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Culture

Culture / Yvette Z’Graggen, sacrée nana

Anna Lietti

24 avril 2018

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Derrière sa façade BCBG de «grande dame» des lettres et de la radio romandes, l’auteure de «Mathias Berg» était une vraie rebelle. Avant tout le monde, elle a choisi la liberté sexuelle et questionné les silences suisses durant la Deuxième Guerre mondiale. Un beau docu-fiction de Frédéric Gonseth retrace le parcours de cette modeste audacieuse et touche au mystère: qu’est-ce qui fait que l’on devient un être libre?



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Dans le film que Frédéric Gonseth consacre à Yvette Z’Graggen, il y a cette scène, reconstituée à partir de son livre Les années silencieuses: elle a 23 ans et fait la fête dans les salons de l’Hôtel Victoria de Glion. Un beau jeune homme qui loge là propose de lui montrer sa chambre. Elle ne dit pas non et s’achemine d’un pas léger vers la très oubliable nuit de son dépucelage. C’est seulement à l’étage, sur le pas de la porte, qu’elle se rend compte: elle ne connaît même pas le prénom de son amant d’un soir.

Une scène qui n’aurait rien d’extraordinaire si elle se déroulait aujourd’hui. Mais on est en 1943. Simone de Beauvoir n’a pas encore écrit Le deuxième sexe et, comme le raconte Yvette Z’Graggen, toutes ses amies de la bonne bourgeoisie genevoise n’ont qu’une idée en tête: se marier et faire des enfants. Son objectif à elle est double et parfaitement clair dans son esprit: d’abord, gagner sa vie. Puis, vivre des tas d’aventures amoureuses et sexuelles avant de se caser. Elle mène donc entre 20 et 30 ans, «une vie très, très libre» mais – fait remarquable – sans que cela se traduise en discours, ni sur le moment, ni après coup. Le droit de disposer de son corps? Elle l’invente, à son usage personnel, avant même que n’existe l’expression. C’est l’évidence, elle ne va pas en faire un plat.

Italie, 1948. Yvette Z’Graggen n’a jamais eu peur des hommes © Collection Nathalie Brunel

C’est cette formidable autonomie de pensée, cette liberté simplement vécue, qui force l’admiration pour le personnage raconté par Une femme au volant de sa vie: Yvette Z’Graggen, décédée en 2012, a été une écrivaine appréciée et aussi, pour le plus large public, «une grande dame de la radio», comme on dit, sur le ton compassé que l’expression impose. Surprise: la «dame» était une sacrée nana, une non-conformiste, une audacieuse qui a tout fait avant tout le monde. Et qui, en ces temps de célébration de 1968, mérite bien le titre de pionnière.

  Yvette Z'Graggen en 2003, tel qu'elle apparait dans le film de Frédéric Gonseth © capture d'écran du film

Outre par ses choix de femme (liberté sexuelle avant le mariage, grossesse tardive, divorce), Yvette Z’Graggen se distingue pour avoir, quinze ans avant la commission Bergier, remis en question le mythe d’une Suisse irréprochable pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle l’a fait, (notamment dans Les années silencieuses) en interrogeant avec sévérité son propre passé autant que celui de son pays.


Un regard différent sur l'Allemagne

Dans un long entretien accordé en 2003 à Catherine Azad et Frédéric Gonseth et qui sert de fil rouge au docu-fiction, elle raconte: en 1981, le film La barque est pleine de Markus Imhoof l’interpelle. Elle se met en devoir de répondre à la question: pourquoi n’ai-je pas su? Que pouvais-je, que pouvions-nous savoir, pendant la guerre et dans les années qui ont suivi, du sort réservé aux Juifs? Pour cela, elle passe des journées à la bibliothèque à relire les journaux de l’époque. Elle interroge aussi ses souvenirs: oui, elle a connu des réfugiées juives, c’était pendant des vacances à Brissago. Cela n’a pas gâché son insouciance. Et même, elle n’a ressenti «aucune sympathie» pour elles. Soixante ans plus tard, la question la taraude encore: «Pourquoi cette indifférence?»

