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Actuel / Briançon: journal de bord avec les migrants

Yves Magat

15 octobre 2018

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© Google earth


Une demi-heure après notre arrivée au Refuge Solidaire pour migrants de Briançon, nous nous retrouvons le couteau-éplucheur en main. Le bâtiment fait partie d’une ancienne caserne des CRS en face de la gare. Il est mis à disposition par la Communauté de commune qui règle aussi les factures d’eau et d’électricité. «La Mairie nous a dit: le lieu est à votre disposition mais c’est à vous de le gérer», explique Pauline Rey, la seule personne ayant une fonction institutionnelle dans le Refuge. Elle est aussi jeune qu’efficace: «C’est un accueil d’urgence de quelques jours. On reçoit tout le monde et on ne pose pas de questions.»

La cuisine est l’ancien garage des véhicules. Il sert de réfectoire et la nuit, on plie les tables pour ajouter des matelas, car le bâtiment n’était prévu que pour quinze personnes. Pour le premier repas que nous préparons nous sommes quatre bénévoles et quatre migrants: ce n’est pas de trop car il y a 104 convives à table! Au menu, deux fois par jour le riz est l’aliment de base. Cela correspond au goût des migrants dont les 90% viennent d’Afrique de l’Ouest: Côte d’Ivoire, Sénégal (souvent de Casamance), Mali, Nigéria, Sierra Leone, Gambie.

Le plus grand nombre vient de Guinée Conakry. Comme Ousmane qui arbore en permanence un large sourire. Lui aussi est passé par le cauchemar libyen. Il y est resté trois ans, dont 8 mois en prison: «On était 8 à 9000 détenus. C’était diabolique, on n’avait rien. On m’obligeait à travailler comme maçon. Je ne croyais pas que j’arriverais un jour en France. Et encore maintenant je me réveille la nuit en croyant que je suis toujours dans la prison.» Finalement, son frère déjà en France lui fait parvenir de l’argent pour payer sa libération et sa place sur un zodiac. Ousmane est sauvé de justesse du naufrage par un bateau espagnol puis amené en Sicile. Il me montre des photos prises par les secouristes en pleine mer: «je suis juste derrière cette rangée».

Dans le groupe, Ousmane est photographié par ses sauveteurs espagnols. © Yves Magat

  

Chaque jour des habitants de Briançon amènent de la nourriture. Un couple de maraîchers passe en coup de vent et dépose des caisses de légumes invendus. Une heure plus tard, un vieux monsieur amène trois plaques de beurre: «C’est pour le petit déjeuner!» Denis, le plombier du quartier, tente de réparer l’autocuiseur pour le riz.

Marie-Odile, infirmière retraitée est un pilier du Refuge: elle gère les stocks, ce qui n’est pas une mince affaire car on ne sait jamais à l’avance ce qu’il y aura le lendemain. «Si c’était mes enfants, je serais bien contente que des gens s’en occupent. Et sans nous, les migrants seraient à la rue; on ne sait pas ce qui pourrait se passer.» Les autorités locales l’ont d’ailleurs bien compris; il faut garder une bonne image de Briançon qui vit en partie grâce à la station de ski de Serre-Chevalier où on peut accéder directement en télécabine. Le Refuge permet de gérer le flux des migrants, une vingtaine par jour, qui arrivent et qui partent. Et un accord tacite avec les forces de police: le bâtiment est un sanctuaire où on ne vient pas chercher les migrants pour les expulser vers l’Italie. Une règle qui se limite à quelques mètres carrés. Tous les jours, comme d’autres bénévoles, je fais donc la navette jusqu’à la gare voisine afin d’acheter des billets de train pour ceux qui partent. S’ils le font eux-mêmes, ils risquent l’arrestation.

