forme d’organisation politique qui protégerait efficacement les droits des individus et des minorités et prendrait des décisions parfaitement raisonnables mais qui, par défiance, cesserait de croire au suffrage universel comme à la seule légitimité possible de tout gouvernement.</p><p>La position de Mounk le place à contre-courant d’un autre politologue, l’Allemand Jan-Werner Müller, pour qui les mouvements populistes sont d’inspiration antidémocratique par essence. <em><strong><br></strong></em></p><blockquote><p><em><strong>«Je crains, </strong></em>écrit Mounk<em><strong>, que le refus de reconnaître qu’il y a quelque chose de démocratique dans l’énergie qui les a propulsés au pouvoir ne nous empêche de comprendre la nature de leur force d’attraction et rende plus difficile de réfléchir de manière prudente et créative à la façon de les arrêter.»</strong></em></p></blockquote><p>Au chapitre des remèdes justement, Yascha Mounk accorde une grande place à ce qu’il appelle «réparer l’économie». Car à lui seul, le fait que le citoyen de 2018 ait moins de pouvoir que celui de 1958 ne suffit pas à expliquer le populisme. Les «Trente Glorieuses» avaient fait reculer les inégalités. La mondialisation les a accentuées à nouveau. Les générations d’après-guerre ont vécu avec la conviction que la vie serait plus facile pour celles qui suivraient. Cet optimisme a disparu, note Mounk. Les études qu’il cite montrent que neuf Américains sur dix nés en 1940 gagnaient à trente ans plus que leurs parents au même âge. Cette proportion n’est plus que d’un sur deux pour les Américains nés en 1980. Les données disponibles suggèrent une évolution analogue en Europe. </p><p>Les développements consacrés aux effets de l’accroissement des inégalités sur la montée du populisme comptent parmi les pages les plus intéressantes de l’ouvrage. Il est de bon ton en effet de mettre en doute toute relation de cause à effet en ce domaine. Les succès tout récents de l’extrême droite dans la Suède prospère tordraient le cou à la thèse selon laquelle le populisme se nourrirait de la colère des «perdants de la mondialisation». Déjà, on avait pu montrer que les classes les plus favorisées avaient bel et bien voté Trump, et les plus fragilisées, Clinton. On pensait détenir la preuve que le récit médiatique associant pauvreté et succès du populisme tenait de la légende urbaine.</p><p>Pas si simple, avertit Mounk. Car entre les plus riches et les plus pauvres, il y a la classe moyenne. Et là, une étude attentive donne un autre éclairage. Les électeurs de Trump sont en moyenne moins diplômés que ceux de Clinton. Ils ont donc des raisons particulières de se sentir plus menacés que d’autres par la mondialisation et l’intelligence artificielle. Ils habitent aussi des régions aux indices de santé moins favorables, au taux de chômage plus élevé, à la mobilité sociale plus faible et où vivent davantage d’individus sans revenu. En 2016, les quinze Etats les moins menacés par l’automatisation ont voté Clinton. Vingt et un des vingt-deux Etats les plus menacés ont choisi son adversaire.</p><p>Le contrat implicite sur lequel les démocraties occidentales ont longtemps fonctionné, et qui consistait à promettre un accroissement constant de la prospérité et des retombées pour le plus grand nombre, est rompu. Il n’y a pas d’analyse du populisme qui tienne, nous dit Mounk, sans prendre en compte cette donnée et sans s’interroger sur ce qui pourrait aujourd’hui remplacer les promesses d’antan pour ressouder la société.</p><p>Cosmopolite revendiqué, Yascha Mounk ne croit toutefois pas que notre avenir soit supranational. Le fait national ne lui paraît pour l’heure guère dépassable. Son appréciation de l’intégration européenne est d’ailleurs souvent sévère. L’immense majorité des citoyens des démocraties occidentales, note-t-il, se sentent encore, et probablement pour longtemps encore, appartenir à un pays déterminé, dont l’histoire et les institutions ont façonné une identité particulière, non interchangeable. Penser qu’à l’heure de la mondialisation, les nations n’existent plus, ou qu’elles sont obsolètes, procède d’une fausse perception de la réalité, quoi qu’aient pu espérer les générations de l’après-guerre et en particulier les pères-fondateurs de l’intégration européenne.</p><p>Pour le meilleur ou pour le pire, la nation va donc perdurer. La grande question n’est donc pas celle de sa disparition, mais bien de savoir ce qu’on peut en faire. Mounk se démarque là avec une grande netteté d’un courant intellectuel sensible aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, qui refuse la nation précisément en raison de son héritage historique – colonialiste, impérialiste, raciste ou guerrier. Ce n’est pas parce que les idéaux des Lumières sur lesquels ont été bâties les démocratiques modernes n’ont pas été atteints ou ont été trahis qu’il faut les abandonner, dit l’auteur en substance. Le «patriotisme inclusif» légué par les révolutions américaine et française et sa promesse d’une émancipation de tous sans distinction d’origine, reste, pour Mounk, un idéal totalement actuel.</p><p>Les civilisations sont mortelles, les démocraties libérales le sont aussi. Le livre de Mounk nous invite à en prendre conscience. L’auteur se refuse cependant au défaitisme. Les moyens de combattre le populisme existent: les droits civiques, la mobilisation citoyenne doivent être utilisés avec une détermination sans faille pour barrer la route à des évolutions qui pourraient, sinon, sonner le glas de nos libertés. Mais en tous les cas, ce n’est pas en éloignant encore davantage le pouvoir des citoyens que l’on y parviendra.</p><p><hr></p><h4><img class="img-responsive " src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1539095253_9791032904534_lepeuplecontrelademocratie_2018.jpg" width="444" height="683">Yascha Mounk, <em>Le peuple contre la démocratie</em>, Traduction de l’anglais, Editions de L’Observatoire, Paris, 2018, 517 p.</h4><br>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'le-peuple-contre-la-democratie-comprendre-le-populisme', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 853, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1276, 'homepage_order' => (int) 1503, 'original_url' => null, 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 1269, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' } ] $embeds = [] $images = [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) { 'id' => (int) 1432, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'name' => 'justice.jpg', 'type' => 'image', 'subtype' => 'jpeg', 'size' => (int) 111324, 'md5' => '6cec128bb8876c62f900671566bfe5fe', 'width' => (int) 1156, 'height' => (int) 757, 'date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'title' => null, 'description' => null, 'author' => null, 'copyright' => '© GRECO / Bon pour la tête', 'path' => '1507393030_justice.jpg', 'embed' => null, 'profile' => 'default', '_joinData' => object(Cake\ORM\Entity) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Attachments' } ] $audios = [] $comments = [] $author = 'Denis Masmejan' $description = 'Dans un récent rapport, le GRECO (Groupe d’Etats du Conseil de l’Europe contre la corruption) critique sèvèrement le fonctionnement de la justice en Suisse. 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