Culture / Europe: vies et morts des empires
L'Autriche-Hongrie en 1914. © DR
De la bureaucratie tentaculaire à la cohabitation de dizaines de nationalités, du marché commun à la faiblesse militaire, la journaliste néerlandaise Caroline de Gruyter, qui a vécu à Bruxelles comme à Vienne, met le doigt sur ce qui lie de si près un «monde d’hier», l’empire austro-hongrois, et un monde d’aujourd’hui et de demain, l’Union européenne.
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L’empereur menait une politique étrangère, l’UE en mène vingt-sept à la fois. Surtout, sous le règne de François-Joseph en particulier, l’empereur cultivait une grande proximité avec ses sujets, qui la lui rendaient en affection, là où les instances dirigeantes de l’UE sont une nébuleuse floue, presque sans visage, et lointaine. A ce sujet, le philosophe Peter Sloterdjik considère que ce manque d’enthousiasme n’est toutefois pas un mal: l’enthousiasme collectif signale «ou bien une révolution violente, ou la mobilisation pour une guerre». L’UE souffre pourtant bien d’un manque d’identification du pouvoir.</p> <p>L’inscription dans l’histoire est aussi différente. L’empire s’est effondré en 1918, des suites de la Première guerre mondiale; l’Union européenne se construit en même temps que la paix, pour que les affrontements armés se changent en affrontements verbaux dans l’arène du Parlement. Ces «disputes de famille», permanentes et sans cesse recommencées, pouvaient dégénérer rapidement et gravement avant que les mots ne remplacent les armes.</p> <p>L’expérience de l’effondrement de l’empire l’a montré: on n’apprécie la stabilité, la sécurité et la prospérité qu’une fois celles-ci perdues. Les années qui suivirent la fin de la guerre ont vu fleurir les nostalgies de l’empire, y compris chez ses anciens contempteurs. Joseph Roth, né en Galicie, aux confins de l’empire et aujourd’hui en Ukraine, fait dire à un officier dans <em>La Marche de Radetzky</em> (1932): «Dès l’instant où l’empereur se sera éteint, nous nous fracasserons en mille morceaux. Tous les peuples voudront fonder leur sale petit Etat». 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Les Hongrois, à force de nationalisme, de revendications, et d’une tentative d’insurrection en 1848, réprimée dans le sang par les armées de l’empereur, sont parvenus à obtenir un statut spécial, tout en ne quittant pas l’orbite de l’empire – là où se loge l’unique différence, selon les observateurs, avec l’attitude du Royaume-Uni.</p> <h3>Le passé éclaire le présent</h3> <p>Ce qui amène à une réflexion sur la pertinence qu’il y a à explorer le passé des nations européennes: sans tomber dans les clichés, il est absolument capital de comprendre l’histoire des Etats et des nations pour mieux saisir leur politique actuelle, leurs réactions. Cette idée s’impose d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, malheureusement postérieur à l’édition de cet essai. Il est bien davantage question de l’ancienne tutelle soviétique dont ont eu à se défaire les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine bien sûr, mais aussi de l’invasion de la Finlande lors de la Guerre d’Hiver en 1939-1940. Et l’on peut lire à travers ce prisme le leadership qu’ont pris les anciens «pays de l’Est» dans la défense de l’Ukraine.</p> <p>L’attitude de la Hongrie est plus complexe. Le gouvernement Orbán ayant lié ses intérêts propres à Moscou, il faut situer là une première explication à ses veto répétés et réticences permanentes. Une seconde tient à la particularité du nationalisme hongrois, nourri de la «peur de disparaître», se sentant en permanence menacé d’annexion ou d’invasion, et tenant à conserver à la fois les avantages (financiers) de l’UE et à se soustraire aux obligations de celle-ci.</p> <p>En Autriche, note Caroline de Gruyter, l’un des proverbes encore populaires enjoint à «ne pas marcher sur la queue de l’ours russe». Bien que situés hors de l’orbite soviétique, les Autrichiens conservent une peur latente que «les Russes reviennent» – Vienne et l’Autriche furent occupées jusqu’en 1955 par les vainqueurs de la guerre, dont les Soviétiques – la journaliste l’a observé et entendu dire à de nombreuses reprises dès 2014 et l’annexion de la Crimée.</p> <p>Une autre idée forte, et qui découle de ce qui précède, est avancée par l’historien Emil Brix, auteur de <i>Mitteleuropa revisited</i>: l’Europe centrale avait littéralement disparu derrière le Rideau de fer, elle ne fait son retour que depuis quelques décennies. A ce titre, le choix des pays d’Europe centrale d’intégrer l’OTAN puis l’UE correspond au traumatisme de quarante ans de présence soviétique. Selon Brix, la problématique de l’UE, située entre Est (la Russie) et Ouest (les Etats-Unis) se confond de plus en plus avec celle de l’Europe centrale. Car ces Etats savent qu’ils se trouvent sur une ligne sismique instable. Il y a aujourd’hui, ajoute Brix, des différences majeures entre Europe de l’Est et de l’Ouest. La première se montre plus attachée aux traditions, puise son inspiration dans l’histoire, veut «assurer ses arrières»; la seconde, d’un optimisme quasi inébranlable, se tourne vers l’avenir, a foi en l’innovation.</p> <p>Ces différences, grossièrement exposées, ne sont qu’une partie d’une longue liste de divergences, pour certaines existentielles. La question est donc la même sous François-Joseph et dans l’Union d’aujourd’hui: «comment faire tenir ensemble les pièces du puzzle? Comment satisfaire plus ou moins tout le monde? Quel degré d’autonomie politique, religieuse ou culturelle peut-on accorder à chacun des éléments sans que l’édifice ne s’effondre?»</p> <h3>Faire tenir ensemble les pièces du puzzle</h3> <p>Sous le règne de François-Joseph (1848-1916), considéré comme l’apogée avant la chute, l’empire regroupait cinq religions, une quinzaine de langues et une dizaine de nationalités. Aujourd’hui, qu’ont de commun les Pays-Bas et la Bulgarie? Le Portugal et la Suède? </p> <p>Précisément: il n’y a pas de nationalisme européen. «Dans un pays sans frontières naturelles claires, dont les diverses nationalités vivent en perpétuelle osmose avec l’étranger, il est impossible de mener une politique nationaliste». Ce qui rassemble vingt-sept Etats entre eux, ce sont les «valeurs communes» de l’Union, un ciment qui pouvait sembler bien faible avant que n’éclate la guerre en Ukraine, nous poussant à nous rassembler contre un adversaire lui aussi commun.</p> <p>L’empereur savait cela, de même que les dirigeants de l’UE en sont conscients: l’UE comme l’empire en son temps est incapable de mener une guerre offensive, elle ne peut être qu’une puissance de réaction. Car «elle abrite un si grand nombre de peuples et de cultures qu’elle se ferait immédiatement la guerre à elle-même.» Lorsque ses généraux avaient réussi à lui faire déclarer la guerre à la Serbie en 1914, François-Joseph leur avait dit: «ne me faites pas présider au démembrement du pays».</p> <p>L’empire comme l’UE ne peuvent se permettre aucun bellicisme, ce sont des «soft powers». La seule solution est de négocier, temporiser, gagner du temps. C’est là l’essence commune à l’empire et à l’UE, qui sont de même «totalement obsédés par les règlements et les procédures»: «une sorte de péristaltisme permanent. Nous n’avons pas le choix. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais eu.»</p> <p>Le dramaturge viennois Grillparzer décrit ainsi l’empire: «un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures». C’est la malédiction et la bénédiction de l’empire – et de l’Union à présent: l’inachevé perpétuel, qui provoque agacements et frustrations, mais permet à l’ensemble de durer. L’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) affirmait: «mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse». L’UE «ne tire sa légitimité que de sa capacité à procurer durablement de la valeur ajoutée à ses Etats membres».</p> <h3>Souvenirs d'un effondrement</h3> <p>Si l’Union partage ses défauts avec l’empire, il faut craindre que l’effondrement de l’empire ne préfigure celui de l’UE, les mêmes causes produisant, en général, les mêmes effets. De quoi l’empire est-il mort?</p> <p>L’hypothèse privilégiée jusqu’à récemment était la logique historique: l’émancipation progressive des peuples, qui ne veulent plus vivre sous une monarchie absolue, luttent pour le droit à l’autodétermination. Cela s’est en effet observé avec l’empire russe, allemand, ottoman... Cette hypothèse est contredite par l’historiographie contemporaine: le nationalisme avait en réalité très peu d’audience dans l’empire avant 1914. Même les Hongrois désiraient rester dans la double monarchie, après avoir obtenu les concessions du compromis de 1867. Par ailleurs, François-Joseph, sans être un démocrate, avait mis en place toutes sortes de réformes progressistes, extension du droit de vote, parlements représentatifs... Selon l’historien Pieter Judson, l’explication est la guerre: sans la guerre déclarée en 1914, l’empire ne se serait pas effondré.</p> <p>La premier conflit mondial, déclenché par l’Autriche-Hongrie, a exigé la réaffectation de toute la production et des finances dans l’effort de guerre. Ainsi, les populations, souvent endeuillées, ont eu à subir un appauvrissement considérable, ont connu le chômage et la faim. 1914 a aussi vu un «coup d’Etat» se produire dans l’empire: le pouvoir est passé de l’empereur aux mains des généraux de l’Etat-major, bien plus conservateurs. S’ensuit un retour en arrière sur les droits civiques et la démocratisation, les populations ressentent la frustration et le sentiment d’avoir été trahies, bientôt privées de leur figure protectrice et tutélaire, de leur raison aussi de défendre l’empire en tant que tel, puisque François-Joseph meurt en 1916. Les populations sont donc mécaniquement poussées dans les bras des nationalistes. Suivent des conflits entre ethnies, entre groupes linguistiques, attisés par la faim et la dégradation des conditions de vie.