Reportage / Le 7 octobre a tué l'illusion israélienne
Un poste de contrôle israélien à Jérusalem-Est. © D.L.
On a vite oublié les attaques du 7 octobre, ce que le Hamas avait d'ailleurs prévu, pour évoquer désormais la contre-attaque israélienne dans Gaza. Il est pourtant nécessaire de comprendre en quoi ces attaques ont fédéré toutes les peurs de la société israélienne, pour en faire le ressort principal de la guerre en cours.
«Pourquoi voulez-vous que nous cherchions une solution quand il n'y a pas de problème?» C'est ainsi que Gadi Baltiansky, ancien attaché de presse de Ehud Barak, posait pour moi le point de vue israélien sur le problème palestinien. Directeur de l'Initiative de Genève, infatigable activiste pour la paix avec la Palestine, Batliansky observe la guerre en cours: «Après le 7 octobre, plus personne en Israël ne pourra jamais plus me dire qu'il n'y a pas de problème».
Jusqu'au 6 octobre en effet, les Israéliens, leur gouvernement et leur armée, tous vivaient dans une bulle idéologique si épaisse que les preuves d'une attaque imminente ont été discréditées comme propagande. Le 22 septembre, quelques jours avant l'assaut fatal, Bibi Netanyahou, annonçant le futur traité de paix avec l'Arabie saoudite, se rengorgeait à la tribune de l'Assemblée générale des Nations Unies: «Tout le Moyen-Orient change. Nous mettons à bas les murs de l'inimitié. Nous apportons une possible paix pour toute la région». Lisez: le problème palestinien est résolu, passons à autre chose et faisons des affaires. Une bonne partie du discours de Bibi parle d'ailleurs de cela, de cette économie israélienne sophistiquée et florissante, avenir unique pour une population chloroformée aux restaurants de luxe et aux vacances à Dubaï. En une seule journée d'enfer, ce ne sont pas seulement 1'200 victimes civiles qui ont été brutalement assassinées, c'est cette conception myope que les habitants d'Israël avaient de leur Etat et de son avenir qui s'est effondrée, et qui ne reviendra plus.
Cette conception remonte, plus ou moins, aux Accords d'Oslo de 1993, que le signataire israélien, Ytzhak Rabin, a payés de sa vie en 1995. Ces Accords, impraticables et jamais exécutés, ont néanmoins offert à la société israélienne l'illusion que la menace palestinienne était définitivement écartée, que petit à petit leur Etat pourrait s'arroger toute la Cisjordanie, que les Palestiniens se satisferaient à la longue de quelques miettes. Bref, que la première phase d'établissement de l'Etat, ponctuée de quatre guerres entre 1948 et 1973, était terminée et qu'on pouvait enfin passer à autre chose.
Yossi Beilin, ancien ministre de Rabin, qui fut le négociateur en chef de ces Accords comme de ceux de Genève, avoue lui-même avoir été «intoxiqué par la majorité qui soutenait (Oslo)». Il me recevait dans son salon d'un quartier huppé du nord de Tel Aviv et m'avait préparé un délicieux café à la cardamome. Tous les rideaux étaient tirés. Le téléphone ne sonnait pas. Assis dans son canapé, cet ami de longue date de Joe Biden, qui a bien connu Sadate et Assad, ressemblait à une relique d'un passé enfoui, presque oublié. L'œuvre de sa vie sera d'avoir contribué, bien malgré lui, à endormir ses compatriotes dans un sentiment fort mal avisé de sécurité et de supériorité définitive sur le camp opposé.
Yossi Beilin © D.L.
