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Actuel / Est-ce qu’un coup de force du pouvoir exécutif installe de manière durable un régime autoritaire? Le cas de la Tunisie


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La Suisse n’échappe pas à la tendance de nombreux gouvernements démocratiques: suspendre le régime de droit usuel en proclamant un état d’urgence. Elle l’a fait pendant la crise sanitaire et vient de le faire en vue d’une attendue crise énergétique. Examinons ici la très récente application de l’état d’urgence en Tunisie, pour voir dans quelle mesure une telle suspension des droits démocratiques installe de manière irréversible un régime autoritaire.



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La période du rêve démocratique tunisien issu de la Révolution des œillets de 2011 est révolue, mais il n’est pas dit qu’un pouvoir autoritaire le remplace de manière durable. Cela dépendra de la réaction de la population.

Le coup de force et la nouvelle Constitution du Président Saïed

Depuis la fin de la période coloniale, et jusqu’en 2011, la République tunisienne a connu un régime politique régi par une Constitution, où la figure du Président était centrale. Le premier Président, Habib Bourguiba, élu en 1957, a été remplacé en 1987 par Zine El-Abidine Ben Ali, après un coup d’Etat. En 2011, la Révolution des œillets a conduit au départ de Ben Ali, à qui les insurgés ont reproché de gouverner de manière trop autoritaire. Après un long processus de discussion entre les différents acteurs de la vie publique issus de la Révolution, la Constitution de 2014 introduisait en Tunisie un régime démocratique parlementaire, dans lequel une pluralité de partis pouvaient s’exprimer, et où le pouvoir était réparti entre la présidence, le gouvernement et le parlement. 

La surprise fut réelle lorsqu’en juillet 2021, le quatrième Président tunisien, Kaïs Saïed, pourtant démocratiquement élu en 2019, a décrété l’état d’urgence. Saïed a procédé par étapes: le 25 juillet 2021, il suspend le parlement, et s'autoproclame le leader du pays et chef de son parti; il concentre les pouvoirs sur lui, en se positionnant en législateur, puis en mars 2022 il dissout le parlement; en juillet 2022, il réussit à faire adopter par référendum une nouvelle Constitution, qui lui donne les pleins pouvoirs. 

Ces décisions n’étaient pas fondées en droit: Saïed a bien invoqué l’Art. 80 de la Constitution de 2014, mais n’en a pas respecté les conditions d’application; il s’est placé dans le cadre des textes, mais pas dans la légalité. Or, comme le parlement n’avait pas réussi à se mettre d’accord sur la nomination de la Cour constitutionnelle, pourtant prévue par la Constitution de 2014, il n’y a pas eu d’instance à laquelle le parlement aurait pu faire appel en la matière, laissant ainsi le champ libre au Président.

Il y a bien eu des réactions au coup de force de la part des partis et de composantes de la société civile, et quelques critiques ont été formulées par les démocraties occidentales (voir le rapport de la Commission de Venise), mais cela n’a pas suffi à faire changer la trajectoire de Saïed, qui s’est montré très déterminé. Depuis juillet 2021, les interventions de la police et de l’armée, qui sont sous l’autorité du Président, ont été plus nombreuses que pendant les dix années précédentes, avec arrestations, assignations à résidence de leaders politiques, et interdictions de manifestations contre le Président. De 2011 à juillet 2021, il y a eu 10 procès devant les tribunaux militaires, soit 10 en 10 ans, et dans la période suivante, jusqu’à mars 2022, il y en a eu 22 en 7 à 8 mois. On pourrait en conclure que ces évolutions remettent en question les acquis de la Révolution, et qu’elles sont un grave danger pour la démocratie et les libertés. Pourtant, certains pensent qu’il s’agit juste d’une étape sur le chemin vers une forme de démocratie plus mûre.

L'assise du Président

La démocratie instaurée avec la Constitution de 2014 a donné lieu à une instabilité permanente. Les partis n’ont pas réussi à s’entendre pour faire croître le pays et  résoudre les graves problèmes économiques qui étaient à la racine des revendications révolutionnaires. Ainsi – comme nous l’a dit Wahid Ferchichi, co-fondateur et président honoraire de l’Association tunisienne de défense des libertés individuelles (ADLI) – on peut comprendre que la population puisse avoir cru au bien-fondé du changement abrupt causé par le Président Saïed, car elle y aurait vu une lueur d’espoir, pour sortir d’une situation très dégradée.

En effet, l’impression répandue est que sous le régime autoritaire du Président Ben Ali l’économie tournait bien mieux, et qu’après la Révolution, la situation s’est dégradée. Le budget de l’Etat tunisien s’est fragilisé. En 2011, l’Etat disposait de 36 mois d’avance pour le paiement des salaires des fonctionnaires; en 2016, il ne disposait plus que de 1 ou 2 mois d’avance, ce qui a poussé la Tunisie à demander un emprunt au Fond monétaire international (FMI). Ces données sont expliquées en grande partie par l’accroissement du nombre de fonctionnaires, passé de 450’000 en 2011 à 600’000. De fait, la proportion de la masse salariale de la Fonction publique dans le budget de l’Etat est l’une des plus élevées au monde. Ces considérations expliquent en grande partie le soutien implicite que la population tunisienne a donné à Saïed.