</p> <p>L’immédiat après-guerre offre donc, de la même manière, de quoi préfigurer l’Europe après un éventuel effondrement de l’UE. Pieter Judson en brosse le tableau particulièrement sombre. Le monde devient «petit et chaotique». Le détricotage de l’empire produit «une immense pagaille», il faut avoir cela à l’esprit lorsque l’on plaide pour le démembrement de l’UE comme solution aux écueils de celle-ci. Ce serait la fin de la libre-circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services. Le partage des ressources autrefois communes entre de nouveaux Etats est forcément inégal et insatisfaisant. Les transports cessent de fonctionner hors des nouvelles frontières, si chaque Etat se met à ne penser et légiférer qu’en autarcie. C’est le règne des trafics et du marché noir, et la fin du marché commun: les droits de douane deviennent exorbitants et les échanges se tarissent. La dette extérieure des Etats est évidemment énorme au sortir de la guerre ou d'un tel éclatement et, partagée à l’échelle de nouveaux petits Etats, ingérable. L’inflation explose, la dévaluation et les pagailles monétaires sont inévitables. Il faut noter également que l’empire offrait une relative protection aux Juifs. Après l’effondrement, ceux-ci se trouvent soumis aux politiques de chaque Etat et enfermés dans les frontières nouvelles.</p> <p>Comme la troïka est venue au chevet de la Grèce en 2008, avec les résultats que l’on sait, la SDN est venue au secours de l’ex-empire, et est parvenue à stabiliser la situation et relancer l’économie légale.</p> <p>Cet aftermath est un exemple et un cas d’école de ce que produit la sortie non anticipée d’une union monétaire et le retour à la souveraineté absolue de petits Etats dirigés par des nationalistes. Cette situation s’est produite après la dislocation de la Yougoslavie et l’effondrement de l’URSS. </p> <h3>L'UE: un empire</h3> <p>On ne peut qu’imaginer, et avec moins de pessimisme peut-être, la pagaille qui règnerait après la fin de l’UE. Car l’Union peut bel et bien être considérée comme un empire, c’est la démonstration de cet essai.</p> <p>Eduard Habsbourg, ambassadeur hongrois auprès du Saint Siège, très actif sur Twitter, accepte de répondre en «off» à une question de la journaliste: la plus grande différence entre l’empire et l’Union? «Que l’Union n’ait pas d’empereur». </p> <p>Il y a une vérité au-delà du bon mot. Karel Schwarzenberg, aristocrate tchèque et ancien ministre des Affaires étrangères confie: l’Europe ressemble à l’empire avant 1914. «Les institutions fonctionnent relativement bien. Mais nous ne nous en rendons pas compte». Il note aussi que la mentalité supra-nationale des Européens découle en partie des anciennes identités impériales.</p> <p>En tout état de cause, l’UE prend, dans l’adversité, conscience de sa propre puissance et apprend qu’elle doit se protéger seule. Au moment de la publication du livre, l’on pouvait avancer que l’Union se trouvait face à l’agressivité de Moscou, ce qui est d’autant plus vrai aujourd’hui, et également devant le délitement de l’OTAN, ce qui n’est plus vrai du tout. La guerre rebat les cartes. De même, on pouvait prédire que la Suisse et la Norvège, prenant conscience de leur faiblesse induite par l’isolement, se réfugieraient volontiers sous l’aile de l’UE. Les choses s’avèrent plus compliquées, mais il convient de relever la demande d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, conséquence directe de l’invasion de l’Ukraine, ainsi que la candidature officielle de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE, qui a certes peu de chances d’aboutir, mais qui constitue une reconnaissance de la puissance protectrice de l’Union.</p> <p>En matière de commerce international, l’UE est un empire, souligne Caroline de Gruyter, ce que nous, citoyens ou voisins, ne percevons pas forcément. Les normes européennes sont en effet les plus strictes du monde, et imposent à tous les pays exportateurs de s’y soumettre, sous peine de se voir fermer l’accès à ce marché.</p> <p>Sous cet angle, et bien d’autres, l’UE est un empire, une «puissance douce», qui fait figure, vue de l’extérieur, de forteresse solide... pour peu que les Vingt-Sept soient d’accord. </p> <p>On aurait aimé lire l’analyse de la situation présente. Où situer la «puissance douce» de l’Union européenne, son incapacité à se montrer militairement offensive, sa lenteur à prendre des décisions, face à la guerre en Ukraine, la crise énergétique, le renforcement de la puissance américaine et le grand retour de l’OTAN. Il faudra se contenter de remarquer qu’en temps de crise, l’attirance des populations et des pays non membres pour l’adhésion augmente significativement. Que les «valeurs communes» aux membres de l’Union sont désormais attaquées en tant que telles. Mais l’UE se trouve-t-elle toujours dans l’inachevé permanent? Ou les décisions prises depuis une année, et avec une rapidité inhabituelle, ont-elle changé profondément sa nature? Va-t-on vers davantage d’intégration, avec la prise de conscience de la puissance commune et de la force d’attraction que l’Union a sur l’Ukraine, mais aussi sur la Moldavie par exemple? Ou vers une dislocation, car certains enjeux ne permettent plus une réponse lente et tiède formulée à vingt-sept voix? Si la guerre de 1914-1918 a entrainé la chute de l’empire austro-hongrois, l’Union européenne pourrait sortir de la guerre débutée en février 2022 plus unie, plus forte, et peut-être plus étendue. </p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1675158408_41fbnqx8l.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="188" height="355" /></p> <h4>«Monde d’hier, monde de demain. 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Rupnik développe: ayant un droit de veto au même titre que les autres nations, les deux se sont opposés à tout, n’ont «pensé qu’à soi», se posaient en «observateur extérieur critique, alors qu’ils étaient en réalité des décideurs influents». Le Brexit devrait donc être rapproché du compromis de 1867, date à laquelle l’empire des Habsbourg devient une «double monarchie», avec d’un côté le royaume de Hongrie, de l’autre le reste de l’empire, sur lesquels règne l’empereur et désormais roi: <em>Kaiser und König</em>, abrégé en <em>K und K</em>. Les Hongrois, à force de nationalisme, de revendications, et d’une tentative d’insurrection en 1848, réprimée dans le sang par les armées de l’empereur, sont parvenus à obtenir un statut spécial, tout en ne quittant pas l’orbite de l’empire – là où se loge l’unique différence, selon les observateurs, avec l’attitude du Royaume-Uni.</p> <h3>Le passé éclaire le présent</h3> <p>Ce qui amène à une réflexion sur la pertinence qu’il y a à explorer le passé des nations européennes: sans tomber dans les clichés, il est absolument capital de comprendre l’histoire des Etats et des nations pour mieux saisir leur politique actuelle, leurs réactions. Cette idée s’impose d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, malheureusement postérieur à l’édition de cet essai. Il est bien davantage question de l’ancienne tutelle soviétique dont ont eu à se défaire les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine bien sûr, mais aussi de l’invasion de la Finlande lors de la Guerre d’Hiver en 1939-1940. 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Bien que situés hors de l’orbite soviétique, les Autrichiens conservent une peur latente que «les Russes reviennent» – Vienne et l’Autriche furent occupées jusqu’en 1955 par les vainqueurs de la guerre, dont les Soviétiques – la journaliste l’a observé et entendu dire à de nombreuses reprises dès 2014 et l’annexion de la Crimée.</p> <p>Une autre idée forte, et qui découle de ce qui précède, est avancée par l’historien Emil Brix, auteur de <i>Mitteleuropa revisited</i>: l’Europe centrale avait littéralement disparu derrière le Rideau de fer, elle ne fait son retour que depuis quelques décennies. A ce titre, le choix des pays d’Europe centrale d’intégrer l’OTAN puis l’UE correspond au traumatisme de quarante ans de présence soviétique. Selon Brix, la problématique de l’UE, située entre Est (la Russie) et Ouest (les Etats-Unis) se confond de plus en plus avec celle de l’Europe centrale. Car ces Etats savent qu’ils se trouvent sur une ligne sismique instable. Il y a aujourd’hui, ajoute Brix, des différences majeures entre Europe de l’Est et de l’Ouest. La première se montre plus attachée aux traditions, puise son inspiration dans l’histoire, veut «assurer ses arrières»; la seconde, d’un optimisme quasi inébranlable, se tourne vers l’avenir, a foi en l’innovation.</p> <p>Ces différences, grossièrement exposées, ne sont qu’une partie d’une longue liste de divergences, pour certaines existentielles. La question est donc la même sous François-Joseph et dans l’Union d’aujourd’hui: «comment faire tenir ensemble les pièces du puzzle? Comment satisfaire plus ou moins tout le monde? Quel degré d’autonomie politique, religieuse ou culturelle peut-on accorder à chacun des éléments sans que l’édifice ne s’effondre?»