Dans mon hôtel, sur le bord de mer fouetté par un vent du sud, le lobby grouillait d'activité. A l'heure où les restaurants sont déserts et le tourisme inexistant – tous les musées ont fermé pour permettre à leur personnel de rejoindre l'armée – cette activité m'étonnait. Il ne s'agissait pourtant pas de voyageurs mais de réfugiés de l'intérieur. Environ 350'000 personnes ont fui les zones de combat au nord et au sud d'Israël, ce que les Gazaouis n'ont pas eu le loisir de faire. Et ces réfugiés sont logés dans les hôtels de la capitale, de Jérusalem et d'autres villes en attendant de pouvoir réintégrer leurs maisons. Personne ne peut leur dire quand ils pourront recommencer à vivre normalement – si ce mot existe. Car l'attaque du 7 octobre a aussi révélé à quel point ces résidents des zones proches de Gaza vivaient dans un aveuglement collectif. Pour ceux-ci il était devenu normal de vivre dans des kibboutzim et des villages à deux encablures de Gaza, considérée depuis 2005 par beaucoup comme «la plus grande prison à ciel ouvert au monde». Le festival de musique électronique, organisé par des militants pacifistes aux abords du kibboutz Reim, à trois kilomètres de la frontière, en a subi les conséquences avec ses 260 victimes fauchées en pleine fête. A posteriori, le projet même d'une vaste fête organisée au bord d'un volcan politique crachant la haine et la misère, respire une tragique ignorance des réalités.
Lors d'une soirée mondaine, tout en sirotant des negronis dans un salon luxueux dominant le port de Jaffa, j'ai créé l'effroi en expliquant que je venais de passer la journée à Ramallah, distante de Jérusalem de 15 kilomètres seulement. Parmi les trente invités israéliens, riches et éduqués, personne n'y avait jamais mis les pieds. Je parlais pour eux d'un monde retranché de leur réalité mentale, comme l'est pour moi Pluton. On m'a dit avoir peur de s'y faire attaquer, ou de ne pas pouvoir supporter la vue de leur misère, tout un attirail de raisonnements destinés, pour les Israéliens, à ignorer ce qui se passe sous leur nez et en leur nom. On pense à Versailles en 1788, ou Johannesburg en 1988. Pratiquement personne en Israël, à part ceux qui ont dû s'y rendre en capacité officielle, n'est jamais allé en Cisjordanie. Le contraste entre ces deux mondes était d'une brutalité et d'une violence que les attaques n'ont fait que révéler au plus grand nombre.
La porte de Jaffa, déserte. © D.L.
Dans le kibboutz de Beeri, à quatre kilomètres de Gaza, je parle avec un Israélo-américain, membre des volontaires qui sont venus servir la popotte à un bataillon de Tsahal, désormais établi dans ces petites maisons. Pour lui, «le système de défense du Dôme de Fer est une épée à double tranchant. Cela nous a protégés, mais aussi entretenus dans l'illusion de la sécurité». Cette illusion a explosé comme la maison dont les solives carbonisées se dressent derrière nous. Dans ce kibboutz on a dénombré environ 100 victimes, dont un grand nombre sont tombées sous les coups de leur propre armée. En effet les tankistes de Tsahal ont reçu l'ordre de tirer sur les maisons dont on savait qu'elles contenaient et des otages israéliens, et des assaillants du Hamas. Les soldats de ce bataillon de volontaires, pour beaucoup des trentenaires nés en France, sont concentrés et nerveux. Ils occupent ce village-martyr depuis des semaines et effectuent des missions quotidiennes dans Gaza, dont ils ne me touchent pas mot. Pour eux comme pour la majorité de leurs compatriotes, une illusion s'est définitivement éteinte le 7 octobre. A sa place s'est réveillée une peur indicible.
Dans une vieille ville de Jérusalem désertée, la plupart des échoppes du bazar sont fermées, j'y déambule dans un silence minéral que ne dérangent que les écoliers. Certains marchands sortent même de leur magasin, non pour me proposer leurs tapis, mais pour quémander quelques sous. Dans cette ville-monde, ordinairement bondée jusque dans ses arrières-cours, parmi ces gens qui ne vivent que du tourisme, on semble se poser la question de Ramuz: et si le soleil ne revenait pas.
Pendant des années le système de gouvernement de Bibi Netanyahou avait consisté, selon la formule officielle, à «tondre le gazon». Cela signifiait, pour Tsahal, rentrer périodiquement en Cisjordanie pour rappeler aux Palestiniens qui est le patron. Alors on tuait quelques chefs, on emprisonnait des centaines de jeunes hommes et même d'enfants, on rasait des villages et des oliveraies et on repartait, certain que les velléités palestiniennes d'émancipation étaient aussi nettes qu'une pelouse de golf. Et puis depuis 2011 le système de défense du Dôme de Fer liquidait la plupart des roquettes ennemies avant impact. Dans mon hôtel, au milieu de la nuit, j'ai fini, moi aussi, par m'habituer à ces explosions aériennes. Enfin on arrosait le Hamas de dollars en liquide, ce dont Bibi se vantait en plus, pour les endormir et les corrompre, et les habituer à l'existence de Gaza comme réalité durable. Ce qui n'a abouti à endormir et à corrompre que le gouvernement israélien et ses administrés.
