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Analyse


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La tristesse n’est étrangère à personne. Mais qu'est-elle vraiment, cette tristesse qui s’empare de nous dans les moments difficiles? Sous quelles formes se décline-t-elle? Et puis, comment la vivre? surtout, comment y remédier? Vaste sujet pour lequel nous avons appelé à l’aide le philosophe médiéval Thomas d’Aquin, qui avait profusément médité cette question.



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Si toutes les personnes tristes ont quelque chose en commun, leur façon d’être triste n’est pourtant pas la même. Chacun vit sa tristesse à sa manière: certains dans de franches larmes, d’autres cachée derrière un faux sourire. Quand on parle d’émotions, il faut savoir laisser les théories de côté pour se mettre à l’écoute de son expérience personnelle. Et moi, comment vis-je ma tristesse? Pour poser ce regard sur soi, quelques notions peuvent être utiles. 

Les différentes tristesses

Thomas d’Aquin distingue différents types à partir de plusieurs questions. La tristesse est-elle toujours subie, ou parfois choisie? Comment pourrait-on être volontairement triste? L’objet de notre tristesse est-il forcément réel? Cet objet doit-il être connu? Puis-je être triste sans savoir pourquoi? Certaines de ces questions paraissent bien banales, d’autres interpellent davantage. Toutes mériteraient toutefois d’être approfondies à l’aune des souvenirs de nos propres tristesses.

On se rend bien compte ici que la tristesse n’est pas unique. Thomas considère même que certaines tristesses sont saines et profondément bonnes, en plus d’être légitimes; d’autres sont malsaines, quasiment vicieuses. Toutes restent néanmoins de l’ordre des émotions, autrement dit des passions. Par ce terme, nous entendons «pâtir», à savoir subir. Avec la tristesse, je subis une réaction de l’âme quand quelque chose me fait mal. Si je voulais la définir, je pourrais dire simplement qu’elle est «douleur de l’âme».

Oui, les passions que je vis me tombent dessus, une joie soudaine ou un coup de colère. Je ne les choisis pas. Ce qu’il m’est parfois possible de choisir en revanche, ce sont les situations dans lesquelles je me mets et qui ensuite me rendent triste. Ce que je peux choisir dans tous les cas, c’est ce que je fais de cette tristesse. 

Entre les causes et les suites données à la passion, on peut alors distinguer quatre types de tristesse. 1. La première est nommée pitié. En plus d’être bonne, cette tristesse est même saine. Par la pitié, j’ai la capacité d’éprouver de la tristesse autrement que pour ce qui me concerne. Le malheur d’autrui me fait mal. Dans la pitié, il est aussi question de mon propre malheur: je suis triste parce qu’en deuil ou parce que largué ou trahi. La pitié a de bonnes causes. Mon ami est mort et je suis triste. C’est plutôt si je ne suis pas triste que j’ai des questions à me poser: est-ce que je l’aimais vraiment? Ma mère est malade à l’hôpital et je me réjouis de cela? Sauf si je la déteste, je ne vais évidemment pas me réjouir mais être triste, et il est bon que je le sois. Ma tristesse est témoignage de mon amour pour elle.

2. La deuxième tristesse, toujours légitime et naturelle selon Thomas, c’est l’anxiété. Celle-ci est liée à la peur, sœur jumelle de la tristesse. Avec l’anxiété je m’inquiète pour moi ou pour autrui. Cette inquiétude me rend triste. Lorsque je me demande si je ne suis pas en train de gâcher ma vie à faire n’importe quoi, je vis une profonde tristesse. Lorsque j’attends les résultats des examens d’un ami cancéreux, je suis aussi triste d’anxiété. Ce type de tristesse peut s’apparenter à l’angoisse qui se manifeste corporellement par ce fameux nœud dans la gorge notamment. En quoi néanmoins cette tristesse est-elle bonne? Elle témoigne encore de l’amour que l’on a pour soi ou pour autrui, et elle nous aide à prendre conscience de la gravité d’un enjeu. Cette tristesse rend leur importance aux êtres et aux choses qui le sont vraiment.