Coiffeur improvisé devant le Refuge. © Yves Magat

Un Malien me demande: «Je n’ai que 9 euros, est-ce que ça suffit pour Marseille?... » Il a de la chance, le lendemain c’est la Journée du Patrimoine et on peut voyager dans toute la région Provence-Côte d’Azur pour 5 euros! Le Refuge ne finance jamais les billets. C’est aux migrants de se faire envoyer de l’argent. C’est d’ailleurs une autre de mes tâches: aller réceptionner pour eux au centre-ville la maigre somme envoyée par des proches.

Ce matin un couple de vacanciers vient aider en cuisine. C'est en allant à la messe qu'ils ont entendu parler du Refuge. Ici collaborent une centaine de bénévoles de tous âges et tous milieux sans engagement politique apparent: étudiants, stagiaires, chômeurs, actifs, retraités, etc. Des compagnons d'Emmaüs rejoignent régulièrement l'équipe pour quelques jours. En fonction des envies et des compétences, chacun a un ou plusieurs rôles. Les bénévoles sont naturellement aidés par les migrants. Depuis l’ouverture du Refuge il y a un an, 40'000 repas ont été servis. Près de 6000 personnes sont passées par ici.

Au réfectoire 60 à 100 repas sont préparés deux fois par jour. © Yves Magat

Nouvelle journée, nouveau menu. Et en cette saison un sacré cadeau: les cagettes de radis! Progress, un Nigérian filiforme avec une patience infinie, nous aide à les couper en rondelles. Il a fait le tour de l’Europe et est passé par tous les pays scandinaves ainsi que la Suisse. A chaque fois c’est «back to Italy» au nom des accords de Dublin qui assignent un demandeur d’asile dans le premier pays où il a mis les pieds en débarquant du bateau.

Comme chaque soir nous amenons des migrants au train de Paris. Cette fois ils sont une vingtaine et sur le quai de Briançon certains ont les larmes aux yeux. Comme Maryan lorsqu’elle monte avec sa fille de dix ans. Partie du Mali, elle est sur les chemins de l'exil depuis 11 ans. Sa fille est née en Libye où elle a pu se séparer de son mari qui lui avait été imposé avant son départ. On apprend le lendemain qu’à la gare de Paris Austerlitz la police a pincé six d’entre eux pour les renvoyer en Italie. Heureusement Maryan et sa fille y ont échappé.

Nathalie est une enseignante dynamique qui fonce au Refuge à la sortie de sa classe: «Un jour je ramenais des jeunes et j’ai été traquée par la police comme si j’avais commis un délit. J’ai eu super peur et je me suis dit que mon cœur allait lâcher! Mais maintenant si je me fais arrêter, je suis capable d’assumer, je sais que je suis dans mon droit. En montagne on doit le secours aux gens.»

A travers la frontière, des habits ou des marques indiquent les chemins aux migrants. © Yves Magat

Un jour je vais rechercher aux urgences un jeune Ivoirien soigné pour une entorse. Il a 16 ou 17 ans et dans la voiture il se confie. Il est parti car il était maltraité par son beau-père et s’est retrouvé à la rue. Au Refuge, une permanence médicale est aussi assurée le matin par des bénévoles ou par Médecins du Monde. Le médecin de garde confirme que les blessures articulaires sont le problème le plus fréquent. Lorsqu’un policier surprend des migrants au passage de la frontière la nuit dans la forêt, il dégaine et les somme de s’arrêter. Pris de panique, ces migrants qui ont entre 16 et 30 ans s’enfuient en courant dans le noir sur des chemins escarpés. Les chutes sont fréquentes; il y a déjà eu quatre morts en une année.