Le matin du 7 octobre, l'impossibilité de leur monde a explosé en pleine figure des Israéliens. Pire, l'attaque du Hamas a également offert la preuve que le seul et unique avantage d'Israël sur les Palestiniens, c'est-à-dire la force militaire, était inutile. C'est pour cela que, depuis deux mois maintenant, une peur abyssale et atavique s'est insinuée partout en Israël. La population a compris que pendant que certains défilaient par millions pour renverser Bibi et s'entre-déchirer, les colons continuaient d'occuper et de chasser de leurs terres les colonisés cisjordaniens, nourrissant chez eux une haine totale contre l'Etat juif. Et les Gazaouis vivaient dans une misère crasse tandis qu'une revanche se préparait, dont Israël était avertie en détails, sans jamais la prendre au sérieux.
Cette peur désormais omniprésente est le premier ressort de l'incroyable violence des combats qui sont en train d'avoir lieu. Elle trouve ses racines dans la raison d'être d'Israël, cet exercice particulièrement délicat, et peut-être impossible, de régulation démographique, c'est-à-dire d'épuration ethnique permanente – j'en reparlerai en détail dans ma prochaine contribution. Car si Israël peut compter sur sa force et sur l'alliance américaine, les Palestiniens ont la démographie de leur côté. Pour laquelle, me rappelait Yossi Beilin avec un fatalisme palpable, «il n'existe pas de statu quo».
Au kibboutz Beeri, village-martyr du 7 octobre. © D.L.
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L'œuvre de sa vie sera d'avoir contribué, bien malgré lui, à endormir ses compatriotes dans un sentiment fort mal avisé de sécurité et de supériorité définitive sur le camp opposé.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1702502625_yossibeilin.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>Yossi Beilin © D.L.</em></h4> <p>Dans mon hôtel, sur le bord de mer fouetté par un vent du sud, le lobby grouillait d'activité. A l'heure où les restaurants sont déserts et le tourisme inexistant – tous les musées ont fermé pour permettre à leur personnel de rejoindre l'armée – cette activité m'étonnait. Il ne s'agissait pourtant pas de voyageurs mais de réfugiés de l'intérieur. Environ 350'000 personnes ont fui les zones de combat au nord et au sud d'Israël, ce que les Gazaouis n'ont pas eu le loisir de faire. Et ces réfugiés sont logés dans les hôtels de la capitale, de Jérusalem et d'autres villes en attendant de pouvoir réintégrer leurs maisons. Personne ne peut leur dire quand ils pourront recommencer à vivre normalement – si ce mot existe. Car l'attaque du 7 octobre a aussi révélé à quel point ces résidents des zones proches de Gaza vivaient dans un aveuglement collectif. Pour ceux-ci il était devenu normal de vivre dans des kibboutzim et des villages à deux encablures de Gaza, considérée depuis 2005 par beaucoup comme «la plus grande prison à ciel ouvert au monde». Le festival de musique électronique, organisé par des militants pacifistes aux abords du kibboutz Reim, à trois kilomètres de la frontière, en a subi les conséquences avec ses 260 victimes fauchées en pleine fête. <em>A posteriori</em>, le projet même d'une vaste fête organisée au bord d'un volcan politique crachant la haine et la misère, respire une tragique ignorance des réalités.</p> <p>Lors d'une soirée mondaine, tout en sirotant des negronis dans un salon luxueux dominant le port de Jaffa, j'ai créé l'effroi en expliquant que je venais de passer la journée à Ramallah, distante de Jérusalem de 15 kilomètres seulement. Parmi les trente invités israéliens, riches et éduqués, personne n'y avait jamais mis les pieds. Je parlais pour eux d'un monde retranché de leur réalité mentale, comme l'est pour moi Pluton. On m'a dit avoir peur de s'y faire attaquer, ou de ne pas pouvoir supporter la vue de leur misère, tout un attirail de raisonnements destinés, pour les Israéliens, à ignorer ce qui se passe sous leur nez et en leur nom. On pense à Versailles en 1788, ou Johannesburg en 1988. Pratiquement personne en Israël, à part ceux qui ont dû s'y rendre en capacité officielle, n'est jamais allé en Cisjordanie. Le contraste entre ces deux mondes était d'une brutalité et d'une violence que les attaques n'ont fait que révéler au plus grand nombre.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1702552536_laportedejaffadserte.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>La porte de Jaffa, déserte. © D.L.