3. Avec le troisième type de tristesse, nous passons chez Thomas dans la catégorie des tristesses condamnables, ou du moins mauvaises. L’acédie peut être qualifiée de véritable maladie spirituelle. Elle est la capacité – quand ce n’est pas le désir – de gratter la plaie qui fait mal. Par l’acédie, je cultive la tristesse en moi; voire je m’y complais. Je néglige ma vie intérieure, je me fais du mal, en m’enfermant dans une tristesse dont je ne veux pas sortir. Dans le cas du décès d’un proche, la pitié, à long terme, peut devenir acédie si, malgré les difficultés, je me refuse à vivre mon deuil et passe le restant de mes jours à mourir avec le défunt.

4. L’envie enfin, quatrième type, reste stérile et dangereuse. L’envie, c’est quand le bonheur me fait mal. A l'envie s’apparente la jalousie. Je suis triste d’envie lorsque je suis jaloux d’autrui. Je suis triste de voir l’autre heureux ou réussir. Mais avant d’être en rapport à autrui, l’envie est en rapport à soi. Si je suis jaloux des autres, c’est parce que je n’arrive pas à voir les trésors que je possède moi-même, malgré les échecs, la maladie ou que sais-je. Aussi, comme le bonheur de l’autre me fait mal, mon propre bonheur me fait mal aussi. Cette tristesse est une manifestation de mon désamour pour moi-même. Je ne suis qu’un bon à rien et ne mérite pas de sortir de cet état de tristesse. 

Et leurs remèdes

Les remèdes que propose Thomas, surnommé en tant que saint et philosophe «Docteur angélique», sont bien plus incarnés que son surnom. Rien d’angélique, mais du concret! Le religieux dominicain n’a pas perdu le nord; il sait bien ce dont l’homme a physiquement et concrètement besoin lorsqu’il est triste.

Il propose cinq remèdes. 1. Le plaisir. Oui, même si l’on n’a pas l’élan pour le faire, il faut savoir se faire plaisir quand on est triste. Quel plaisir puis-je rechercher qui me fasse du bien? Un bon repas? Un bon verre? Un bon ciné? Evidemment, il faut que ces plaisirs soient ordonnés et ajustés, sans quoi la tristesse sera encore plus profonde. Si je me fais plaisir avec un bon repas, je me sens mieux, mais pas si je bouffe jusqu’à en dégueuler.

2. Les amis. Dans l’ordre d’importance, c’est sans aucun doute le premier. Etre avec des amis me permet déjà de ne pas être seul, et d’avoir un vis-à-vis, quelqu’un avec qui verbaliser le malheur qui m’atteint. La compassion des amis est véritablement efficace pour deux raisons. Premièrement, mon ami qui est triste avec moi, porte aussi mon fardeau avec moi. Je ne suis plus seul à porter ce poids. Peine partagée à moitié soulagée. Deuxièmement, quand l’ami s’attriste avec moi, cela manifeste son amour. En le voyant pleurer pour ce qui m’arrive, je me sens aimé. Et l’homme a bien besoin de se savoir aimé, surtout quand il est triste. Et moi, de quelle compassion fais-je preuve quand mes proches souffrent? Est-ce que je sais aussi les écouter et pleurer avec eux?

3. Les larmes. «Les larmes et les gémissements atténuent naturellement la tristesse», écrit Thomas. Contrairement aux codes de bienséance, il faut savoir aussi gémir, mon corps en a besoin. En effet, pleurer et dire ce qui fait mal permet au corps et à l’esprit d’extérioriser la douleur. Comme l’enfant qui pleure et qui sanglote, j’ai besoin d’évacuer les tensions se logeant dans ma gorge, mon plexus, mon ventre. Les larmes font aussi du bien car c’est l’activité qui convient à l’homme selon sa disposition du moment. Pleurer en phase de tristesse, c’est être en phase avec ce que je vis. 

