Culture / Quand débute le Jugement dernier
© Taton Moïse via Unsplash
Roman d’espionnage plus atmosphérique qu’à suspense bien qu’il en ait la panoplie, des espions russes au poison, «Le Débutant» est aussi une méditation sur les grandes questions: la science, le bien et le mal, la mort, la morale. Traversés, coupés en deux par la chute de l’URSS, les personnages cherchent identité, repères et sécurité, et une crainte ne les quitte pas: un secret vieux de trente ans peut-il encore tuer?
Que savons-nous encore du secret? Celui qui isole, enferme et rend fou. Saurions-nous seulement le pratiquer, si tout à coup la situation l’imposait? «L’homme rouge», selon la formule de Svetlana Alexievitch, c’est-à-dire l’homme soviétique et post-soviétique, lui, a le secret dans les veines. Le Débutant, roman du Russe Sergueï Lebedev, ne déroge pas à cette règle. Ici, deux trajectoires parallèles: l’espion et l’espionné. Le premier, c’est Cherchniov, agent des services secrets russes, vétéran de la Tchétchénie et probablement d’autres théâtres d’horreurs dont il traine avec lui les fantômes. Cherchniov et son collègue sont de «ceux dont la raison d’être est de remarquer».
L’espionné, «l’objectif», c’est le professeur Kalitine, chimiste passé à l’Ouest avec l’un des secrets les mieux gardés de l’Union soviétique, le Débutant. Un poison indétectable et infailliblement létal. Kalitine est depuis sa «trahison» réfugié dans un de ces coins d’Europe centrale surplombés d’une chaine de montagnes sombres, arrosés de pluie froide et caressés par des nuages bas.
Ce qui les réunit, ce qui fait que Kalitine devient un objectif, c’est un empoisonnement. Un homme piqué au cou par une seringue, à la terrasse d’un café, a eu le temps de dire qu’il s’agissait d’un attentat. Une enquête a été ouverte et parmi les experts convoqués, Kalitine, l’inventeur du Débutant, saura le reconnaître, pointera le doigt accusateur vers la Russie. Il faut donc l’éliminer. «Celui qui est tombé sous l’objectif, dans le champ de vision, celui sur qui on a ouvert un dossier – il compte, il existe; d’un zéro, d’une nullité, il devient un objectif.» La force du roman de Lebedev est de transcender cette traque et le Rideau de fer, encore debout dans les esprits; de porter son attention sur ce qui dépasse les clivages géopolitique et idéologique.
Kalitine et son Ile
Au commencement était la Ville. Une ville fermée, non répertoriée sur les cartes, inaccessible par les rails ou les airs, comme il en existait plusieurs en Union soviétique.
Le professeur Kalitine y a grandi, entouré de collègues de son père chimiste, et notamment «oncle Igor», abondamment décoré pour sa contribution au développement des armes chimiques. Au cœur de la Ville, l’Ile, ou plutôt le laboratoire, «si secret qu’il ne figurait sur aucune liste de secrets».
Là s’exerce la science sans aucun contrôle, sans aucun compte à rendre sur les expériences qui y sont menées, et la nature des cobayes. Cobayes humains, corps de prisonniers déjà condamnés que Kalitine appelle encore pudiquement des «mannequins». On pense à L’Ile des morts, la série de tableaux d’Arnold Böcklin, pour le caractère sans retour, saisissement dans les limbes. Mais l’Ile de Kalitine et son laboratoire relèveraient davantage du film d’horreur, façon La Planète des singes. Laboratoire installé dans une ancienne église, dont il subsiste quelques silhouettes du Jugement dernier, fleuve impétueux, marais tout autour, et une scène épouvantable où les scientifiques appellent l’armée à la rescousse dans une fantasmagorique chasse aux singes empoisonnés pour la science et évadés dans la nature, au risque d’infecter tout le pays.
Trente années plus tard, dans sa maison de bois où il a caché un flacon de son Débutant, Kalitine n’est pourtant pas en liberté. Il se sait traqué. Il sait aussi qu’une part de son âme, si ce n’est son âme entière, est restée sur l’Ile, n’en partira pas. Le Débutant a tué Véra, son épouse, lors d’un accident de laboratoire. Pourtant, Kalitine espère toujours, attend toujours de retrouver un laboratoire digne de ce nom et de reprendre son tête-à-tête avec le poison, «son produit, sa créature aimée». «Lorsque ses anciens ennemis repoussèrent ses connaissances et ses services, il ne resta plus à Kalitine qu’à souhaiter le rétablissement de l’URSS. Sa vie n’existait pas hors de son laboratoire, et son laboratoire, pensait-il, ne pouvait exister qu’à l’intérieur de l’Union soviétique.»