Ibrahim n’est pas originaire d’Afrique de l’Ouest: il a fui le Yémen en guerre. Lors de son passage en Libye il a contracté une infection à la jambe et marche depuis avec une canne. La course poursuite à travers le col de Montgenèvre était donc exclue. Alors il a fait du stop du côté italien et s’est fait prendre par un couple français de la région. Ibrahim explique qu’il a fondu en larmes lorsqu’il a appris que le conducteur risquait la prison et une lourde amende s’il se faisait arrêter. «Et il ne m’a même pas demandé d’argent», ajoute-t-il… Deux jours plus tard, lorsque nous l’amenons au train de Paris et qu’il trottine avec sa canne sur le quai de la gare, il explique que son séjour en Italie était très dur. Il a même téléphoné à la maison pour dire qu'il voulait rentrer au pays. Mais son père l'a encouragé à continuer. Ibrahim monte dans le wagon en route vers l’inconnu… et c’est nous qui avons le blues!

«Si j’ai une fille je ne veux pas qu’elle soit comme moi excisée», 
jeune ivoirienne.

Un couple est arrivé. Ce n’est pas fréquent. Ils sont ivoiriens et éperdument amoureux! Je les surnomme Roméo et Juliette, ce qui les arrange car ils ne veulent pas que leur famille sache où ils se trouvent. La jeune femme de 22 ans est enceinte de huit mois. C’est un miracle qu’elle n’ait pas accouché en montagne, car elle a fait une chute sur son ventre en courant. Ses parents voulaient qu’elle épouse un vieux bonhomme qui avait déjà deux femmes. Son compagnon me montre une blessure au bras infligée par le patriarche en question. Dans un français parfait les tourtereaux expliquent que «à notre époque, on épouse quelqu’un qu’on aime et pas qu’on nous oblige». En plus, ajoute la Juliette ivoirienne, «si j’ai une fille je ne veux pas qu’elle soit comme moi excisée».

Ce soir c’est la fête. Le propriétaire d’un camion-pizza finit sa saison. Il a proposé de venir au refuge servir 80 repas. A la file indienne chacun compose sa pizza avec les ingrédients proposés et les passe au pizzaiolo.

 

Un pizzaiolo est venu cuire 80 pizzas pour les migrants. © Yves Magat

Autre jour, autre tâche. Nous amenons quinze migrants s’enregistrer au commissariat de police. Ce sont des jeunes qui se déclarent mineurs et seront transférés à Gap où, en l’absence de papiers d’identité, on déterminera leur âge. Certains ont un visage de poupons, mais en général à peine 20% seront reconnus comme mineurs. Les autres risqueront le renvoi vers l’Italie.

Branle-bas de combat. Coulibaly le Malien a jeté son sac dans un buisson la veille au-dessus de Briançon pour échapper à la police. Il est catastrophé car il a laissé dedans des papiers et de l’argent. Et il ne peut pas aller le rechercher car il risquerait l’arrestation. Du coup trois bénévoles partent à sa recherche: une aiguille dans une botte de foin! Mais on y croit. Au fur et à mesure de leur progression, ils m’envoient par WhatsApp des photos des lieux que je montre au migrant. Et il finit par reconnaître l’endroit. Je renvoie les photos avec des flèches et… miracle: le sac est retrouvé. Dans le Refuge tout le monde applaudit.

Enregistrement des mineurs au poste de police de Briançon. © Yves Magat

Un nouveau venu anglophone: c’est un jeune Gambien athlétique et bavard qui bredouille quelques mots d’allemand. Il m’explique qu’il les a appris à la prison de Berne! Moussa a cherché deux fois à aller d’Italie en Allemagne avec la mauvaise idée de vouloir passer par la Suisse. La première fois il est détenu deux semaines avant d’être renvoyé en Italie, mais la deuxième fois il écope de deux mois car il y a récidive. «C’est absurde, dit-il, on m’a fait voyager en wagon cellulaire privé comme un président pour me mettre ensuite dans un avion de Zurich à Milan. Il suffisait de me laisser passer en Allemagne; cela aurait coûté moins cher à la Suisse!»

