Reportage / Israël et l'obsession démographique
De gauche à droite: une serveuse de Tel Aviv fière de porter un t-shirt qui qui dit "Fuck Hamas"; le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie à Jérusalem est; le mémorial sur le lieu de l’assassinat de Rabin. © D.L.
Parmi les enjeux vitaux auxquels fait face Israël, la démographie est certainement le premier. Dominer démographiquement leur territoire est pour les Juifs une urgence absolue, sans laquelle leur Etat n'a plus de sens. De gauche ou de droite, laïcs ou religieux, tous les Israéliens – ou presque – se retrouvent sur ce projet. Qui est au cœur de la guerre en cours.
«80% de Juifs pour 20% d'Arabes, en excluant bien sûr les Arabes de Cisjordanie: cette proportion-là est viable pour Israël à long terme». Voilà ce que me disait Sergio della Pergola, né en 1942 à Trieste, qui reste aujourd'hui l'autorité définitive en ce qui concerne la démographie israélienne.
Dans l'esprit des Israéliens, les Juifs ne doivent pas seulement être en majorité en Israël, ils doivent constituer une très large majorité sur toutes les autres populations, surtout les Arabes. Car Israël, et cela n'est pas une formule provocatrice, est avant tout un projet démographique.
En 2023 le pays compte presque 10 millions d'habitants, dont 73,5% de Juifs. Les Arabes israéliens comptent pour 21,5% de la population, reste enfin un solde de 5% «d’autres». Un peu plus de 7 millions de Palestiniens vivent en Israël, Cisjordanie et Gaza compris, et 7 autres millions vivent en diaspora, la majorité d'entre eux dans des camps de réfugiés répartis dans les pays de la région. Il y a donc une presque parfaite égalité numérique entre Israéliens et Palestiniens aujourd'hui: 7 millions sur le territoire, 7 millions à l'étranger. Or Yossi Beilin le rappelle: «La démographie ne connaît pas le statu quo». Et celle-ci, chaque Israélien le sait, est en faveur des Palestiniens. Tous groupes confondus les Juifs israéliens font 2,9 enfants par femme, un taux bien supérieur aux taux européens ou asiatiques. Mais les Palestiniens font, eux, 3,6 enfants par femme.
Tout peut ainsi se comprendre à travers le prisme de l'obsession démographique. Il faut continuer et étendre les colonies en Cisjordanie, pour occuper progressivement un territoire sacré et en chasser les Arabes, quels que soient les moyens employés. Et il faut radicaliser la guerre en cours à Gaza, dont le but, selon Netanyahou et tous les officiels interrogés, est de rendre les villes inhabitables pour les Arabes, les forcer à évacuer définitivement la bande et y réinstaller les Juifs.
C'est la conception religieuse et messianique qui est par conséquent en train de s'affirmer dans un chaos inquiétant, sur fond de bombardements aveugles et de massacre délibéré de toute une population. Mais cette conception n'est pas le fruit d'un dévoiement des institutions israéliennes, bien au contraire.
En effet, selon l'intitulé officiel, énoncé dans la déclaration d'indépendance du 14 mai 1948, Israël est un Etat «juif et démocratique». Aux yeux d'un Européen, la contradiction est flagrante: un Etat peut être soit Juif, soit démocratique, mais pas les deux. C'est ce que soutient l'historien Shlomo Sand, l'un des critiques les plus connus de ces conceptions juridiques, en particulier dans Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008): «L'Etat d'Israël refuse toujours (...) de se considérer comme une république au service de ses citoyens. Un quart des citoyens ne sont pas catégorisés comme juifs, et les lois de l’Etat impliquent qu’Israël n’est pas leur Etat et qu’il ne leur appartient pas».
Mais Shlomo Sand le sait, il fait partie d'une petite minorité. Pour une écrasante majorité, de quelque bord politique qu'ils soient, Israël ne peut être qu'un Etat juif et démocratique. Amir Weitmann, genevois de naissance et membre libertarien du Likoud, l'exprime avec concision: «Israël est un pays démocratique parce que c'est un pays juif». Cette corrélation entre les deux termes trouve son explication dans une simple équation démographique: «Le problème des Palestiniens sera insoluble, tant qu'ils seront là. Tout est une question démographique: les Arabes, ou nous».