</p> <h3>Faire tenir ensemble les pièces du puzzle</h3> <p>Sous le règne de François-Joseph (1848-1916), considéré comme l’apogée avant la chute, l’empire regroupait cinq religions, une quinzaine de langues et une dizaine de nationalités. Aujourd’hui, qu’ont de commun les Pays-Bas et la Bulgarie? Le Portugal et la Suède? </p> <p>Précisément: il n’y a pas de nationalisme européen. «Dans un pays sans frontières naturelles claires, dont les diverses nationalités vivent en perpétuelle osmose avec l’étranger, il est impossible de mener une politique nationaliste». Ce qui rassemble vingt-sept Etats entre eux, ce sont les «valeurs communes» de l’Union, un ciment qui pouvait sembler bien faible avant que n’éclate la guerre en Ukraine, nous poussant à nous rassembler contre un adversaire lui aussi commun.</p> <p>L’empereur savait cela, de même que les dirigeants de l’UE en sont conscients: l’UE comme l’empire en son temps est incapable de mener une guerre offensive, elle ne peut être qu’une puissance de réaction. Car «elle abrite un si grand nombre de peuples et de cultures qu’elle se ferait immédiatement la guerre à elle-même.» Lorsque ses généraux avaient réussi à lui faire déclarer la guerre à la Serbie en 1914, François-Joseph leur avait dit: «ne me faites pas présider au démembrement du pays».</p> <p>L’empire comme l’UE ne peuvent se permettre aucun bellicisme, ce sont des «soft powers». La seule solution est de négocier, temporiser, gagner du temps. C’est là l’essence commune à l’empire et à l’UE, qui sont de même «totalement obsédés par les règlements et les procédures»: «une sorte de péristaltisme permanent. Nous n’avons pas le choix. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais eu.»</p> <p>Le dramaturge viennois Grillparzer décrit ainsi l’empire: «un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures». C’est la malédiction et la bénédiction de l’empire – et de l’Union à présent: l’inachevé perpétuel, qui provoque agacements et frustrations, mais permet à l’ensemble de durer. L’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) affirmait: «mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse». L’UE «ne tire sa légitimité que de sa capacité à procurer durablement de la valeur ajoutée à ses Etats membres».</p> <h3>Souvenirs d'un effondrement</h3> <p>Si l’Union partage ses défauts avec l’empire, il faut craindre que l’effondrement de l’empire ne préfigure celui de l’UE, les mêmes causes produisant, en général, les mêmes effets. De quoi l’empire est-il mort?</p> <p>L’hypothèse privilégiée jusqu’à récemment était la logique historique: l’émancipation progressive des peuples, qui ne veulent plus vivre sous une monarchie absolue, luttent pour le droit à l’autodétermination. Cela s’est en effet observé avec l’empire russe, allemand, ottoman... Cette hypothèse est contredite par l’historiographie contemporaine: le nationalisme avait en réalité très peu d’audience dans l’empire avant 1914. Même les Hongrois désiraient rester dans la double monarchie, après avoir obtenu les concessions du compromis de 1867. Par ailleurs, François-Joseph, sans être un démocrate, avait mis en place toutes sortes de réformes progressistes, extension du droit de vote, parlements représentatifs... Selon l’historien Pieter Judson, l’explication est la guerre: sans la guerre déclarée en 1914, l’empire ne se serait pas effondré.</p> <p>La premier conflit mondial, déclenché par l’Autriche-Hongrie, a exigé la réaffectation de toute la production et des finances dans l’effort de guerre. Ainsi, les populations, souvent endeuillées, ont eu à subir un appauvrissement considérable, ont connu le chômage et la faim. 1914 a aussi vu un «coup d’Etat» se produire dans l’empire: le pouvoir est passé de l’empereur aux mains des généraux de l’Etat-major, bien plus conservateurs. S’ensuit un retour en arrière sur les droits civiques et la démocratisation, les populations ressentent la frustration et le sentiment d’avoir été trahies, bientôt privées de leur figure protectrice et tutélaire, de leur raison aussi de défendre l’empire en tant que tel, puisque François-Joseph meurt en 1916. Les populations sont donc mécaniquement poussées dans les bras des nationalistes. Suivent des conflits entre ethnies, entre groupes linguistiques, attisés par la faim et la dégradation des conditions de vie.</p> <p>L’immédiat après-guerre offre donc, de la même manière, de quoi préfigurer l’Europe après un éventuel effondrement de l’UE. Pieter Judson en brosse le tableau particulièrement sombre. Le monde devient «petit et chaotique». Le détricotage de l’empire produit «une immense pagaille», il faut avoir cela à l’esprit lorsque l’on plaide pour le démembrement de l’UE comme solution aux écueils de celle-ci. Ce serait la fin de la libre-circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services. Le partage des ressources autrefois communes entre de nouveaux Etats est forcément inégal et insatisfaisant. Les transports cessent de fonctionner hors des nouvelles frontières, si chaque Etat se met à ne penser et légiférer qu’en autarcie. C’est le règne des trafics et du marché noir, et la fin du marché commun: les droits de douane deviennent exorbitants et les échanges se tarissent. La dette extérieure des Etats est évidemment énorme au sortir de la guerre ou d'un tel éclatement et, partagée à l’échelle de nouveaux petits Etats, ingérable. L’inflation explose, la dévaluation et les pagailles monétaires sont inévitables. Il faut noter également que l’empire offrait une relative protection aux Juifs. Après l’effondrement, ceux-ci se trouvent soumis aux politiques de chaque Etat et enfermés dans les frontières nouvelles.</p> <p>Comme la troïka est venue au chevet de la Grèce en 2008, avec les résultats que l’on sait, la SDN est venue au secours de l’ex-empire, et est parvenue à stabiliser la situation et relancer l’économie légale.</p> <p>Cet aftermath est un exemple et un cas d’école de ce que produit la sortie non anticipée d’une union monétaire et le retour à la souveraineté absolue de petits Etats dirigés par des nationalistes. Cette situation s’est produite après la dislocation de la Yougoslavie et l’effondrement de l’URSS. </p> <h3>L'UE: un empire</h3> <p>On ne peut qu’imaginer, et avec moins de pessimisme peut-être, la pagaille qui règnerait après la fin de l’UE. Car l’Union peut bel et bien être considérée comme un empire, c’est la démonstration de cet essai.</p> <p>Eduard Habsbourg, ambassadeur hongrois auprès du Saint Siège, très actif sur Twitter, accepte de répondre en «off» à une question de la journaliste: la plus grande différence entre l’empire et l’Union? «Que l’Union n’ait pas d’empereur». </p> <p>Il y a une vérité au-delà du bon mot. Karel Schwarzenberg, aristocrate tchèque et ancien ministre des Affaires étrangères confie: l’Europe ressemble à l’empire avant 1914. «Les institutions fonctionnent relativement bien. Mais nous ne nous en rendons pas compte». Il note aussi que la mentalité supra-nationale des Européens découle en partie des anciennes identités impériales.</p> <p>En tout état de cause, l’UE prend, dans l’adversité, conscience de sa propre puissance et apprend qu’elle doit se protéger seule. Au moment de la publication du livre, l’on pouvait avancer que l’Union se trouvait face à l’agressivité de Moscou, ce qui est d’autant plus vrai aujourd’hui, et également devant le délitement de l’OTAN, ce qui n’est plus vrai du tout. La guerre rebat les cartes. De même, on pouvait prédire que la Suisse et la Norvège, prenant conscience de leur faiblesse induite par l’isolement, se réfugieraient volontiers sous l’aile de l’UE. Les choses s’avèrent plus compliquées, mais il convient de relever la demande d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, conséquence directe de l’invasion de l’Ukraine, ainsi que la candidature officielle de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE, qui a certes peu de chances d’aboutir, mais qui constitue une reconnaissance de la puissance protectrice de l’Union.</p> <p>En matière de commerce international, l’UE est un empire, souligne Caroline de Gruyter, ce que nous, citoyens ou voisins, ne percevons pas forcément. 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En pleine pandémie, les organisateurs avaient pris des précautions maximales: masques obligatoires, bulles sanitaires pour protéger les athlètes, public contraint de regarder la majeure partie des festivités à la télévision... Sur certains tronçons du parcours de la flamme, rappelle l’article des <em>Echos</em>, il était même défendu au public de pousser des cris d’enthousiasme, afin d’éviter les contaminations. </p> <p>Un cas d’école, en somme: pour l’historien du sport Robert Withing, cité par le quotidien, «l’opinion publique n’aura pas pu vivre les émotions qui permettent normalement d’effacer toutes les polémiques qui précèdent traditionnellement les JO.» C’est ainsi que les Japonais ont pu découvrir la facture finale de 1’700 milliards de yens (environ 13 milliards de dollars), c’est-à-dire le double des dépenses prévues. 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A Vienne, l’empire est partout. Aussi bien dans les colifichets et le folklore destinés à attirer les touristes à l’opéra, à Schönbrunn ou dans les appartements de Sissi, que dans les murs, les innombrables musées, et surtout dans la mémoire des Viennois. Quand Caroline de Gruyter s’y installe avec sa famille, après avoir vécu et travaillé de nombreuses années à Bruxelles auprès des instances européennes, elle comprend que l’ancienne capitale impériale, qui se trouve être plus ou moins au cœur géographique de l’Europe des Vingt-Sept, est le poste d’observation idéal pour embrasser tant le passé que l’avenir du continent.