</em></h4> <p>Dans le kibboutz de Beeri, à quatre kilomètres de Gaza, je parle avec un Israélo-américain, membre des volontaires qui sont venus servir la popotte à un bataillon de Tsahal, désormais établi dans ces petites maisons. Pour lui, «le système de défense du Dôme de Fer est une épée à double tranchant. Cela nous a protégés, mais aussi entretenus dans l'illusion de la sécurité». Cette illusion a explosé comme la maison dont les solives carbonisées se dressent derrière nous. Dans ce kibboutz on a dénombré environ 100 victimes, dont un grand nombre sont tombées sous les coups de leur propre armée. En effet les tankistes de Tsahal ont reçu l'ordre de tirer sur les maisons dont on savait qu'elles contenaient et des otages israéliens, et des assaillants du Hamas. Les soldats de ce bataillon de volontaires, pour beaucoup des trentenaires nés en France, sont concentrés et nerveux. Ils occupent ce village-martyr depuis des semaines et effectuent des missions quotidiennes dans Gaza, dont ils ne me touchent pas mot. Pour eux comme pour la majorité de leurs compatriotes, une illusion s'est définitivement éteinte le 7 octobre. A sa place s'est réveillée une peur indicible.</p> <p>Dans une vieille ville de Jérusalem désertée, la plupart des échoppes du bazar sont fermées, j'y déambule dans un silence minéral que ne dérangent que les écoliers. Certains marchands sortent même de leur magasin, non pour me proposer leurs tapis, mais pour quémander quelques sous. Dans cette ville-monde, ordinairement bondée jusque dans ses arrières-cours, parmi ces gens qui ne vivent que du tourisme, on semble se poser la question de Ramuz: et si le soleil ne revenait pas.</p> <p>Pendant des années le système de gouvernement de Bibi Netanyahou avait consisté, selon la formule officielle, à «tondre le gazon». Cela signifiait, pour Tsahal, rentrer périodiquement en Cisjordanie pour rappeler aux Palestiniens qui est le patron. Alors on tuait quelques chefs, on emprisonnait des centaines de jeunes hommes et même d'enfants, on rasait des villages et des oliveraies et on repartait, certain que les velléités palestiniennes d'émancipation étaient aussi nettes qu'une pelouse de golf. Et puis depuis 2011 le système de défense du Dôme de Fer liquidait la plupart des roquettes ennemies avant impact. Dans mon hôtel, au milieu de la nuit, j'ai fini, moi aussi, par m'habituer à ces explosions aériennes. Enfin on arrosait le Hamas de dollars en liquide, ce dont Bibi se vantait en plus, pour les endormir et les corrompre, et les habituer à l'existence de Gaza comme réalité durable. Ce qui n'a abouti à endormir et à corrompre que le gouvernement israélien et ses administrés.</p> <p>Le matin du 7 octobre, l'impossibilité de leur monde a explosé en pleine figure des Israéliens. Pire, l'attaque du Hamas a également offert la preuve que le seul et unique avantage d'Israël sur les Palestiniens, c'est-à-dire la force militaire, était inutile. C'est pour cela que, depuis deux mois maintenant, une peur abyssale et atavique s'est insinuée partout en Israël. La population a compris que pendant que certains défilaient par millions pour renverser Bibi et s'entre-déchirer, les colons continuaient d'occuper et de chasser de leurs terres les colonisés cisjordaniens, nourrissant chez eux une haine totale contre l'Etat juif. Et les Gazaouis vivaient dans une misère crasse tandis qu'une revanche se préparait, dont Israël était avertie en détails, sans jamais la prendre au sérieux.</p> <p>Cette peur désormais omniprésente est le premier ressort de l'incroyable violence des combats qui sont en train d'avoir lieu. Elle trouve ses racines dans la raison d'être d'Israël, cet exercice particulièrement délicat, et peut-être impossible, de régulation démographique, c'est-à-dire d'épuration ethnique permanente – j'en reparlerai en détail dans ma prochaine contribution. Car si Israël peut compter sur sa force et sur l'alliance américaine, les Palestiniens ont la démographie de leur côté. Pour laquelle, me rappelait Yossi Beilin avec un fatalisme palpable, «il n'existe pas de statu quo».</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1702552579_kibboutzbeeri.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>Au kibboutz Beeri, village-martyr du 7 octobre. © D.L.