A l'autre bout du spectre politique, à la gauche laïque et libérale, on trouve l'architecte des Accords d'Oslo de 1993, l'ancien ministre Yossi Beilin. Au terme d'une vie entière consacrée à la recherche d'un compromis avec Arafat et l'OLP, Beilin reconnaît lui-même que «si nous ne faisons rien, il y aura une majorité d’Arabes, et ce sera la fin du projet sioniste. Aucun dirigeant sioniste n’a jamais pensé à une telle option. La démographie est donc l'enjeu principal». Beilin et Weitmann, le laïc de gauche et le religieux d'ultra-droite, tous deux disent exactement la même chose, c'est-à-dire que derrière son intitulé officiel d'Etat juif et démocratique, c'est surtout le mot juif qui compte, chaque jour un peu plus. La démocratie doit s'y plier, dût-elle briser. Cela n'a pas toujours été le cas.
De la fondation d'Israël en 1948 jusque dans les années 70 en effet, Israël était dirigé par les laïcs, occupés à sécuriser les frontières et le fonctionnement de l'Etat. Les religieux et leurs conceptions très lâches de la démocratie étaient respectés mais tenus à distance. La politique démographique des fondateurs était plus un exercice de survie aux attaques des pays voisins arabes lors des quatre conflits de 48, 56, 67 et 73.
Une fois Israël mieux établi, la question des Arabes à l'intérieur même des frontières (lesquelles, d'ailleurs?) est devenue prépondérante. La croissance de leurs revendications et le terrorisme épisodique ont graduellement favorisé la droite, puis l'extrême droite. Menahem Begin, fondateur du Likoud en 1973, puis Ariel Sharon et enfin Netanyahou: grâce à eux, la frange religieuse a gagné en puissance jusqu'à complètement dominer la scène politique israélienne aujourd'hui. Qu'un homme tel qu'Itamar Ben Gvir puisse devenir ministre, lui que l'armée a refusé d'admettre dans ses rangs pour faits de terrorisme, eût été anathème il y a vingt ans.
Le moment pivot a eu lieu lors de la guerre de 1967 et du retour des Juifs à Jérusalem et au Mur des Lamentations. Ces événements ont eu un écho gigantesque dans la société israélienne, qui a réveillé la fibre religieuse et messianique jusqu'alors marginale. Ce n'est pas un hasard si les premières colonies en Cisjordanie – les religieux de tous bords parlent de Judée-Samarie – ont été établies en 1974, en contradiction avec le droit international, et surtout avec le droit israélien lui-même. Et on ne peut comprendre ces colonies sans les inscrire dans l'enjeu démographique.
Fortement droitisée, la société israélienne applaudit aujourd'hui aux efforts de son armée de raser Gaza. Le projet démographico-messianique bat son plein. Le président Herzog déclare ainsi qu'il n'y a «pas de civils à Gaza», une conception qui s'inscrit dans la définition du génocide et permet de «nettoyer» le territoire au profit d'un retour des Israéliens.
Dans son petit bureau de Béthanie, le vieux Ziad Abu Zayyad, ancien ministre d'Arafat, m'expliquait la chose vue depuis la Cisjordanie: «Depuis quelques années, on observe que les Juifs religieux se battent pour un Etat religieux. C'est un danger, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Israéliens laïcs». Ce que Weitmann confirme explicitement: «La finalité de l'implantation juive en Judée-Samarie (Cisjordanie) c'est de dire, c'est notre terre, ce qui est objectivement vrai, donc on ne la rendra jamais». Della Pergola n'est pas d'accord avec cette conception maximaliste: «Avec la classe politique actuelle, qui continue de manger petit à petit la Cisjordanie et les droits des Palestiniens, nous n'aurons plus d'Etat d’Israël». Pourtant ce désaccord n'est qu'apparent, puisque le même Della Pergola soutient que, sans une majorité de 80-20% de Juifs en incluant la Cisjordanie, l'Etat d'Israël n'est pas viable.