Aussi mène-t-elle son enquête, avec une question principale: l’Union européenne d’aujourd’hui est-elle l’empire austro-hongrois d’hier?
Il faut bien sûr faire un sort immédiat aux différences flagrantes. L’Union n’est pas un Etat, l’empire des Habsbourg en était un, ou plus précisément l’union de deux Etats à partir de 1867. L’empereur menait une politique étrangère, l’UE en mène vingt-sept à la fois. Surtout, sous le règne de François-Joseph en particulier, l’empereur cultivait une grande proximité avec ses sujets, qui la lui rendaient en affection, là où les instances dirigeantes de l’UE sont une nébuleuse floue, presque sans visage, et lointaine. A ce sujet, le philosophe Peter Sloterdjik considère que ce manque d’enthousiasme n’est toutefois pas un mal: l’enthousiasme collectif signale «ou bien une révolution violente, ou la mobilisation pour une guerre». L’UE souffre pourtant bien d’un manque d’identification du pouvoir.
L’inscription dans l’histoire est aussi différente. L’empire s’est effondré en 1918, des suites de la Première guerre mondiale; l’Union européenne se construit en même temps que la paix, pour que les affrontements armés se changent en affrontements verbaux dans l’arène du Parlement. Ces «disputes de famille», permanentes et sans cesse recommencées, pouvaient dégénérer rapidement et gravement avant que les mots ne remplacent les armes.
L’expérience de l’effondrement de l’empire l’a montré: on n’apprécie la stabilité, la sécurité et la prospérité qu’une fois celles-ci perdues. Les années qui suivirent la fin de la guerre ont vu fleurir les nostalgies de l’empire, y compris chez ses anciens contempteurs. Joseph Roth, né en Galicie, aux confins de l’empire et aujourd’hui en Ukraine, fait dire à un officier dans La Marche de Radetzky (1932): «Dès l’instant où l’empereur se sera éteint, nous nous fracasserons en mille morceaux. Tous les peuples voudront fonder leur sale petit Etat». Stefan Zweig, dans le célèbre Monde d’hier (1943) dont on oublie parfois le sous-titre: «Souvenirs d’un Européen», ravive lui aussi les regrets d’un monde en paix, où les nations cohabitaient, où les frontières étaient moins nombreuses.
Sommes-nous en train de rebâtir un empire à cette image?
Coïncidence qui n’arrive qu’à Vienne, la journaliste a justement pour voisin Albert Hohenberg, petit-fils de François-Ferdinand, l’héritier du trône assassiné à Sarajevo en 1914. Le télescopage du passé et du présent est comme une seconde langue pour lui, qui a connu l’exil, puis le retour au pays, à condition de se plier à l’interdiction faite aux Habsbourg de porter leurs titres de noblesse et de faire de la politique en Autriche.
L’hypothèse de Caroline de Gruyter inspire à Hohenberg la même réflexion qu’au politologue Jacques Rupnik, également rencontré au cours de l’enquête: les Britanniques se sont comportés dans l’UE comme les Hongrois dans l’empire. Rupnik développe: ayant un droit de veto au même titre que les autres nations, les deux se sont opposés à tout, n’ont «pensé qu’à soi», se posaient en «observateur extérieur critique, alors qu’ils étaient en réalité des décideurs influents». Le Brexit devrait donc être rapproché du compromis de 1867, date à laquelle l’empire des Habsbourg devient une «double monarchie», avec d’un côté le royaume de Hongrie, de l’autre le reste de l’empire, sur lesquels règne l’empereur et désormais roi: Kaiser und König, abrégé en K und K. Les Hongrois, à force de nationalisme, de revendications, et d’une tentative d’insurrection en 1848, réprimée dans le sang par les armées de l’empereur, sont parvenus à obtenir un statut spécial, tout en ne quittant pas l’orbite de l’empire – là où se loge l’unique différence, selon les observateurs, avec l’attitude du Royaume-Uni.
Le passé éclaire le présent
Ce qui amène à une réflexion sur la pertinence qu’il y a à explorer le passé des nations européennes: sans tomber dans les clichés, il est absolument capital de comprendre l’histoire des Etats et des nations pour mieux saisir leur politique actuelle, leurs réactions. Cette idée s’impose d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, malheureusement postérieur à l’édition de cet essai. Il est bien davantage question de l’ancienne tutelle soviétique dont ont eu à se défaire les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine bien sûr, mais aussi de l’invasion de la Finlande lors de la Guerre d’Hiver en 1939-1940. Et l’on peut lire à travers ce prisme le leadership qu’ont pris les anciens «pays de l’Est» dans la défense de l’Ukraine.
L’attitude de la Hongrie est plus complexe. Le gouvernement Orbán ayant lié ses intérêts propres à Moscou, il faut situer là une première explication à ses veto répétés et réticences permanentes. Une seconde tient à la particularité du nationalisme hongrois, nourri de la «peur de disparaître», se sentant en permanence menacé d’annexion ou d’invasion, et tenant à conserver à la fois les avantages (financiers) de l’UE et à se soustraire aux obligations de celle-ci.
En Autriche, note Caroline de Gruyter, l’un des proverbes encore populaires enjoint à «ne pas marcher sur la queue de l’ours russe». Bien que situés hors de l’orbite soviétique, les Autrichiens conservent une peur latente que «les Russes reviennent» – Vienne et l’Autriche furent occupées jusqu’en 1955 par les vainqueurs de la guerre, dont les Soviétiques – la journaliste l’a observé et entendu dire à de nombreuses reprises dès 2014 et l’annexion de la Crimée.
Une autre idée forte, et qui découle de ce qui précède, est avancée par l’historien Emil Brix, auteur de Mitteleuropa revisited: l’Europe centrale avait littéralement disparu derrière le Rideau de fer, elle ne fait son retour que depuis quelques décennies. A ce titre, le choix des pays d’Europe centrale d’intégrer l’OTAN puis l’UE correspond au traumatisme de quarante ans de présence soviétique. Selon Brix, la problématique de l’UE, située entre Est (la Russie) et Ouest (les Etats-Unis) se confond de plus en plus avec celle de l’Europe centrale. Car ces Etats savent qu’ils se trouvent sur une ligne sismique instable. Il y a aujourd’hui, ajoute Brix, des différences majeures entre Europe de l’Est et de l’Ouest. La première se montre plus attachée aux traditions, puise son inspiration dans l’histoire, veut «assurer ses arrières»; la seconde, d’un optimisme quasi inébranlable, se tourne vers l’avenir, a foi en l’innovation.
Ces différences, grossièrement exposées, ne sont qu’une partie d’une longue liste de divergences, pour certaines existentielles. La question est donc la même sous François-Joseph et dans l’Union d’aujourd’hui: «comment faire tenir ensemble les pièces du puzzle? Comment satisfaire plus ou moins tout le monde? Quel degré d’autonomie politique, religieuse ou culturelle peut-on accorder à chacun des éléments sans que l’édifice ne s’effondre?»