</em></h4>', 'content_edition' => '«Pourquoi voulez-vous que nous cherchions une solution quand il n'y a pas de problème?» C'est ainsi que Gadi Baltiansky, ancien attaché de presse de Ehud Barak, posait pour moi le point de vue israélien sur le problème palestinien. Directeur de l'Initiative de Genève, infatigable activiste pour la paix avec la Palestine, Batliansky observe la guerre en cours: «Après le 7 octobre, plus personne en Israël ne pourra jamais plus me dire qu'il n'y a pas de problème». Jusqu'au 6 octobre en effet, les Israéliens, leur gouvernement et leur armée, tous vivaient dans une bulle idéologique si épaisse que les preuves d'une attaque imminente ont été discréditées comme propagande. Le 22 septembre, quelques jours avant l'assaut fatal, Bibi Netanyahou, annonçant le futur traité de paix avec l'Arabie saoudite, se rengorgeait à la tribune de l'Assemblée générale des Nations Unies: «Tout le Moyen-Orient change. Nous mettons à bas les murs de l'inimitié. Nous apportons une possible paix pour toute la région». Lisez: le problème palestinien est résolu, passons à autre chose et faisons des affaires. Une bonne partie du discours de Bibi parle d'ailleurs de cela, de cette économie israélienne sophistiquée et florissante, avenir unique pour une population chloroformée aux restaurants de luxe et aux vacances à Dubaï. En une seule journée d'enfer, ce ne sont pas seulement 1'200 victimes civiles qui ont été brutalement assassinées, c'est cette conception myope que les habitants d'Israël avaient de leur Etat et de son avenir qui s'est effondrée, et qui ne reviendra plus.', 'slug' => 'le-7-octobre-a-tue-l-illusion-israelienne', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 549, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 15, 'person_id' => (int) 13781, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 4 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 5 => object(App\Model\Entity\Comment) {}, (int) 6 => object(App\Model\Entity\Comment) {} ], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 5266, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Pourquoi notre orthographe est si terriblement compliquée', 'subtitle' => 'Il y a quelques années, j'ai découvert que la dictée n'était pas un exercice scolaire universel. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. Le k est remplacé par qu pour tous les mots supposés venir du latin – <em>Kan</em> devient quand, <em>kel</em> devient quel, etc; on transforme les f en ph et les t en th lorsque le mot est supposé venir du grec, jusque dans nénuphar qui pourtant nous vient du persan; on écrit <em>ils faisaient</em>, car il vient de <em>fecerunt</em>, un mot qui désormais compte neuf lettres pour quatre sons, et deux fois le doublon <em>ai</em> – car il se fonde sur verbe <em>facere</em> – se trouve prononcé différemment.</p> <p>L'une des clés de cette orthographe consistant à imaginer une continuité entre le français et le latin, la décision a été prise de ne rajouter aucune lettre. Pourtant les sons avaient beaucoup évolué depuis l'empire romain. Les apports germaniques nous ont par exemple donné les <em>on</em>, <em>an</em>, <em>un</em>, <em>oin</em>, etc. Tous ces sons auraient pu être transcrits par une seule lettre. 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Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». 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La langue devient ainsi la nouvelle incarnation de la nation, en remplacement des incarnations précédentes désormais disparues. D'un royaume encore pleinement plurilingue, on entre dans l'ère du monolinguisme français. En 1994, il sera inscrit dans la Constitution que le français est la seule langue de la République. Les autres langues qui existent encore en France, malgré tout, le corse, le breton ou le provençal, n'ont simplement pas droit de cité. Bourdieu a longuement critiqué cet «impérialisme de l'universel» au nom duquel, depuis la Révolution et surtout depuis la République, on a sciemment anéanti les cultures, les langues et les identités locales pour les fondre dans une république plus uniformisante qu'unifiante.</p> <p>En dépit de ces aspects, peu connus mais établis, il reste que la langue française est devenue, bon gré malgré, un facteur d'unité et probablement bien plus que cela. 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La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. 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Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. 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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
7 Commentaires
@willoft 15.12.2023 | 02h27
«Bah, israel va mourrir comme rome est morte
Ce sont des gens qui veulent le passé, dieu quoi »
@miwy 15.12.2023 | 05h29
«Intéressante suite, agréablement subjective, mais comme c’est un subjectivité que je partage, cela me convient. Bien mieux d’ailleurs que les propos de Jacques Pilet, dont j’admire certes la fougue et les justes révoltes, mais dont la subjectivité et le parti pris transpirent très fortement dans ses indignations.