C'est précisément pour cela que Netanyahou encourage tellement les religieux extrémistes avec des subsides et des exemptions du service militaire: formant environ 12% de la population, ceux-ci produisent 6,6 enfants par femme. Et Della Pergola prévient: «Si leur fécondité baisse, ne serait-ce que d'un enfant, alors la proportion de Juifs baissera». C'est comme si l'avenir de leur Etat ne tenait, pour les Israéliens, qu'à des statistiques et à leur capacité à renverser, par la force si nécessaire, une réalité défavorable.
Car selon le mythe officiel, qui doit tout justifier, Israël a été fondé «pour un peuple sans terre sur une terre sans peuple». Toutes les impossibles contradictions contenues dans cette formule éclosent dans le sang et feu depuis le 7 octobre, et bien avant cela en réalité. Un peuple sans terre: certainement les Juifs n'avaient pas de pays, mais si le but d'Israël était d'offrir enfin la sécurité aux Juifs, comment on est-on parvenu à faire de ce pays l'endroit au monde où les Juifs sont le plus en danger. Et une terre sans peuple: d'où viennent alors ces millions de Palestiniens, dont le nombre croît plus rapidement que le nombre de Juifs.
Ainsi vit et survit Israël depuis 75 ans, selon des concepts et des obligations qui le contraignent à une politique violente et très incertaine d'épuration ethnique constante, ce dernier mot est crucial. Lorsque la Croatie a chassé les Serbes de son territoire en août 1995, la question était réglée une fois pour toutes. Il en va ainsi, généralement, des épurations ethniques. Si l'on décèle une absence de projet clair en Israël et un flou sur ses buts stratégiques, c'est que ceux-ci sont littéralement indicibles. Car pour obtenir et maintenir leur équilibre de 80-20, Israël n'a d'autre choix que de poursuivre et d'intensifier cette politique d'épuration ethnique constante: démoraliser, chasser, déposséder, emprisonner les Arabes de Cisjordanie et de Gaza devient ainsi non pas un malheureux dégât collatéral, mais le but même de tout gouvernement israélien.
En sortant d'un café de Jérusalem avec l'ancien Grand rabbin de France Gilles Bernheim, je n'avais pu retenir mon émotion: «Quand on connaît ces millénaires de très haute culture juive, ces foules de philosophes, de musiciens, d'hommes d'Etat, d'écrivains, comment peut-on accepter ces comportements en Cisjordanie et à Gaza! On attend d'Israël d'être digne de l'histoire de son peuple, de se comporter comme l'adulte dans la pièce!» Bernheim, avec ses yeux aqueux et mélancoliques, m'avait regardé, puis il avait baissé la tête et était resté silencieux pendant un temps qui m'a paru infini. Enfin, de sa voix douce, il a conclu: «Je n'ai rien à ajouter à ce que vous avez dit».
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C'est ce que soutient l'historien Shlomo Sand, l'un des critiques les plus connus de ces conceptions juridiques, en particulier dans <em>Comment le peuple juif fut inventé</em> (Fayard, 2008): «L'Etat d'Israël refuse toujours (...) de se considérer comme une république au service de ses citoyens. Un quart des citoyens ne sont pas catégorisés comme juifs, et les lois de l’Etat impliquent qu’Israël n’est pas leur Etat et qu’il ne leur appartient pas».</p> <p>Mais Shlomo Sand le sait, il fait partie d'une petite minorité. Pour une écrasante majorité, de quelque bord politique qu'ils soient, Israël ne peut être qu'un Etat juif et démocratique. Amir Weitmann, genevois de naissance et membre libertarien du Likoud, l'exprime avec concision: «Israël est un pays démocratique parce que c'est un pays juif». Cette corrélation entre les deux termes trouve son explication dans une simple équation démographique: «Le problème des Palestiniens sera insoluble, tant qu'ils seront là. Tout est une question démographique: les Arabes, ou nous». </p> <p>A l'autre bout du spectre politique, à la gauche laïque et libérale, on trouve l'architecte des Accords d'Oslo de 1993, l'ancien ministre Yossi Beilin. Au terme d'une vie entière consacrée à la recherche d'un compromis avec Arafat et l'OLP, Beilin reconnaît lui-même que «si nous ne faisons rien, il y aura une majorité d’Arabes, et ce sera la fin du projet sioniste. Aucun dirigeant sioniste n’a jamais pensé à une telle option. La démographie est donc l'enjeu principal». Beilin et Weitmann, le laïc de gauche et le religieux d'ultra-droite, tous deux disent exactement la même chose, c'est-à-dire que derrière son intitulé officiel d'Etat juif et démocratique, c'est surtout le mot juif qui compte, chaque jour un peu plus. La démocratie doit s'y plier, dût-elle briser. Cela n'a pas toujours été le cas.