Faire tenir ensemble les pièces du puzzle
Sous le règne de François-Joseph (1848-1916), considéré comme l’apogée avant la chute, l’empire regroupait cinq religions, une quinzaine de langues et une dizaine de nationalités. Aujourd’hui, qu’ont de commun les Pays-Bas et la Bulgarie? Le Portugal et la Suède?
Précisément: il n’y a pas de nationalisme européen. «Dans un pays sans frontières naturelles claires, dont les diverses nationalités vivent en perpétuelle osmose avec l’étranger, il est impossible de mener une politique nationaliste». Ce qui rassemble vingt-sept Etats entre eux, ce sont les «valeurs communes» de l’Union, un ciment qui pouvait sembler bien faible avant que n’éclate la guerre en Ukraine, nous poussant à nous rassembler contre un adversaire lui aussi commun.
L’empereur savait cela, de même que les dirigeants de l’UE en sont conscients: l’UE comme l’empire en son temps est incapable de mener une guerre offensive, elle ne peut être qu’une puissance de réaction. Car «elle abrite un si grand nombre de peuples et de cultures qu’elle se ferait immédiatement la guerre à elle-même.» Lorsque ses généraux avaient réussi à lui faire déclarer la guerre à la Serbie en 1914, François-Joseph leur avait dit: «ne me faites pas présider au démembrement du pays».
L’empire comme l’UE ne peuvent se permettre aucun bellicisme, ce sont des «soft powers». La seule solution est de négocier, temporiser, gagner du temps. C’est là l’essence commune à l’empire et à l’UE, qui sont de même «totalement obsédés par les règlements et les procédures»: «une sorte de péristaltisme permanent. Nous n’avons pas le choix. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais eu.»
Le dramaturge viennois Grillparzer décrit ainsi l’empire: «un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures». C’est la malédiction et la bénédiction de l’empire – et de l’Union à présent: l’inachevé perpétuel, qui provoque agacements et frustrations, mais permet à l’ensemble de durer. L’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) affirmait: «mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse». L’UE «ne tire sa légitimité que de sa capacité à procurer durablement de la valeur ajoutée à ses Etats membres».
Souvenirs d'un effondrement
Si l’Union partage ses défauts avec l’empire, il faut craindre que l’effondrement de l’empire ne préfigure celui de l’UE, les mêmes causes produisant, en général, les mêmes effets. De quoi l’empire est-il mort?
L’hypothèse privilégiée jusqu’à récemment était la logique historique: l’émancipation progressive des peuples, qui ne veulent plus vivre sous une monarchie absolue, luttent pour le droit à l’autodétermination. Cela s’est en effet observé avec l’empire russe, allemand, ottoman... Cette hypothèse est contredite par l’historiographie contemporaine: le nationalisme avait en réalité très peu d’audience dans l’empire avant 1914. Même les Hongrois désiraient rester dans la double monarchie, après avoir obtenu les concessions du compromis de 1867. Par ailleurs, François-Joseph, sans être un démocrate, avait mis en place toutes sortes de réformes progressistes, extension du droit de vote, parlements représentatifs... Selon l’historien Pieter Judson, l’explication est la guerre: sans la guerre déclarée en 1914, l’empire ne se serait pas effondré.
La premier conflit mondial, déclenché par l’Autriche-Hongrie, a exigé la réaffectation de toute la production et des finances dans l’effort de guerre. Ainsi, les populations, souvent endeuillées, ont eu à subir un appauvrissement considérable, ont connu le chômage et la faim. 1914 a aussi vu un «coup d’Etat» se produire dans l’empire: le pouvoir est passé de l’empereur aux mains des généraux de l’Etat-major, bien plus conservateurs. S’ensuit un retour en arrière sur les droits civiques et la démocratisation, les populations ressentent la frustration et le sentiment d’avoir été trahies, bientôt privées de leur figure protectrice et tutélaire, de leur raison aussi de défendre l’empire en tant que tel, puisque François-Joseph meurt en 1916. Les populations sont donc mécaniquement poussées dans les bras des nationalistes. Suivent des conflits entre ethnies, entre groupes linguistiques, attisés par la faim et la dégradation des conditions de vie.
L’immédiat après-guerre offre donc, de la même manière, de quoi préfigurer l’Europe après un éventuel effondrement de l’UE. Pieter Judson en brosse le tableau particulièrement sombre. Le monde devient «petit et chaotique». Le détricotage de l’empire produit «une immense pagaille», il faut avoir cela à l’esprit lorsque l’on plaide pour le démembrement de l’UE comme solution aux écueils de celle-ci. Ce serait la fin de la libre-circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services. Le partage des ressources autrefois communes entre de nouveaux Etats est forcément inégal et insatisfaisant. Les transports cessent de fonctionner hors des nouvelles frontières, si chaque Etat se met à ne penser et légiférer qu’en autarcie. C’est le règne des trafics et du marché noir, et la fin du marché commun: les droits de douane deviennent exorbitants et les échanges se tarissent. La dette extérieure des Etats est évidemment énorme au sortir de la guerre ou d'un tel éclatement et, partagée à l’échelle de nouveaux petits Etats, ingérable. L’inflation explose, la dévaluation et les pagailles monétaires sont inévitables. Il faut noter également que l’empire offrait une relative protection aux Juifs. Après l’effondrement, ceux-ci se trouvent soumis aux politiques de chaque Etat et enfermés dans les frontières nouvelles.
Comme la troïka est venue au chevet de la Grèce en 2008, avec les résultats que l’on sait, la SDN est venue au secours de l’ex-empire, et est parvenue à stabiliser la situation et relancer l’économie légale.
Cet aftermath est un exemple et un cas d’école de ce que produit la sortie non anticipée d’une union monétaire et le retour à la souveraineté absolue de petits Etats dirigés par des nationalistes. Cette situation s’est produite après la dislocation de la Yougoslavie et l’effondrement de l’URSS.
L'UE: un empire
On ne peut qu’imaginer, et avec moins de pessimisme peut-être, la pagaille qui règnerait après la fin de l’UE. Car l’Union peut bel et bien être considérée comme un empire, c’est la démonstration de cet essai.
Eduard Habsbourg, ambassadeur hongrois auprès du Saint Siège, très actif sur Twitter, accepte de répondre en «off» à une question de la journaliste: la plus grande différence entre l’empire et l’Union? «Que l’Union n’ait pas d’empereur».
Il y a une vérité au-delà du bon mot. Karel Schwarzenberg, aristocrate tchèque et ancien ministre des Affaires étrangères confie: l’Europe ressemble à l’empire avant 1914. «Les institutions fonctionnent relativement bien. Mais nous ne nous en rendons pas compte». Il note aussi que la mentalité supra-nationale des Européens découle en partie des anciennes identités impériales.
En tout état de cause, l’UE prend, dans l’adversité, conscience de sa propre puissance et apprend qu’elle doit se protéger seule. Au moment de la publication du livre, l’on pouvait avancer que l’Union se trouvait face à l’agressivité de Moscou, ce qui est d’autant plus vrai aujourd’hui, et également devant le délitement de l’OTAN, ce qui n’est plus vrai du tout. La guerre rebat les cartes. De même, on pouvait prédire que la Suisse et la Norvège, prenant conscience de leur faiblesse induite par l’isolement, se réfugieraient volontiers sous l’aile de l’UE. Les choses s’avèrent plus compliquées, mais il convient de relever la demande d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, conséquence directe de l’invasion de l’Ukraine, ainsi que la candidature officielle de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE, qui a certes peu de chances d’aboutir, mais qui constitue une reconnaissance de la puissance protectrice de l’Union.
En matière de commerce international, l’UE est un empire, souligne Caroline de Gruyter, ce que nous, citoyens ou voisins, ne percevons pas forcément. Les normes européennes sont en effet les plus strictes du monde, et imposent à tous les pays exportateurs de s’y soumettre, sous peine de se voir fermer l’accès à ce marché.
Sous cet angle, et bien d’autres, l’UE est un empire, une «puissance douce», qui fait figure, vue de l’extérieur, de forteresse solide... pour peu que les Vingt-Sept soient d’accord.