A contre-courant encore, Yvette Z’Graggen s’intéresse aux souffrances endurées par les Allemands eux-mêmes pendant la guerre. D’une certaine manière, ils sont les premières victimes du nazisme, ose-t-elle avancer. Ce regard empathique sur la dévastation intime d’un peuple si voisin lui inspire un de ses livres les plus beaux et les plus connus, Mathias Berg, en 1995. 

Une femme au volant de sa vie est construit sur la trame de l'entretien filmé de l’écrivaine, dont l’intégralité a été publiée aux Editions de l’Aire*. Il est enrichi par des scènes jouées par des comédiens et tirées de l’un ou l’autre roman d’Yvette Z’Graggen, tous autobiographiques à des degrés divers. 

Drames constructeurs

On découvre ainsi, derrière le sourire de la jeune fille de bonne famille des années 1940, puis la voix posée de la «dame culture» à la radio romande, un sacré lot de souffrances, de déchirements, de sujets à révolte. Le premier de ces «drames constructeurs», note Catherine Azad qui était une chère amie d’Yvette Z’Graggen, est certainement le fait de ne pas avoir pu faire d’études faute d’argent: «Elle a toujours eu le complexe de l’universitaire manquée. Et en même temps, son indépendance d’esprit lui vient peut-être de là: c’est celle des autodidactes.»

Peut-être cette liberté vient-elle aussi de la conscience que la respectabilité bourgeoise et ses attributs, qui ont meublé son enfance genevoise, constituent un décor en carton pâte qui peut s’écrouler du jour au lendemain. C’est ce qu’Yvette Z’Graggen a vécu à 16 ans, avec la faillite de son père et la traumatisante saisie du mobilier familial. Il y a également, chez elle, le tiraillement entre deux mondes, celui de sa mère, genevoise haut de gamme, et celui de son père, le fils de boucher glaronnais qui n’a jamais pu s’intégrer véritablement dans une Genève ne cachant pas son hostilité envers les Suisses alémaniques, «les Portugais d’alors».

Ou encore: le lourd tribut payé par sa mère et sa grand-mère au devoir de fidélité au mari, les silences qui ont pesé sur tel ou tel membre de sa famille comme des malédictions et qu’Yvette Z’Graggen s’est employée à déjouer pour en faire des histoires, de belles histoires à lire, en vaillante chevalière de la mémoire et de l’écriture?

Après coup, il est aisé d’interpréter un parcours dans le sens que l’on veut. Mais la vérité est que toutes les épreuves traversées par Yvette Z’Graggen auraient aussi bien pu faire d’elle une personne timorée et conformiste. 


Alors: qu’est-ce qui fait que l’on devient un être libre? Quelle est la part, dans cette chimie existentielle, du hasard, de la volonté, des rencontres, du tempérament propre à chacun? Mis en lumière par le film sobre et fort de Frédéric Gonseth, le mystère demeure. Et c’est pour ça que cette femme-là nous émerveille.


Une femme au volant de sa vie, docu-fiction (82 min) de Frédéric Gonseth, au cinéma dès le 2 mai.


Avant-premières en présence du réalisateur: 

Genève, les Scala, 26.04 à 20h; 

La Chaux-de-Fonds, Scala, 29.04 à 10h30; 

Neuchâtel, Apollo, 29.04 à 11h;

Lausanne, Les Galeries, 30.04 à 18h30; 

Fribourg, Rex, 04.05 à 18h15; 

Vevey, Rex, 06.05 à 18h.


* Une femme au volant de sa vie, entretien avec Catherine Azad, suivi de Une vieille maison à vendre, scénario inédit d'Yvette Z'Graggen, L'Aire, 2016.

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