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Reportage


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Je reviens d’un voyage à vélo en Moldavie, pays aimé que j’avais visité la dernière fois en 2015. Quels changements en neuf ans! Les routes étroites et mal revêtues ont fait place à de larges semi-autoroutes à quatre voies; dans la banlieue de la capitale Chisinau, des centres commerciaux et des immeubles de bureaux ont poussé de manière désordonnée, au milieu des anciens bâtiments abandonnés, tristes restes de la période soviétique. Le signe d'un pays fracturé entre passé et présent, Est et Ouest.



Les magasins modernes pourtant sont souvent vides: rares sont les Moldaves qui gagnent assez pour s’offrir les produits importés d’Europe. Les gens font leurs achats au marché central, un immense espace de plus d’un kilomètre carré, où l’on trouve de tout, absolument de tout. Autour du marché, d’innombrables vendeurs à la sauvette essaient de gagner quelques sous en vendant des objets usagés, des frusques, des baies, des herbettes, des légumes...

Au marché, j’ai acheté une pompe à vélo – j’avais dû dégonfler mes pneus quand j’ai embarqué le vélo dans l’avion – mais la valve ne correspondait pas. Le vendeur a remué ciel et terre pour trouver enfin la pièce qui manquait, faisant le tour de toutes les échoppes de la rue, finissant par gonfler lui-même mon pneu. Cette gentillesse, cet effort pour aider, je les ai retrouvés bien souvent au cours de mon voyage.

Vendeurs à la sauvette à Chisinau. © R.S.

Il y a un abîme entre le marché et les centres commerciaux. Ce sont deux mondes différents, séparés par une fracture que je retrouverai partout: fracture entre l’ancien monde nostalgique de la période soviétique, appauvri par le passage au capitalisme, et le monde nouveau, son capitalisme débridé qui a fait la fortune d’un petit nombre, et auquel adhère toute la jeunesse. Cet automne aura lieu un vote crucial pour le pays, un référendum sur le rattachement à l'Union européenne.

Cette fracture traverse toute la société, se retrouve dans l’habillement, avec une jeunesse qui s’habille à l’européenne; dans les voitures, grosses cylindrées occidentales dans les villes, alors que les vieilles Lada Niva, rouillées et cabossées, prédominent à la campagne.

Une agriculture peu mécanisée. © R.S.

Fracture aussi dans la langue: ceux du monde ancien parlent moldave et russe, les jeunes parlent moldave et au moins une langue européenne, apprise au cours de quelques années passées à travailler en France, en Allemagne ou en Italie. L’exode des travailleurs est énorme: un tiers de la main d’œuvre moldave travaille à l’étranger, surtout en Europe, mais aussi en Russie.  Le salaire moyen en Moldavie se monte officiellement à  700 euros – mais les habitants l’estiment à moins de 500 euros (470 francs).

La majorité des citadins vivent encore dans les «krutchevskis», ces barres d’immeubles sordides construits au début des années 60. J’ai séjourné à plusieurs reprises dans ces immeubles. On y entre par une porte massive en acier, qui ne s’ouvre qu’avec un code, et débouche sur une cage d’escaliers glauque, étroite et sombre. Si l’on y croise un autre locataire, jamais un salut, jamais un échange de regards.

Samedi 15 juin, dans la cathédrale de Chisinau, dont les murs sont recouverts de fresques et d’innombrables icônes, un chœur répète les chants orthodoxes pour la messe du lendemain. Des sopranos cristallines, des basses profondes – un ravissement. Je reviens le lendemain, longue messe, les gens sont debout (il n’y a pas de bancs), foule compacte, jeunes et vieux, beaucoup d’enfants, des milliers de bougies brûlent, l’encens enivre. Les fidèles entrent et sortent dans un va-et-vient permanent.

Chisinau, cette capitale d’ordinaire si paisible, m’inquiète aujourd’hui: des policiers partout, des rues bloquées à la circulation. Je crois en comprendre la cause: une petite manif d’une centaine de personnes, plutôt âgées, qui protestent contre «la propagande homosexuelle». Des policiers, plus nombreux que les manifestants, les empêchent d’avancer. Un peu plus loin, sur la place principale, des prêtres ont apporté des icônes que les gens embrassent; même une icône représentant le tsar Nicolas II a droit à leurs baisers. Mais c’est à trois cents mètres de là que se trouve la vraie cause du déploiement policier: une gay pride rassemble un millier de personnes, encadrées elles aussi par des centaines de policiers bien sympathiques dont la tâche principale est d’empêcher les contre-manifestants de s’en prendre aux LGBT. A quelque distance de la manif, des contre-manifestants s’étaient déguisés en «désinfecteurs», avec masques, gants et pulvérisateurs, pour «purifier» la route après le passage de la «vermine»… De nouveau apparaît cette fracture entre une jeunesse ouverte et des seniors très orthodoxes.

Moine dans un monastère creusé dans la roche. © R.S.

Une gay pride bien encadrée – le black block est inhabituel. © R.S.