</p> <p>De la fondation d'Israël en 1948 jusque dans les années 70 en effet, Israël était dirigé par les laïcs, occupés à sécuriser les frontières et le fonctionnement de l'Etat. Les religieux et leurs conceptions très lâches de la démocratie étaient respectés mais tenus à distance. La politique démographique des fondateurs était plus un exercice de survie aux attaques des pays voisins arabes lors des quatre conflits de 48, 56, 67 et 73. </p> <p>Une fois Israël mieux établi, la question des Arabes à l'intérieur même des frontières (lesquelles, d'ailleurs?) est devenue prépondérante. La croissance de leurs revendications et le terrorisme épisodique ont graduellement favorisé la droite, puis l'extrême droite. Menahem Begin, fondateur du Likoud en 1973, puis Ariel Sharon et enfin Netanyahou: grâce à eux, la frange religieuse a gagné en puissance jusqu'à complètement dominer la scène politique israélienne aujourd'hui. Qu'un homme tel qu'Itamar Ben Gvir puisse devenir ministre, lui que l'armée a refusé d'admettre dans ses rangs pour faits de terrorisme, eût été anathème il y a vingt ans. </p> <p>Le moment pivot a eu lieu lors de la guerre de 1967 et du retour des Juifs à Jérusalem et au Mur des Lamentations. Ces événements ont eu un écho gigantesque dans la société israélienne, qui a réveillé la fibre religieuse et messianique jusqu'alors marginale. Ce n'est pas un hasard si les premières colonies en Cisjordanie – les religieux de tous bords parlent de Judée-Samarie – ont été établies en 1974, en contradiction avec le droit international, et surtout avec le droit israélien lui-même. Et on ne peut comprendre ces colonies sans les inscrire dans l'enjeu démographique.</p> <p>Fortement droitisée, la société israélienne applaudit aujourd'hui aux efforts de son armée de raser Gaza. Le projet démographico-messianique bat son plein. Le président Herzog déclare ainsi qu'il n'y a «pas de civils à Gaza», une conception qui s'inscrit dans la définition du génocide et permet de «nettoyer» le territoire au profit d'un retour des Israéliens.</p> <p>Dans son petit bureau de Béthanie, le vieux Ziad Abu Zayyad, ancien ministre d'Arafat, m'expliquait la chose vue depuis la Cisjordanie: «Depuis quelques années, on observe que les Juifs religieux se battent pour un Etat religieux. C'est un danger, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Israéliens laïcs». Ce que Weitmann confirme explicitement: «La finalité de l'implantation juive en Judée-Samarie (Cisjordanie) c'est de dire, c'est notre terre, ce qui est objectivement vrai, donc on ne la rendra jamais». Della Pergola n'est pas d'accord avec cette conception maximaliste: «Avec la classe politique actuelle, qui continue de manger petit à petit la Cisjordanie et les droits des Palestiniens, nous n'aurons plus d'Etat d’Israël». Pourtant ce désaccord n'est qu'apparent, puisque le même Della Pergola soutient que, sans une majorité de 80-20% de Juifs <i>en incluant la Cisjordanie</i>, l'Etat d'Israël n'est pas viable. </p> <p>C'est précisément pour cela que Netanyahou encourage tellement les religieux extrémistes avec des subsides et des exemptions du service militaire: formant environ 12% de la population, ceux-ci produisent 6,6 enfants par femme. Et Della Pergola prévient: «Si leur fécondité baisse, ne serait-ce que d'un enfant, alors la proportion de Juifs baissera». C'est comme si l'avenir de leur Etat ne tenait, pour les Israéliens, qu'à des statistiques et à leur capacité à renverser, par la force si nécessaire, une réalité défavorable.