On aurait aimé lire l’analyse de la situation présente. Où situer la «puissance douce» de l’Union européenne, son incapacité à se montrer militairement offensive, sa lenteur à prendre des décisions, face à la guerre en Ukraine, la crise énergétique, le renforcement de la puissance américaine et le grand retour de l’OTAN. Il faudra se contenter de remarquer qu’en temps de crise, l’attirance des populations et des pays non membres pour l’adhésion augmente significativement. Que les «valeurs communes» aux membres de l’Union sont désormais attaquées en tant que telles. Mais l’UE se trouve-t-elle toujours dans l’inachevé permanent? Ou les décisions prises depuis une année, et avec une rapidité inhabituelle, ont-elle changé profondément sa nature? Va-t-on vers davantage d’intégration, avec la prise de conscience de la puissance commune et de la force d’attraction que l’Union a sur l’Ukraine, mais aussi sur la Moldavie par exemple? Ou vers une dislocation, car certains enjeux ne permettent plus une réponse lente et tiède formulée à vingt-sept voix? Si la guerre de 1914-1918 a entrainé la chute de l’empire austro-hongrois, l’Union européenne pourrait sortir de la guerre débutée en février 2022 plus unie, plus forte, et peut-être plus étendue.
«Monde d’hier, monde de demain. Un voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union européenne», Caroline de Gruyter, Editions Actes Sud, 357 pages.
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Ces «disputes de famille», permanentes et sans cesse recommencées, pouvaient dégénérer rapidement et gravement avant que les mots ne remplacent les armes.</p> <p>L’expérience de l’effondrement de l’empire l’a montré: on n’apprécie la stabilité, la sécurité et la prospérité qu’une fois celles-ci perdues. Les années qui suivirent la fin de la guerre ont vu fleurir les nostalgies de l’empire, y compris chez ses anciens contempteurs. Joseph Roth, né en Galicie, aux confins de l’empire et aujourd’hui en Ukraine, fait dire à un officier dans <em>La Marche de Radetzky</em> (1932): «Dès l’instant où l’empereur se sera éteint, nous nous fracasserons en mille morceaux. Tous les peuples voudront fonder leur sale petit Etat». Stefan Zweig, dans le célèbre <em>Monde d’hier</em> (1943) dont on oublie parfois le sous-titre: «Souvenirs d’un Européen», ravive lui aussi les regrets d’un monde en paix, où les nations cohabitaient, où les frontières étaient moins nombreuses.</p> <p>Sommes-nous en train de rebâtir un empire à cette image? </p> <p>Coïncidence qui n’arrive qu’à Vienne, la journaliste a justement pour voisin Albert Hohenberg, petit-fils de François-Ferdinand, l’héritier du trône assassiné à Sarajevo en 1914. Le télescopage du passé et du présent est comme une seconde langue pour lui, qui a connu l’exil, puis le retour au pays, à condition de se plier à l’interdiction faite aux Habsbourg de porter leurs titres de noblesse et de faire de la politique en Autriche.</p> <p>L’hypothèse de Caroline de Gruyter inspire à Hohenberg la même réflexion qu’au politologue Jacques Rupnik, également rencontré au cours de l’enquête: les Britanniques se sont comportés dans l’UE comme les Hongrois dans l’empire. Rupnik développe: ayant un droit de veto au même titre que les autres nations, les deux se sont opposés à tout, n’ont «pensé qu’à soi», se posaient en «observateur extérieur critique, alors qu’ils étaient en réalité des décideurs influents». Le Brexit devrait donc être rapproché du compromis de 1867, date à laquelle l’empire des Habsbourg devient une «double monarchie», avec d’un côté le royaume de Hongrie, de l’autre le reste de l’empire, sur lesquels règne l’empereur et désormais roi: <em>Kaiser und König</em>, abrégé en <em>K und K</em>. Les Hongrois, à force de nationalisme, de revendications, et d’une tentative d’insurrection en 1848, réprimée dans le sang par les armées de l’empereur, sont parvenus à obtenir un statut spécial, tout en ne quittant pas l’orbite de l’empire – là où se loge l’unique différence, selon les observateurs, avec l’attitude du Royaume-Uni.</p> <h3>Le passé éclaire le présent</h3> <p>Ce qui amène à une réflexion sur la pertinence qu’il y a à explorer le passé des nations européennes: sans tomber dans les clichés, il est absolument capital de comprendre l’histoire des Etats et des nations pour mieux saisir leur politique actuelle, leurs réactions. Cette idée s’impose d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, malheureusement postérieur à l’édition de cet essai. Il est bien davantage question de l’ancienne tutelle soviétique dont ont eu à se défaire les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine bien sûr, mais aussi de l’invasion de la Finlande lors de la Guerre d’Hiver en 1939-1940. 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Bien que situés hors de l’orbite soviétique, les Autrichiens conservent une peur latente que «les Russes reviennent» – Vienne et l’Autriche furent occupées jusqu’en 1955 par les vainqueurs de la guerre, dont les Soviétiques – la journaliste l’a observé et entendu dire à de nombreuses reprises dès 2014 et l’annexion de la Crimée.</p> <p>Une autre idée forte, et qui découle de ce qui précède, est avancée par l’historien Emil Brix, auteur de <i>Mitteleuropa revisited</i>: l’Europe centrale avait littéralement disparu derrière le Rideau de fer, elle ne fait son retour que depuis quelques décennies. A ce titre, le choix des pays d’Europe centrale d’intégrer l’OTAN puis l’UE correspond au traumatisme de quarante ans de présence soviétique. Selon Brix, la problématique de l’UE, située entre Est (la Russie) et Ouest (les Etats-Unis) se confond de plus en plus avec celle de l’Europe centrale. Car ces Etats savent qu’ils se trouvent sur une ligne sismique instable. 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Aujourd’hui, qu’ont de commun les Pays-Bas et la Bulgarie? Le Portugal et la Suède? </p> <p>Précisément: il n’y a pas de nationalisme européen. «Dans un pays sans frontières naturelles claires, dont les diverses nationalités vivent en perpétuelle osmose avec l’étranger, il est impossible de mener une politique nationaliste». Ce qui rassemble vingt-sept Etats entre eux, ce sont les «valeurs communes» de l’Union, un ciment qui pouvait sembler bien faible avant que n’éclate la guerre en Ukraine, nous poussant à nous rassembler contre un adversaire lui aussi commun.</p> <p>L’empereur savait cela, de même que les dirigeants de l’UE en sont conscients: l’UE comme l’empire en son temps est incapable de mener une guerre offensive, elle ne peut être qu’une puissance de réaction. Car «elle abrite un si grand nombre de peuples et de cultures qu’elle se ferait immédiatement la guerre à elle-même.» Lorsque ses généraux avaient réussi à lui faire déclarer la guerre à la Serbie en 1914, François-Joseph leur avait dit: «ne me faites pas présider au démembrement du pays».</p> <p>L’empire comme l’UE ne peuvent se permettre aucun bellicisme, ce sont des «soft powers». La seule solution est de négocier, temporiser, gagner du temps. C’est là l’essence commune à l’empire et à l’UE, qui sont de même «totalement obsédés par les règlements et les procédures»: «une sorte de péristaltisme permanent. Nous n’avons pas le choix. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais eu.»</p> <p>Le dramaturge viennois Grillparzer décrit ainsi l’empire: «un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures». C’est la malédiction et la bénédiction de l’empire – et de l’Union à présent: l’inachevé perpétuel, qui provoque agacements et frustrations, mais permet à l’ensemble de durer. L’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) affirmait: «mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse». L’UE «ne tire sa légitimité que de sa capacité à procurer durablement de la valeur ajoutée à ses Etats membres».</p> <h3>Souvenirs d'un effondrement</h3> <p>Si l’Union partage ses défauts avec l’empire, il faut craindre que l’effondrement de l’empire ne préfigure celui de l’UE, les mêmes causes produisant, en général, les mêmes effets. De quoi l’empire est-il mort?</p> <p>L’hypothèse privilégiée jusqu’à récemment était la logique historique: l’émancipation progressive des peuples, qui ne veulent plus vivre sous une monarchie absolue, luttent pour le droit à l’autodétermination. Cela s’est en effet observé avec l’empire russe, allemand, ottoman... Cette hypothèse est contredite par l’historiographie contemporaine: le nationalisme avait en réalité très peu d’audience dans l’empire avant 1914. Même les Hongrois désiraient rester dans la double monarchie, après avoir obtenu les concessions du compromis de 1867. Par ailleurs, François-Joseph, sans être un démocrate, avait mis en place toutes sortes de réformes progressistes, extension du droit de vote, parlements représentatifs... Selon l’historien Pieter Judson, l’explication est la guerre: sans la guerre déclarée en 1914, l’empire ne se serait pas effondré.