Cette fracture soulève des passions: c’est ainsi que le tenancier d’une échoppe de photocopie me tient un discours ultra-violent, mimant l'égorgement d'Emmanuel Macron et de Joe Biden, le tout en glorifiant le président russe.

Cette faille dans la société moldave, du pain béni pour la Russie de Poutine, qui tente de déstabiliser le pays, paie des gens pour participer à des rassemblements prorusses; en juillet 2023, une campagne d’ingérence russe sur Facebook, dont le coût est estimé à plus de 200'000 euros, visait à défendre les personnalités et intérêts prorusses en Moldavie. Elle glorifiait notamment un personnage sulfureux, Ilan Shor, oligarque qui a détourné plus d’un milliard d’euros de la Banque centrale de Moldavie, condamné par la justice moldave à 11 ans de prison, aujourd’hui en fuite en Israël, d’où il continue ses agissements. Il finance un parc d’attraction à Orhei (dans le centre de la Moldavie), envoie des millions dans la région sécessionniste de Gagaouzie.

L’an dernier, le Conseil fédéral suisse a adopté des sanctions financières et des restrictions de voyage à l'encontre de cinq personnes ayant participé à des actes portant atteinte à la souveraineté et à l'indépendance de la Moldavie, dont le sinistre Ilan Shor.

A vélo, j’ai quitté la capitale pour traverser le pays d’Est en Ouest, passant par Sängerei et Balti. J’ai souvent essayé de quitter la route principale et son trafic, mais à chaque fois, je suis tombé sur des routes secondaires en piteux état, où je luttais contre la boue, ou zigzagais parfois entre de gros blocs de pierre. Les villages sont accessibles par une seule route, qui les relie à la route nationale. Mais entre les villages, aucune liaison, si ce n’est par des chemins de terre. Quelle différence d’avec nos pays, où l’on trouve toujours mille petites routes dans les campagnes. Je me suis demandé si la cause n’était pas à rechercher dans la verticalité d’un pouvoir qui redoutait les communications entre les sujets. La situation est pire en Russie, où de nombreuses routes s’arrêtent aux frontières qui séparent les Oblast.

Scène de marché à Goldeni. © R.S.

Dans les villages, chaque maison est entourée d’un grand jardin potager, qui comprend souvent une centaine de mètres-carrés de maïs, parfois de la vigne – chacun fait son propre vin. Et dans chaque village, une «Alimentara», petit magasin qui vend de tout, et devant lequel sont dressées quelques tables où se retrouvent uniquement des hommes. 

Presque toujours, les Alimentaras sont tenues par des femmes, qui souvent ont vécu quelques années en France ou en Italie, et avec lesquelles j’ai les meilleures discussions. Quand je leur demande comment elles voient le référendum du 20 octobre prochain, elles disent qu’elles voteront pour l’Europe, mais que leur village est partagé.

Entre les villages se déploie la grande agriculture, dont les récoltes forment l’essentiel des exportations moldaves. Ce sont les vestiges des anciens kolkhozes de l‘époque soviétique: des champs immenses, parfois de plus d’un kilomètre de long, où poussent blé, tournesol et maïs; c’est une agriculture très mécanisée.

Après Balti, j’arrive à Goldeni, charmante petite bourgade où je tombe sur une bien curieuse agence de placement, qui propose du travail en Italie, en Israël, et affiche même les salaires attendus. Quelques coups de pédale, j’arrive à Limbenii Vechi. L’église est fermée, je demande au prêtre si je peux la visiter. Il me dévisage, puis me demande ma confession. Etourdi, je réponds «protestant». Le prêtre hoche de la tête, et dit «Niet» - ce n’est pas pour les protestants.

A ce moment arrive son épouse, bien plus compréhensive. Elle disparaît, puis revient avec la clef, et trois délicieux plâcintâ qu’elle m’offre. Le prêtre regarde sa femme en soupirant... Je visite l’église, fort belle dans son écrin de bois. Entre-temps, madame m’a apporté un verre de jus de raisin. Et quand je repars, elle reste longtemps debout, à faire des signes d’adieu. J’en ai les larmes aux yeux.

Je finis mon parcours dans le petit village de Cobani, à deux pas du Prut, la rivière qui marque la frontière avec la Roumanie. Autour de Cobani, un parc national qui abrite des chênes vieux de 450 ans, et les célèbres «100 Collines», bizarres formations géologiques, refuge d’une flore extraordinaire. 

Les routes secondaires sont parfois difficiles. © R.S.

Je loge dans le gîte d’Olga: il ne comprend pour l’instant qu’une seule chambre, dans un minuscule chalet. Avec les revenus des locations, Olga construit un gîte plus grand. J’ai passé là trois jours, Olga me préparant les repas les plus délicieux. Autour du gîte, un verger d’abricotiers, de la vigne, et un champ que le paysan fauche avec une faux.

Le dernier jour, une camionnette rouillée me reconduit à la capitale – non sans quelques pannes vite réparées par un chauffeur-mécanicien. 

Douce Moldavie, tu me plais et je reviendrai…

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