Lorsque des migrants arrivent tout au long de la journée et surtout la nuit, ils sont épuisés et assoiffés: c’est toujours un moment très fort. Un très jeune mineur solitaire apparaît et s’affale sur sa chaise. Je lui donne une petite tape sur l'épaule en lui disant: «Bravo tu as réussi!». Il sourit avec fierté. Mais pour lui comme pour beaucoup d’autres, je me demande si tous ces risques encourus, l'argent investi et les souffrances endurées ont vraiment un sens par rapport à ce qui les attend dans cette Europe vieillissante qui se referme. A part les mineurs reconnus, la plupart n’obtiendront pas le statut de réfugiés. Ils seront refoulés en Afrique s’ils ne réussissent pas à passer dans la clandestinité et la précarité qui lui est associée.

Yves Magat, avec Elisabeth Zurbriggen 


Le Refuge Solidaire de Briançon : une réponse à l’urgence

Soyons clairs: les bénévoles du Refuge Solidaire de Briançon, auxquels nous avons apporté une modeste collaboration de deux semaines avec ma femme, n’ont en aucun cas l’objectif de favoriser les migrations de l’Afrique vers l’Europe ni de jouer aux passeurs de bonne volonté. Leur seul but est d’agir matériellement «ici et maintenant», auprès de personnes en situation d’urgence dont quatre ont déjà trouvé la mort dans la montagne au cours de l’année écoulée.  

Briançon est une petite ville de 12'000 habitants mais son histoire de bourg de montagne et de population immigrée venue d’autres régions de France a rendu ses habitants sensibles aux difficultés des migrants qui arrivent d’Italie. Au Refuge, personne ne cherche à bercer d’illusion ceux qui y séjournent en route pour Paris, Marseille, Lyon ou parfois l’Espagne. La quasi-totalité des Africains de l’Ouest n’obtiendront jamais le statut de réfugié en France, d’autant moins que leur passage par l’Italie les rend expulsables sans autre considération que l’application aveugle des accords de Dublin.

Au Refuge Solidaire, il est hors de question d’instrumentaliser les migrants à des fins politiques comme viennent à nouveau de le faire samedi des groupuscules irresponsables qui se prétendent anarchistes. Ce n’est pas en saccageant le golfe transfrontalier du Montgenèvre que la condition des migrants va s’améliorer. Au contraire, cela crée l’amalgame dans les esprits et une militarisation accrue de la frontière.

Observatoire de la migration

Cela dit, Briançon est un point d’observation privilégié du phénomène migratoire actuel. Comme vient de le répéter lundi soir, lors des Rencontres Internationales de Genève sur le thème «Exils et refuges», la politologue française Catherine Wihtol de Wenden, (auteure de l’Atlas des Migrations, édit. Autrement, Paris, mai 2018): «Les gens du Sud nous ressemblent de plus en plus, ils sont mobiles. Mais le droit à la mobilité est inégal; deux tiers des habitants de la planète ne l’ont pas.» Et de rappeler qu’aujourd’hui sur la Terre, un milliard d’habitants (sur un total de 7 milliards) sont en situation de mobilité. Les trois quarts d’entre eux sont toutefois des migrants internes à leur pays.

Lorsque on partage au Refuge Solidaire les corvées de cuisine avec des migrants, on constate que leurs motivations de départ sont variées. Il y a bien sûr ceux qui fuient les guerres, les dictatures, les changements climatiques et la misère causée par la malgouvernance et la corruption. Mais d’autres veulent s’échapper du carcan de traditions désuètes et cruelles dans un monde globalisé où on peut se comparer d’un continent à l’autre depuis le fond de la brousse. Les mariages forcés, la maltraitance des enfants, le décès précoce des parents, les mutilations sexuelles des filles ou les épidémies mettent aussi sur le chemin de l’exil de nombreux Africains souvent très jeunes. Sans compter le désir d’étudier et la part de rêve inhérente à l’être humain qui fait croire à beaucoup de garçon qu’ils deviendront un jour en Europe de grands footballeurs…

Yves Magat


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