</p> <p>Car selon le mythe officiel, qui doit tout justifier, Israël a été fondé «pour un peuple sans terre sur une terre sans peuple». Toutes les impossibles contradictions contenues dans cette formule éclosent dans le sang et feu depuis le 7 octobre, et bien avant cela en réalité. Un peuple sans terre: certainement les Juifs n'avaient pas de pays, mais si le but d'Israël était d'offrir enfin la sécurité aux Juifs, comment on est-on parvenu à faire de ce pays l'endroit au monde où les Juifs sont le plus en danger. Et une terre sans peuple: d'où viennent alors ces millions de Palestiniens, dont le nombre croît plus rapidement que le nombre de Juifs.</p> <p>Ainsi vit et survit Israël depuis 75 ans, selon des concepts et des obligations qui le contraignent à une politique violente et très incertaine d'épuration ethnique constante, ce dernier mot est crucial. Lorsque la Croatie a chassé les Serbes de son territoire en août 1995, la question était réglée une fois pour toutes. Il en va ainsi, généralement, des épurations ethniques. Si l'on décèle une absence de projet clair en Israël et un flou sur ses buts stratégiques, c'est que ceux-ci sont littéralement <i>indicibles. </i>Car pour obtenir et maintenir leur équilibre de 80-20, Israël n'a d'autre choix que de poursuivre et d'intensifier cette politique d'épuration ethnique <i>constante</i>: démoraliser, chasser, déposséder, emprisonner les Arabes de Cisjordanie et de Gaza devient ainsi non pas un malheureux dégât collatéral, mais le but même de tout gouvernement israélien.</p> <p>En sortant d'un café de Jérusalem avec l'ancien Grand rabbin de France Gilles Bernheim, je n'avais pu retenir mon émotion: «Quand on connaît ces millénaires de très haute culture juive, ces foules de philosophes, de musiciens, d'hommes d'Etat, d'écrivains, comment peut-on accepter ces comportements en Cisjordanie et à Gaza! 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. 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Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. On compte qu'alors environ 3 millions de Français sur 26 parlent le français. Le XVIIIème siècle a consacré le règne des hommes de lettres et des philosophes, les publications se sont multipliées à un rythme sidérant, la cour s'enivre de lectures et de bons mots et de poésie. Mais nous sommes sous l'Ancien régime et la nation, même si elle est déjà en train de changer en profondeur, reste définie par deux critères: le corps du roi, et Dieu qui l'a nommé. En dépit des grands troubles qui émaillent la fin du règne de Louis XV et celui du jeune Louis XVI, ces deux critères sont incontestés sur l'ensemble du territoire.</p> <p>Pour reprendre l'expression de l'historien Jean-Clément Martin, 1789 est «l'histoire d'un échec», en ce que les changements nécessaires et désormais prévisibles de la société auraient encore pu s'effectuer dans une relative douceur. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». 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La langue est le seul monument qui reste pour affirmer, non seulement l'unité, mais la continuité de la nation française. A travers le prisme de la langue, la Révolution elle-même change de nature et devient, non plus une rupture, mais un accélérateur: en quelques années, la langue va parvenir à unifier et à structurer ce que des siècles de monarchie s'étaient montrés incapables d'achever. La langue française est unique au monde. Elle opprime autant qu'elle unifie, elle terrifie les écoliers autant qu'elle leur donne un sens d'identité, elle est impossible à écrire et néanmoins irréformable. Elle est, à elle seule, non pas l'incarnation de la nation: elle EST la nation. Je terminerai donc par les mots de mon compatriote C.-F. 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. 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Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. 