A propos des « massacres » et du « génocide » dont on fait fréquemment état ces jours, un rappel : en Grande-Bretagne, dès 1941, l’opinion se développait selon laquelle la population civile allemande était une cible légitime dans une guerre totale. Et la RAF ne considérait plus les pertes civiles comme des dommages collatéraux lors de l'attaque d'une cible militaire, mais ciblait délibérément les civils dans le but de détruire leur moral.
En juin 1843, Churchill ordonna à la RAF de bombarder Hambourg (1,2 million d'habitants), En une nuit, 45 000 personnes tuées, 180 000 blessés et 60 % des maisons de la ville détruites.
Il y a environ 14 millions de Palestiniens dans le monde et je déplore chaque mort, qu’il soit Palestinien ou Israëlien, Mais les mots ont un sens et doivent être utilisés avec précaution. Parler de génocide ou de nettoyage ethnique lorsqu’un Palestinien sur 1.000 est tué (par rapport à la seule population de Gaza, c’est 0,6 %). est aberrant. Parler de « réfugiés » et de « camps » l’est tout autant. Les Gazaouis sont au mieux des descendants de réfugiés (dont aucun pays arabe ou musulman n’a voulu) et les constructions – on l’a vu lors des destructions – sont en dur.
»
@Bogner Shiva 212 15.12.2023 | 11h50
«Le massacre et le génocide en cours des Palestiniens par les Israëliens me rappelle furieusement celui des Juifs par les nazis !!! Israël va payer très cher ce parallèle que personne n'ose "voir" et dénoncer, et va mettre des décennies à retrouver une légitimité déjà très discutable dans le monde arabe ! Porte grande ouverte à tous les excès terroristes de tous bords...le pire est à venir. Israël a ouvert les portes de l'enfer ! Et en lisant le commentaire de @willoft je constate que l'indicible est admis et légitimisé ...»
@willoft 15.12.2023 | 20h51
«@bogner Shiva
Il n'est pas mon propos de vouloir polémiquer.
Mais faites moi une faveur en m'expliquant l'indicible de mon commentaire.
En vous en remerciant d'avance !»
@Alain Schaeffer 16.12.2023 | 14h20
«La limite de votre (vos) article(s) et de votre logique sur le sujet à Bon Pour La Tête comme souvent ailleurs, c'est d'être complétement axé sur la critique d'une des parties du conflit. Le plus relevant serait d'être critique et de défendre les 2 parties à la fois.»
@simone 19.12.2023 | 12h06
«Article passionnant révélant la faiblesse psychologique d'un des deux adversaires mais aussi l'égalité entre eux dans la haine réciproque. Qui ou quoi arriverait à apaiser cette haine? Malheureusement aucun homme politique nulle part ne semble vraiment s'y intéresser. Dommage que même la Suisse ne soit pas capable de prendre assez de hauteur pour rechercher la paix autrement que par des invectives. »
@stef 03.01.2024 | 22h13
«Superbe analyse, merci»