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Chronique

Chronique / Philippe Delerm débusque les perfidies du langage ordinaire

JL K

21 janvier 2018

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Dans son dernier opus dont le titre, Et vous avez eu beau temps? est déjà tout un programme, l’auteur de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules poursuit son travail d’observateur stylé de ses contemporains et de leur façon de parler, avec autant de vivacité lucide que d’humour plus débonnaire. Un régal doux-acide.



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Cela n’a l’air de rien, mais ça en dit parfois beaucoup. Des petites phrases peaux-de-bananes. Des piques mine de rien. Des mots qui sourient faux. Des formules faites pour tout ramener à plat, comme on dit. Et ça griffe. Et ça blesse parfois autant qu’une vanne directe ou qu’une franche vacherie. Et parfois ça tue, ou tout comme…

C’est par exemple votre collègue de bureau Denise qui rentre de Venise toute contente. Mais une remarque en coin lui barre son radieux sourire: «Et c’est pas trop touristique?». Ou, au bar de la même Entreprise, c’est le petit Tom qui se réjouit de se faire une semaine à la Grande Pomme. Alors pour le ramener sur terre: «Et tu crois pas que c’est devenu invivable?» Ou cette variante que j’ai captée au printemps dernier au moment de partir, justement, pour les States, d’une amie socialiste qui me veut toujours du bien: «Et tu vas cautionner cette ordure de Trump?»

Petite perfidies bien connues, souvent sans intention vraiment méchante, mais qui trahissent autant de petites envies ou autres petits sursauts jaloux d’un seul petit mot ou d’une simple intonation. «Et ça paie d’écrire quand on n’est pas Joël Dicker?» On note l’importance du mot «et». Ou pour l’accent tonal, après que le petit Tom s’est fait larguer par la jolie Denise: «Et tu n’as RIEN senti venir?»

Dans l’esprit de Molière

Si ça n’a l’air de rien, ç’a toujours été du gâteau pour les écrivains, mais pas que, vu que la santé de ce bien commun qu’est le langage, et les altérations de la langue de bois ou, aujourd’hui, de ce qu’on pourrait dire la langue de coton des administrations et des ligues de vertu, intéressent autant la quidame et le quidam que les académiciennes et académiciens, d’abord et surtout en France.

De fait, la littérature de ce cher pays – le seul d’ailleurs au monde qui ait une gendarmerie centrale de la langue –, nous a valu de formidables nettoyeurs du parler français, à commencer par Rabelais et le Molière des Précieuses ridicules ou des Femmes savantes, ensuite avec les moralistes, de La Rochefoucauld à Chamfort, enfin avec le tonitruant et drolatique Léon Bloy, dans son Exégèse des lieux communs, véritable machine de guerre visant les poncifs de l’esprit bourgeois, dans le sillage duquel s’inscrivent, moins virulents, un Jacques Ellul avec son Exégèse des nouveau lieux communs, visant le nouveau conformisme de notre époque, ou un Jean Dutourd avec son persiflant Séminaire de Bordeaux, entre autres bêtisiers et sottisiers contemporains.

Pointes et nuances

Mais revenons à Philippe Delerm, écrivain tout en finesse et malice, dont je me fais un joyeux devoir de citer un peu longuement les trois premiers paragraphes du très sympathique ouvrage qu’il vient de publier, dont les observations ne se bornent pas, d’ailleurs, à l’inventaire des sournoiseries du langage courant, mais s’attachent à toutes les nuances de nos parlotes, y compris les non-dits de la pudeur ou de la politesse.

Ainsi commente-t-il le titre de son premier chapitre, Et vous avez eu beau temps?: «Et. Quelle traîtrise virtuelle dans ce mot si court, apparemment si discret, si conciliant. Dire qu’il ose se nommer conjonction de coordination! Il faut toujours se méfier de ceux qui prétendent mettre la paix dans les ménages. De ceux qui se présentent avec une humilité ostentatoire: je ne suis rien qu’un tout petit outil, une infime passerelle. Vaille que vaille je relie, j’attache, je ne m’impose en rien. Simagrées de jaloux minuscule. Les rancœurs ont cuit à l’étouffée dans ces deux lettres faussement serviles, obséquieuses tartuffes.