Souhail Belhadj, chercheur auprès du Geneva Graduate Institute, attire notre attention sur le fait qu’un certain nombre de pays et d’organisations partenaires de la Tunisie, comme l’Union européenne, la France, l’Algérie et la Turquie, souhaitaient aussi ardemment que le pouvoir retrouve un centre de gravité défini, avec une préférence pour que ce centre se situe au niveau de la Présidence. L’UE a prévu de consacrer 1,2 milliards d’euros sur une période de 8 ans pour soutenir l’économie tunisienne, et elle trouvait très gênant que récemment les ministères tunisiens changent de tête tous les 6 mois.

Au final, vu que la plupart des partis ont simplement appelé à boycotter le référendum constitutionnel de juillet 2022, il a suffi au Président que moins d’un tiers de la population participe au référendum pour instaurer la nouvelle Constitution, étant donné qu’aucun nombre minimum de participants au vote n’était requis.

Le rôle de la mouvance islamiste

Dans le monde arabe il est impossible pour un leader qui souhaite parvenir au pouvoir de ne pas se positionner sur le rôle de l’islam. Pour Bourguiba, fer-de-lance du mouvement pour l’indépendance, l'islam était un frein au développement. Il a donc voulu le contrôler, par exemple en étatisant l’institution des imams (dans le cadre de la Constitution de 1959). Le Président Saïed, quant à lui, est arrivé au pouvoir soutenu par Ennahda, le principal parti de la mouvance islamiste tunisienne. Ce n’est pourtant pas de l’association avec Ennahda que doivent venir les peurs: bien que ce parti ait gagné les élections en 2011, il est arrivé en deuxième position lors des élections de 2014, et en 2016, il a renoncé à se qualifier «d’islamiste», se définissant comme parti à caractère civil, séparant clairement le religieux et le politique.

Les observateurs se posent plutôt des questions à partir des changements que Saïed a introduits dans sa Constitution1. Auparavant, l’islam était considéré comme religion d’Etat, mais la Constitution de 2014 spécifiait que la Tunisie était un Etat civil, c’est-à-dire laïc et non militaire. La Constitution du Président Saïed ne dit plus que l’islam est religion d’Etat, mais elle spécifie que l’Etat doit œuvrer pour réaliser les objectifs de l’islam. Ces objectifs sont explicitement d’assurer la protection du corps, de l’honneur, de l’esprit, et de la religion. A la lumière de ceci on peut légitimement craindre qu’il y ait par exemple des évolutions en matière d’avortement, de tolérance de l’alcool et des stupéfiants, de droit de manifester et sur la moralité publique. Malgré cela, Souhail Belhadj est convaincu que le pays est en route pour la sécularisation, et que ce mouvement, soutenu par le développement des politiques en matière d'éducation, ne s'arrêtera pas. 

Conclusion

Pour évaluer la portée du coup de force du Président Saïed, il faut tenir compte du contexte économique et politique très dégradé dans lequel il a eu lieu, et il faut avoir conscience du fait que la Révolution n’est pas arrivée sans préparation: le cycle protestation/répression ayant entraîné la chute du régime du Président Ben Ali a commencé bien avant l’hiver 2010-2011. Déjà en 2008 on entrevoyait la possibilité qu’une nouvelle configuration autoritaire s’agence2. Aussi, à la suite d’attentats terroristes, l’état d’urgence (et même un couvre-feu) avait déjà été instauré à plusieurs reprises depuis 2011.

En fixant le regard sur la sphère du pouvoir et des institutions, on risque de ne pas voir l’évolution de la société. D’un côté, on peut dire qu’avec un mouvement de balancier, on est revenu à une situation par certains côtés semblable à celle connue sous Ben Ali. D’un autre côté, le pouvoir du Président n’est pas absolu, il y a des contre-pouvoirs. Ainsi, le Tribunal administratif a annulé la décision du Président de licencier 57 magistrats du Conseil supérieur de la magistrature. Pour Fyras Mawazini, directeur du bureau de la fondation DROSOS à Tunis, le Président Saïed est loin d’être un dictateur. Il avance au jour le jour, en équilibriste. Ce comportement mène à un immobilisme politique bienvenu pour la société civile et les partenaires étrangers. Souhail Belhadj confirme ce nécessaire retour à la stabilité. Seul l’avenir nous dira si la dérive autoritaire se confirme, et cela dépendra surtout de la réaction de la population tunisienne.


1Voir par exemple les deux publications de l’ADLI: 

http://adlitn.org/download/pourquoi-le-projet-de-constitution-de-2022-constitue-un-danger-pour-les-droits-et-les-libertes/  

http://adlitn.org/download/pourquoi-nous-rejetons-la-constitution-de-kais-said/  

2Voir pp. 104 et 433 de l’ouvrage collectif «Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon?», sous la direction de Amin Allal et Vincent Geisser, CNRS éditions, Paris, 2018.

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