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Les derniers fêtards de Halloween, hagards et le maquillage défait, déambulaient sans but dans les couloirs. J'attendais le premier train en direction de l'aéroport de Genève. Une jeune femme s'est approchée de moi et m'a demandé dans un anglais hésitant si c'était le bon train. Dans la trentaine, elle avait une longue chevelure blond platine, un maquillage impeccable, une bouche refaite, des bottines à talons, une robe en laine moulante, un chapeau de cow-boy et de longs ongles peints. Cette apparence détonnait avec la fillette de cinq ans qui l'accompagnait, et avec son ventre rebondi de femme enceinte de plusieurs mois. J'en ai rapidement déduit qu'elle se rendait, comme moi, à Belgrade.</p> <p>Durant le trajet qui nous menait à Cointrin, comme le train était vide, nous avons fait connaissance. Cette jeune mère vit dans une grande ville au sud de Belgrade et vient de rendre visite à sa mère qui vit depuis plusieurs années près de Lausanne. Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. 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Cela sentait l'improvisation, l'amateurisme même. On avait l'impression d'assister à une représentation d'étudiants et non pas, comme c'était le cas, de professionnels confirmés.</p> <p>A une époque pas si lointaine, je serais peut-être parti avant d'attendre la fin. Si j'avais attendu celle-ci, je serais sorti en disant à l'amie qui m'accompagnait tout le mal que je pensais de cette pièce, de ces acteurs et de cette mise en scène. J'aurais probablement affirmé que j'avais assisté à une mauvaise pièce jouée par de mauvais artistes. Et je ne me serais pas privé de faire référence à de grands acteurs, à Peter Brooke et pourquoi pas même à Michel Piccoli parce que ceux-là, au moins, ne m'ont jamais gâché une soirée. J'aurais donc jugé quelques acteurs enthousiastes à l'aune des géants indiscutables de leur art. Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. Le reste est jugé mauvais.</p> <p>Les jeunes acteurs belgradois, les confrères inconnus de van Eyck, les tableaux qui ne sont pas la Joconde et les musiciens qui ne sont pas Taylor Swift sont petit à petit rendus invisibles et inexistants. Notre époque glorifie l'individu et la diversité. Les mots de Picasso selon lesquels tous les humains sont des artistes nous sont ressassés dans tous les musées. Nous éduquons nos enfants, plus que jamais, à tous les arts imaginables et même à ceux qui ne le sont pas. Pourtant, de manière croissante, nous assistons à l'uniformisation stylistique et à la domination absolue d'une poignée d'artistes sur leur média. Il y a les génies d'un côté, qui sont ainsi qualifiés essentiellement sur des critères financiers et non artistiques, et de l'autre côté la masse immense de celles et ceux qui ne le sont pas. Il y a les bons artistes, et il y a les mauvais artistes. Ainsi parla le marché.</p> <p>Les résultats de notre monomanie et de notre monoculture sont là, en dépit de toutes nos protestations du contraire. Lors des grandes années de la parution de la série Harry Potter, son éditeur français Flammarion avait deux lignes comptables: une pour Harry Potter, une autre pour tout le reste du catalogue, qui compte 14'000 titres parmi lesquels Zola, Maupassant, Colette, Mauriac, et même Michel Houellebecq. Hollywood ne produit pratiquement plus que des resucées d'histoires de super-héros, ou des versions 0% matière grasse de films pour enfants. Le reste de la production a été pris en charge par les plateformes de streaming, Netflix en tête. Lors de la remise des Golden Globes en 2023, le comédien Ricky Gervais avait interpellé le patron de Netflix en s'amusant du fait que la cérémonie pourrait se résumer à décerner à ce dernier la totalité des prix dans toutes les catégories. La blague n'en était pas vraiment une. L'industrie du cinéma français est dans une situation comparable, si ce n'est pire, comme l'est celle de l'édition, mais aussi les galeries d'art, les théâtres, en bref, tout ce qui offre du contenu culturel est en chute libre. Tout, c'est-à-dire, plus de 90% de l'offre disponible, produite par des millions de musiciens, de peintres, d'écrivains, de poètes et d'acteurs. Ceci en dépit d'une population qui n'a jamais été aussi éduquée et demandeuse de contenus culturels, et qui pourtant finit par consommer partout exactement la même chose.