</p> <p>La premier conflit mondial, déclenché par l’Autriche-Hongrie, a exigé la réaffectation de toute la production et des finances dans l’effort de guerre. 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Car l’Union peut bel et bien être considérée comme un empire, c’est la démonstration de cet essai.</p> <p>Eduard Habsbourg, ambassadeur hongrois auprès du Saint Siège, très actif sur Twitter, accepte de répondre en «off» à une question de la journaliste: la plus grande différence entre l’empire et l’Union? «Que l’Union n’ait pas d’empereur». </p> <p>Il y a une vérité au-delà du bon mot. Karel Schwarzenberg, aristocrate tchèque et ancien ministre des Affaires étrangères confie: l’Europe ressemble à l’empire avant 1914. «Les institutions fonctionnent relativement bien. Mais nous ne nous en rendons pas compte». Il note aussi que la mentalité supra-nationale des Européens découle en partie des anciennes identités impériales.</p> <p>En tout état de cause, l’UE prend, dans l’adversité, conscience de sa propre puissance et apprend qu’elle doit se protéger seule. 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Aussi bien dans les colifichets et le folklore destinés à attirer les touristes à l’opéra, à Schönbrunn ou dans les appartements de Sissi, que dans les murs, les innombrables musées, et surtout dans la mémoire des Viennois. Quand Caroline de Gruyter s’y installe avec sa famille, après avoir vécu et travaillé de nombreuses années à Bruxelles auprès des instances européennes, elle comprend que l’ancienne capitale impériale, qui se trouve être plus ou moins au cœur géographique de l’Europe des Vingt-Sept, est le poste d’observation idéal pour embrasser tant le passé que l’avenir du continent.</p> <p>Aussi mène-t-elle son enquête, avec une question principale: l’Union européenne d’aujourd’hui est-elle l’empire austro-hongrois d’hier?</p> <p>Il faut bien sûr faire un sort immédiat aux différences flagrantes. L’Union n’est pas un Etat, l’empire des Habsbourg en était un, ou plus précisément l’union de deux Etats à partir de 1867. L’empereur menait une politique étrangère, l’UE en mène vingt-sept à la fois. Surtout, sous le règne de François-Joseph en particulier, l’empereur cultivait une grande proximité avec ses sujets, qui la lui rendaient en affection, là où les instances dirigeantes de l’UE sont une nébuleuse floue, presque sans visage, et lointaine. A ce sujet, le philosophe Peter Sloterdjik considère que ce manque d’enthousiasme n’est toutefois pas un mal: l’enthousiasme collectif signale «ou bien une révolution violente, ou la mobilisation pour une guerre». L’UE souffre pourtant bien d’un manque d’identification du pouvoir.</p> <p>L’inscription dans l’histoire est aussi différente. L’empire s’est effondré en 1918, des suites de la Première guerre mondiale; l’Union européenne se construit en même temps que la paix, pour que les affrontements armés se changent en affrontements verbaux dans l’arène du Parlement. Ces «disputes de famille», permanentes et sans cesse recommencées, pouvaient dégénérer rapidement et gravement avant que les mots ne remplacent les armes.</p> <p>L’expérience de l’effondrement de l’empire l’a montré: on n’apprécie la stabilité, la sécurité et la prospérité qu’une fois celles-ci perdues. Les années qui suivirent la fin de la guerre ont vu fleurir les nostalgies de l’empire, y compris chez ses anciens contempteurs. Joseph Roth, né en Galicie, aux confins de l’empire et aujourd’hui en Ukraine, fait dire à un officier dans <em>La Marche de Radetzky</em> (1932): «Dès l’instant où l’empereur se sera éteint, nous nous fracasserons en mille morceaux. Tous les peuples voudront fonder leur sale petit Etat». Stefan Zweig, dans le célèbre <em>Monde d’hier</em> (1943) dont on oublie parfois le sous-titre: «Souvenirs d’un Européen», ravive lui aussi les regrets d’un monde en paix, où les nations cohabitaient, où les frontières étaient moins nombreuses.</p> <p>Sommes-nous en train de rebâtir un empire à cette image? </p> <p>Coïncidence qui n’arrive qu’à Vienne, la journaliste a justement pour voisin Albert Hohenberg, petit-fils de François-Ferdinand, l’héritier du trône assassiné à Sarajevo en 1914. Le télescopage du passé et du présent est comme une seconde langue pour lui, qui a connu l’exil, puis le retour au pays, à condition de se plier à l’interdiction faite aux Habsbourg de porter leurs titres de noblesse et de faire de la politique en Autriche.</p> <p>L’hypothèse de Caroline de Gruyter inspire à Hohenberg la même réflexion qu’au politologue Jacques Rupnik, également rencontré au cours de l’enquête: les Britanniques se sont comportés dans l’UE comme les Hongrois dans l’empire. Rupnik développe: ayant un droit de veto au même titre que les autres nations, les deux se sont opposés à tout, n’ont «pensé qu’à soi», se posaient en «observateur extérieur critique, alors qu’ils étaient en réalité des décideurs influents». Le Brexit devrait donc être rapproché du compromis de 1867, date à laquelle l’empire des Habsbourg devient une «double monarchie», avec d’un côté le royaume de Hongrie, de l’autre le reste de l’empire, sur lesquels règne l’empereur et désormais roi: <em>Kaiser und König</em>, abrégé en <em>K und K</em>. Les Hongrois, à force de nationalisme, de revendications, et d’une tentative d’insurrection en 1848, réprimée dans le sang par les armées de l’empereur, sont parvenus à obtenir un statut spécial, tout en ne quittant pas l’orbite de l’empire – là où se loge l’unique différence, selon les observateurs, avec l’attitude du Royaume-Uni.</p> <h3>Le passé éclaire le présent</h3> <p>Ce qui amène à une réflexion sur la pertinence qu’il y a à explorer le passé des nations européennes: sans tomber dans les clichés, il est absolument capital de comprendre l’histoire des Etats et des nations pour mieux saisir leur politique actuelle, leurs réactions. Cette idée s’impose d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine, malheureusement postérieur à l’édition de cet essai. Il est bien davantage question de l’ancienne tutelle soviétique dont ont eu à se défaire les pays baltes, la Pologne, l’Ukraine bien sûr, mais aussi de l’invasion de la Finlande lors de la Guerre d’Hiver en 1939-1940. Et l’on peut lire à travers ce prisme le leadership qu’ont pris les anciens «pays de l’Est» dans la défense de l’Ukraine.</p> <p>L’attitude de la Hongrie est plus complexe. Le gouvernement Orbán ayant lié ses intérêts propres à Moscou, il faut situer là une première explication à ses veto répétés et réticences permanentes. Une seconde tient à la particularité du nationalisme hongrois, nourri de la «peur de disparaître», se sentant en permanence menacé d’annexion ou d’invasion, et tenant à conserver à la fois les avantages (financiers) de l’UE et à se soustraire aux obligations de celle-ci.</p> <p>En Autriche, note Caroline de Gruyter, l’un des proverbes encore populaires enjoint à «ne pas marcher sur la queue de l’ours russe». Bien que situés hors de l’orbite soviétique, les Autrichiens conservent une peur latente que «les Russes reviennent» – Vienne et l’Autriche furent occupées jusqu’en 1955 par les vainqueurs de la guerre, dont les Soviétiques – la journaliste l’a observé et entendu dire à de nombreuses reprises dès 2014 et l’annexion de la Crimée.</p> <p>Une autre idée forte, et qui découle de ce qui précède, est avancée par l’historien Emil Brix, auteur de <i>Mitteleuropa revisited</i>: l’Europe centrale avait littéralement disparu derrière le Rideau de fer, elle ne fait son retour que depuis quelques décennies. A ce titre, le choix des pays d’Europe centrale d’intégrer l’OTAN puis l’UE correspond au traumatisme de quarante ans de présence soviétique. Selon Brix, la problématique de l’UE, située entre Est (la Russie) et Ouest (les Etats-Unis) se confond de plus en plus avec celle de l’Europe centrale. Car ces Etats savent qu’ils se trouvent sur une ligne sismique instable. Il y a aujourd’hui, ajoute Brix, des différences majeures entre Europe de l’Est et de l’Ouest. La première se montre plus attachée aux traditions, puise son inspiration dans l’histoire, veut «assurer ses arrières»; la seconde, d’un optimisme quasi inébranlable, se tourne vers l’avenir, a foi en l’innovation.</p> <p>Ces différences, grossièrement exposées, ne sont qu’une partie d’une longue liste de divergences, pour certaines existentielles. La question est donc la même sous François-Joseph et dans l’Union d’aujourd’hui: «comment faire tenir ensemble les pièces du puzzle? Comment satisfaire plus ou moins tout le monde? Quel degré d’autonomie politique, religieuse ou culturelle peut-on accorder à chacun des éléments sans que l’édifice ne s’effondre?»