«Et vous en prenez beaucoup?» est-il demandé au pêcheur que l’on voit relancer sa ligne en vain depuis trois quarts d’heure. «Et vous n’entendez pas les trains?» s’enquiert-on auprès de ce couple qui vient d’emménager près de la gare. «Et ce n’est pas salissant?» interroge-t-on le propriétaire de ce coupé Alfa Romeo d’un noir éblouissant»…

Philippe Delerm ne se pose pas en moraliste vitupérant à la Léon Bloy, pas plus qu’il ne se la joue épurateur de la langue à la Renaud Camus. Plus qu’il ne dénonce, comme ça redevient la mode par les temps puritains qui courent, il énonce en écrivain, jouant d’imagination autant que de nuances en multipliant les scènes et saynètes utiles à l’illustration des bouts de phrases qu’il pêche dans le courant des conversations, telles: « J’dis ça, j’dis rien», ou «Passez un texto en arrivant», ou «Je sais pas ce qu’on leur a fait, aux jeunes», ou «C’est pas pour dire mais», ou «Je me suis permis», ou le terrifiant «Tu n’as pas lu Au-dessous du volcan?», etc.

Philippe Delerm excelle même dans l’apparent anodin. Que peut-on dire, par exemple, de l’expression «Bonjour le chien!» ? On pourrait croire qu’il va s’agir de l’inspecteur Columbo, mais non, c’est de Philippe Noiret qu’il est question, avec sa voix au «velouté contrebasse», dans Le vieux fusil, et Delerm de commenter: «Le chien, c’est son nom. Un statut incontournable, comme dans ces images des écoles autrefois, où le jardinier, le paysan le forgeron étaient à la fois un être et une fonction. Cela pourrait paraître réducteur et désinvolte, mais c’est tout le contraire. Quel mieux cela lui ferait-il de s’appeler Vadrouilleur ou Pepito? Il y perdrait de son pouvoir, de son domaine. Non, c’est bien d’être le chien, de se voir assigner un rôle aux mesures précises de son ambition. Le chien cela veut dire aussi que la vie ne serait pas possible s’il n’y en avait pas un, qu’il fait partie des gens, des murs et du jardin, de toutes les balades dont il peut être le complice ou le prétexte ». (…) «C’est fort d’être le chien, c’est fort d’appartenir et c’est fort d’exister. Quand on entend «le chien», on sait bien qu’on vous aime»…  

Et maintenant «nous allons vous laisser»…

Celle-là, nous l’avons tous vécue d’une façon ou de l’autre: «Un long silence. On est surpris soi-même à la fois de l’assurance et de la douceur cauteleuse avec laquelle on dit: « Nous allons vous laisser». Ensuite, l’auteur y va de son évocation de telle visite à une personne âgée, pas vraiment proche mais qu’on aimait bien voir avant qu’elle ne soit «chassée du jeu», et chacun se rappellera la scène à sa façon. «Quand même», ajoute Philippe Delerm, «au moment où on le dit, on se sent hypocrite. "Nous allons vous laisser!", avec une douceur appuyée, comme si c’était "Nous allons vous lasser!" Oui, c’est là que la dramaturgie est un peu lourde».  

Or c’est bien comme ça que ça se passe, et des deux côtés, vu que la vieille dame a rétorqué sans trop y croire non plus: «Oh, vous ne me fatiguez pas! Mais vous avez sûrement cent mille choses à faire!». Et du coup «votre beau geste reprend de justes proportions. C’est une de ces choses que l’on fait pour la satisfaction, l’apaisement de les avoir faites. Mais en dépit de ce jeu social, il y a entre vous un élan, une vraie gentillesse, des souvenirs surtout».

Ce qui n’empêchera pas tout à l’heure, dans l’ascenseur ou dans l’escalier, des «je l’ai trouvée très amaigrie!» et cette sensation délicieusement perverse, contre laquelle on ne peut rien: Comme la vie est neuve!»… 


Philippe Delerm. Et vous avez eu beau temps? Seuil, 158p. 2018.


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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Ancetre 24.01.2018 | 17h07

«En effet un très bon livre qui non seulement relève avec humour la traîtrise de certaines phrases en apparence anodines mais illustre parfaitement les subtilités de la langue française qui si souvent échappent à certains de nos compatriotes... même lorsqu'ils parlent parfaitement le français !!»