4. La contemplation de la vérité. Le beau et le vrai font du bien, et atténuent la tristesse. J’ai besoin de dire, d’entendre, de contempler le vrai quand je suis triste. La vérité sur la personne que je suis: aujourd’hui je suis triste à cause de ceci ou cela, mais je vois ma capacité à être dans la joie. Aujourd’hui je suis triste car mon chat est mort, mais je vois la vérité de qui il a été, un fidèle compagnon pour moi. On n’écarte pas la souffrance, on y contemple ce qu’il y a de vrai et de beau.

5. Les bains et le sommeil. «Celui qui dort bien vit bien», écrivait Péguy. Par les bains et le sommeil, je traite corporellement ma tristesse. En réponse à celle-ci, le soin. En soignant mon corps, je soigne mon équilibre affectif. Quand je suis triste, j’ai besoin de me détendre et de me reposer. Sous l’emprise de la tristesse, je ne suis pas en état de prendre des décisions importantes ou d’accomplir correctement mon travail. Je dois savoir remettre au lendemain.

A la suite de ces cinq remèdes, Thomas exhorte son lecteur à cultiver une vertu au nom à la fois doux et barbare: l’eutrapélie. En tant que vertu elle est un acte libre et volontaire. Elle consiste à relâcher son âme et se détendre aussi bien physiquement que psychologiquement et spirituellement. Elle est aussi appelée vertu de la bonne humeur. Savoir relâcher un peu la pression, prendre de la distance, faire preuve d’humour, dédramatiser et respirer un bon coup. Non seulement l’eutrapélie peut être un remède général à la tristesse, mais elle peut aussi la prévenir. Certaines choses sont graves, d'autres beaucoup moins. Il faut savoir pour cela se concentrer sur l’essentiel, le cœur léger. A chacun donc de s’approprier ce texte, de le dépasser et d’y trouver un remède à sa tristesse.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

5 Commentaires

@Gamuret 09.08.2024 | 15h35

«Bonjour !
A l'intention de M. Musumeci :
À la fin de votre article sur la tristesse vue par Thomas d'Aquin, vous dites : "à chacun de s'approprier ce texte". Je veux bien volontiers le faire ! Pourriez vous me donner, svp, les références du livre ?
D'avance je vous remercie !
Philippe Henry »


@mjo 10.08.2024 | 08h01

«Quel plaisir de nous retrouver en parenté avec cette jolie classification d'un docteur des siècles anciens. A chaque génération , on trouve des gens désireux d'interpréter nos états d'âme et d'éclairer les affres et les souffrances liés à notre condition humaine... Merci pour cette lecture attendrissante. Pour les mêmes maux, les remèdes varient assez peu. C'est plutôt le vocabulaire qui change!»


@freinet 10.08.2024 | 15h34

«Merci pour cet article. Comme Philippe Henry volontier pour la référence.
Jean-Louis »


@Giangros 11.08.2024 | 14h09

«J´ai adoré .merci beaucoup pour votre article. C. Bazzanella. »


@LorisSalvatoreMusumeci 17.08.2024 | 11h53

«Chers amis,

Heureux que mon article ait su vous atteindre et vous parler. Deux d'entres vous m'ont demandé les références des passages où Thomas d'Aquin parle de la tristesse, de ses remèdes et de la vertu d'eutrapélie.

Les voici :

Pour la tristesse et ses remèdes vous pouvez parcourir les Questions 35 à 38 de la Somme de Théologie I,II (Prima Secundae). Voici le lien des textes en libre-accès pour ceux qui ne sont pas coutumier des références de philosophie médiévale :
http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/2sommetheologique1a2a.htm

Pour l'eutrapélie, vous trouvez une brève explication de cette vertu, toujours dans le Somme de Théologie, mais cette fois-ci dans la deuxième partie II, II, Question 168, dans la conclusion de l'article 2. Voici le lien pour pour le texte en ligne : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/sommes/3sommetheologique2a2ae.htm#_Toc123314546

Thomas d'Aquin, dans le texte, n'est pas facile d'accès au premier abord. Il convient de le lire et le relire lentement, et si possible, sur papier et avec commentaire explicatif. Vous devriez trouver en libre-accès tous les volumes de la Somme de Théologie dans les bibliothèques cantonales.

Belle journée,

Loris S. Musumeci

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