</p> <p>Le choc esthétique qui m'a été offert lorsque j'ai entendu la chanson <em>Kiss</em> de Prince pour la première fois, que j'ai découvert <em>Matrix</em>, lu <em>American</em> <em>Psycho</em> ou visité la foire d'art de Bâle en 1992, rien de tout cela n'eût été possible si, derrière ces grands noms, n'étaient pas également valorisés et appréciés des millions d'autres artistes. On se souvient des Beatles, mais les Beatles n'auraient jamais existé si, à la même époque, des dizaines d'autres groupes de musiciens n'avaient pas également rencontré un succès commercial substantiel qui justifiait des rivalités féroces entre fans, se distinguant les uns des autres par leurs habits ou leur coiffure. La plupart de ces groupes ont vite disparu et leurs noms ont souvent été oubliés, on ne se souviendra bientôt plus que des quatre garçons de Liverpool. Mais tant que ces autres groupes oubliés furent actifs, ils ont permis à des centaines ou des milliers de gens de vivre de leur art, de susciter des vocations, d'enthousiasmer un large public et de permettre à d'autres styles musicaux d'émerger.</p> <p>Rembrandt est impensable sans les centaines de peintres du Grand Siècle hollandais qui se faisaient une compétition féroce à Amsterdam. Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. Autant que Brett Easton Ellis était un mauvais écrivain ou qu'Olafur Arnalds était un mauvais musicien. Les mauvais artistes sont souvent de bons artistes qui n'ont pas assez travaillé. Comme le rappelait Brassens, «sans technique, un don n'est rien qu'une sale manie». Encore faut-il permettre à ces mauvais artistes de devenir meilleurs. Ce qui signifie qu'il faut aimer et apprécier les mauvais artistes, et surtout ceux-ci. Les autres sont comme le frère du Fils Prodigue: ils n'ont pas besoin d'être sauvés. Je pensais à tout cela en voyant transpirer sur cette petite scène mes quatre acteurs belgradois. Je faisais le compte mental de leurs sacrifices, de leurs nuits sans sommeil, de leurs fins de mois compliquées, de la passion aveuglante qui les unissait et de l'incroyable générosité de leur démarche, ne désirant rien de mieux que nous distraire pour quelques courts instants. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
5 Commentaires
@markefrem 29.12.2023 | 11h46
«Triste de constater que ces deux ethnies ne puissent s'entendre, la lutte à mort est engagée ! Ceci dit, il n'y a pas un bon et un méchant, tous deux sont également cruels et inhumains ! Le plus fort gagnera au prix de souffrances indiscibles et catastrophiques.»
@Deuborch 29.12.2023 | 17h26
«Effarant,effrayant! JC Perriard »
@willoft 30.12.2023 | 05h57
«Les juifs sont les champions du Story telling...la seule démocratie du Moyen-Orient et bla.
Ils truquent même les recherches archéologiques pour faire croire que ce territoire est le leur depuis toujours.
On regrette le bon temps de l'empire ottoman ou tous vivaient en harmonie »
@simone 30.12.2023 | 08h50
«L'indicible horreur!... Hérode vit toujours, mais il massacre bien plus que les enfants de 0-2 ans!»
@Christophe Mottiez 30.12.2023 | 14h01
«la musique, la littérature et la philosophie allemandes laissent aussi penser que la socioculture allemande est brillante; pourtant, elle a donné naissance à l'idéologie nazie, et nous savons tous quelles ont été les conséquences de la mise en pratique de cette idéologie.
la socioculture juive, aussi brillante soit-elle, a donné naissance à l'idéologie sioniste.
si les occidentaux, états-unis en tête, s'obstinent à soutenir la mise en pratique de cette idéologie, les juivistes* fascistes -de plus en plus nombreux- risquent dans leur jusqu'au-boutisme de passer un jour à l'acte et d'éradiquer les palestiniens (nettoyage ethnique total, voire extermination).
transformer l'état d'israël et les territoires palestiniens en une confédération judéo-christiano-musulmane serait une pilule amère pour tous les fondamentalistes (juifs, chrétiens et musulmans), mais cela me semble être, à terme, la solution la plus raisonnable.
*le juivisme est le pendant de l'islamisme ou, dit autrement, le juivisme est au judaïsme ce que l'islamisme est à l'islam.
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