</p> <h3>Faire tenir ensemble les pièces du puzzle</h3> <p>Sous le règne de François-Joseph (1848-1916), considéré comme l’apogée avant la chute, l’empire regroupait cinq religions, une quinzaine de langues et une dizaine de nationalités. Aujourd’hui, qu’ont de commun les Pays-Bas et la Bulgarie? Le Portugal et la Suède? </p> <p>Précisément: il n’y a pas de nationalisme européen. «Dans un pays sans frontières naturelles claires, dont les diverses nationalités vivent en perpétuelle osmose avec l’étranger, il est impossible de mener une politique nationaliste». Ce qui rassemble vingt-sept Etats entre eux, ce sont les «valeurs communes» de l’Union, un ciment qui pouvait sembler bien faible avant que n’éclate la guerre en Ukraine, nous poussant à nous rassembler contre un adversaire lui aussi commun.</p> <p>L’empereur savait cela, de même que les dirigeants de l’UE en sont conscients: l’UE comme l’empire en son temps est incapable de mener une guerre offensive, elle ne peut être qu’une puissance de réaction. Car «elle abrite un si grand nombre de peuples et de cultures qu’elle se ferait immédiatement la guerre à elle-même.» Lorsque ses généraux avaient réussi à lui faire déclarer la guerre à la Serbie en 1914, François-Joseph leur avait dit: «ne me faites pas présider au démembrement du pays».</p> <p>L’empire comme l’UE ne peuvent se permettre aucun bellicisme, ce sont des «soft powers». La seule solution est de négocier, temporiser, gagner du temps. C’est là l’essence commune à l’empire et à l’UE, qui sont de même «totalement obsédés par les règlements et les procédures»: «une sorte de péristaltisme permanent. Nous n’avons pas le choix. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais eu.»</p> <p>Le dramaturge viennois Grillparzer décrit ainsi l’empire: «un chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures». C’est la malédiction et la bénédiction de l’empire – et de l’Union à présent: l’inachevé perpétuel, qui provoque agacements et frustrations, mais permet à l’ensemble de durer. L’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) affirmait: «mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre glorieuse». L’UE «ne tire sa légitimité que de sa capacité à procurer durablement de la valeur ajoutée à ses Etats membres».</p> <h3>Souvenirs d'un effondrement</h3> <p>Si l’Union partage ses défauts avec l’empire, il faut craindre que l’effondrement de l’empire ne préfigure celui de l’UE, les mêmes causes produisant, en général, les mêmes effets. De quoi l’empire est-il mort?</p> <p>L’hypothèse privilégiée jusqu’à récemment était la logique historique: l’émancipation progressive des peuples, qui ne veulent plus vivre sous une monarchie absolue, luttent pour le droit à l’autodétermination. Cela s’est en effet observé avec l’empire russe, allemand, ottoman... Cette hypothèse est contredite par l’historiographie contemporaine: le nationalisme avait en réalité très peu d’audience dans l’empire avant 1914. Même les Hongrois désiraient rester dans la double monarchie, après avoir obtenu les concessions du compromis de 1867. Par ailleurs, François-Joseph, sans être un démocrate, avait mis en place toutes sortes de réformes progressistes, extension du droit de vote, parlements représentatifs... Selon l’historien Pieter Judson, l’explication est la guerre: sans la guerre déclarée en 1914, l’empire ne se serait pas effondré.</p> <p>La premier conflit mondial, déclenché par l’Autriche-Hongrie, a exigé la réaffectation de toute la production et des finances dans l’effort de guerre. Ainsi, les populations, souvent endeuillées, ont eu à subir un appauvrissement considérable, ont connu le chômage et la faim. 1914 a aussi vu un «coup d’Etat» se produire dans l’empire: le pouvoir est passé de l’empereur aux mains des généraux de l’Etat-major, bien plus conservateurs. S’ensuit un retour en arrière sur les droits civiques et la démocratisation, les populations ressentent la frustration et le sentiment d’avoir été trahies, bientôt privées de leur figure protectrice et tutélaire, de leur raison aussi de défendre l’empire en tant que tel, puisque François-Joseph meurt en 1916. Les populations sont donc mécaniquement poussées dans les bras des nationalistes. Suivent des conflits entre ethnies, entre groupes linguistiques, attisés par la faim et la dégradation des conditions de vie.</p> <p>L’immédiat après-guerre offre donc, de la même manière, de quoi préfigurer l’Europe après un éventuel effondrement de l’UE. Pieter Judson en brosse le tableau particulièrement sombre. Le monde devient «petit et chaotique». Le détricotage de l’empire produit «une immense pagaille», il faut avoir cela à l’esprit lorsque l’on plaide pour le démembrement de l’UE comme solution aux écueils de celle-ci. Ce serait la fin de la libre-circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services. Le partage des ressources autrefois communes entre de nouveaux Etats est forcément inégal et insatisfaisant. Les transports cessent de fonctionner hors des nouvelles frontières, si chaque Etat se met à ne penser et légiférer qu’en autarcie. C’est le règne des trafics et du marché noir, et la fin du marché commun: les droits de douane deviennent exorbitants et les échanges se tarissent. La dette extérieure des Etats est évidemment énorme au sortir de la guerre ou d'un tel éclatement et, partagée à l’échelle de nouveaux petits Etats, ingérable. L’inflation explose, la dévaluation et les pagailles monétaires sont inévitables. Il faut noter également que l’empire offrait une relative protection aux Juifs. Après l’effondrement, ceux-ci se trouvent soumis aux politiques de chaque Etat et enfermés dans les frontières nouvelles.</p> <p>Comme la troïka est venue au chevet de la Grèce en 2008, avec les résultats que l’on sait, la SDN est venue au secours de l’ex-empire, et est parvenue à stabiliser la situation et relancer l’économie légale.</p> <p>Cet aftermath est un exemple et un cas d’école de ce que produit la sortie non anticipée d’une union monétaire et le retour à la souveraineté absolue de petits Etats dirigés par des nationalistes. Cette situation s’est produite après la dislocation de la Yougoslavie et l’effondrement de l’URSS. </p> <h3>L'UE: un empire</h3> <p>On ne peut qu’imaginer, et avec moins de pessimisme peut-être, la pagaille qui règnerait après la fin de l’UE. Car l’Union peut bel et bien être considérée comme un empire, c’est la démonstration de cet essai.</p> <p>Eduard Habsbourg, ambassadeur hongrois auprès du Saint Siège, très actif sur Twitter, accepte de répondre en «off» à une question de la journaliste: la plus grande différence entre l’empire et l’Union? «Que l’Union n’ait pas d’empereur». </p> <p>Il y a une vérité au-delà du bon mot. Karel Schwarzenberg, aristocrate tchèque et ancien ministre des Affaires étrangères confie: l’Europe ressemble à l’empire avant 1914. «Les institutions fonctionnent relativement bien. Mais nous ne nous en rendons pas compte». Il note aussi que la mentalité supra-nationale des Européens découle en partie des anciennes identités impériales.</p> <p>En tout état de cause, l’UE prend, dans l’adversité, conscience de sa propre puissance et apprend qu’elle doit se protéger seule. Au moment de la publication du livre, l’on pouvait avancer que l’Union se trouvait face à l’agressivité de Moscou, ce qui est d’autant plus vrai aujourd’hui, et également devant le délitement de l’OTAN, ce qui n’est plus vrai du tout. La guerre rebat les cartes. De même, on pouvait prédire que la Suisse et la Norvège, prenant conscience de leur faiblesse induite par l’isolement, se réfugieraient volontiers sous l’aile de l’UE. Les choses s’avèrent plus compliquées, mais il convient de relever la demande d’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, conséquence directe de l’invasion de l’Ukraine, ainsi que la candidature officielle de l’Ukraine à l’entrée dans l’UE, qui a certes peu de chances d’aboutir, mais qui constitue une reconnaissance de la puissance protectrice de l’Union.</p> <p>En matière de commerce international, l’UE est un empire, souligne Caroline de Gruyter, ce que nous, citoyens ou voisins, ne percevons pas forcément. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@simone 03.02.2023 | 16h31
«Merci de cette comparaison intéressante et qui fait réfléchir.
Suzette Sandoz»
@Logonaute 04.02.2023 | 22h49
«Une comparaison intéressante mais trop volontariste - donc quelque peu tirée par les cheveux.
Il y a davantage de différences entre ces entités que juste la présence ou non d'un empereur - à commencer par le fait qu'aujourd'hui encore, tout citoyen de cette bonne vieille Mitteleuropa a l'impression, à bien des égards, d'être culturellement à la maison dans n'importe quel pays ou région de l'ancien Empire des Habsbourg.
On ne peut pas en dire autant de l'UE, lorsqu'on pense à Copenhague, Séville ou Sofia, par exemple, à moins de se référer au H&M et autres McDo du coin... Voilà pourquoi cette Europe post-Maastricht ne fait pas tant envie que cela.»
@Ruch 05.02.2023 | 07h40
«Est-il juste de négliger ainsi le rôle des puissances victorieuses de la première guerre mondiale dans le démantèlement des empires ottoman et austro-hongrois? Voir les traités de Sèvres et du Trianon. Du coup, la comparaison avec l’UE perd de sa force. »