Une valse de condamnés
Ce n’est pas le mal absolu que le Débutant créé par Kalitine. Le sous-texte pourrait être lu ainsi: «le mal absolu n’est pas à portée de main d’homme». C’est peut-être pire, et la raison pour laquelle, au terme d’une traque par les «hommes gris» des services secrets, plus sentie que subie, le chimiste se confiera à un prêtre, sous un autre Jugement dernier. Kalitine, à bien des égards, est un condamné. Condamné à mort dans son pays pour trahison. Condamné à mort par les services secrets ayant fait de lui leur «objectif», condamné aussi par un cancer en phase terminale. Condamné enfin, ou plutôt damné, pour avoir créé le Débutant. Qui n’est pas un «simple poison»; mais «l’hypostase diabolique de la science».
«Le Débutant semblait être ce qu’il était de façon innée: limité au seul emploi de sa férocité, de sa passion immédiate pour le meurtre». A forcer d’y penser, à force de se confier et de se confesser à son voisin prêtre au visage grêlé par un empoisonnement – lui aussi... – Kalitine prend conscience de la nature de ce qu’il a créé. Le pouvoir suprême, en deux mots. Le Débutant permet de contourner les lois du cosmos, permet à la mort, dont la visibilité est «le fil rouge tissé, cousu dans la structure du monde», de passer inaperçue, de ne laisser aucune trace. Contourner, piéger ces lois, faire en sorte que la mort pénètre à travers toutes les protections sans laisser de traces – c’est la possibilité de commander à l’existence.
Le Débutant abolit la possibilité même du crime et du châtiment... c’est-à-dire la morale. Kalitine a inventé une porte de sortie de l’humanité. Entouré d’animaux et de «mannequins», dans son laboratoire, il «devint un fanatique de la mort». Il y a peu de là à dire qu’il a vendu son âme au diable. Lebedev a d’ailleurs placé en exergue un extrait du Faust de Goethe. C’est dans cette direction qu’il faut lire cet apologue scientifique. «Ce n’étaient pas seulement des armes mortelles spécifiques, conditionnées dans des ampoules. Ce qu’il créait, c’était la peur. Il aimait cette pensée simple et paradoxale: le meilleur poison, c’est la peur. L’empoisonnement le plus réussi, c’est quand un homme s’empoisonne lui-même. Et ses créations à lui, Kalitine, n’étaient que des vecteurs, des semeurs de peur. Même le Débutant, si parfait soit-il. D’ailleurs, le Débutant était unique aussi dans cette autre compétence.»
Kalitine pourtant n’est pas Dieu. Le seul défaut du Débutant est son extrême instabilité. Il est incontrôlable, on ne le maîtrise pas; c’est lui le Maître. Passant sur les tourments psychologiques qu’a causés la chute de l’URSS chez ses plus fidèles rouages, Lebedev fait basculer son récit dans l’universel des grands thèmes de la littérature russe, quelque part entre Dostoïevski et Boulgakov.
Mais qui de Kalitine ou de Cherchniov s’est le plus fourvoyé en se prenant pour Dieu? Un écueil ironique pour des Soviétiques, faut-il le relever? Cherchniov, ayant déjà usé du Débutant, pratiquant la torture sur des prisonniers de guerre et des civils des zones ravagées par l’armée, tenait entre ses mains le fil reliant ses victimes à la vie. L’une d’elles continue de le hanter, un adolescent qu’il croit avoir laissé pour mort... et est pourtant persuadé d’avoir croisé à nouveau, au cours de cette mission, dans le centre de Prague.
Car dès le début de l'opération, Cherchniov et son collègue ont senti que quelque chose clochait. Une série de malchances, une valise perdue, un ordinateur en panne, des accidents et des embouteillages sur l’autoroute... Les agents finissent par se sentir persécutés par ce hasard incontrôlable, cette force invisible qui les retarde inexorablement. Contraints, parce qu’ils y ont été escortés par la police en prétendant être des touristes égarés, de visiter un camp de concentration et son musée, les agents finissent par s’ouvrir l’un à l’autre sur le malaise que fait germer en eux cet acharnement du sort. Ce ne sont pas des fresques religieuses qui servent de cadre à cette mise au point, mais une chambre à gaz. Le mal absolu est-il autour d’eux ou en eux, dans leurs souvenirs de vétérans des terrains de guerre sale, dans leur aspiration tout entière tendue vers le meurtre d’un homme qu’ils n’ont jamais vu et contre lequel ils n’ont qu’un grief administratif?
Après une nuit de confession pour le premier, de doutes sur sa dévotion aux services secrets pour le second, Kalitine et Cherchniov seront punis chacun à la mesure de leur hérésie et par la voie où ils avaient péché. Sans le savoir, sans avoir le temps de comprendre. Peut-être ne s’agit-il que d’un hasard.
«Le Débutant», Sergueï Lebedev, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Editions Noir sur Blanc, 224 pages.
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Condamné à mort par les services secrets ayant fait de lui leur «objectif», condamné aussi par un cancer en phase terminale. Condamné enfin, ou plutôt damné, pour avoir créé le Débutant. Qui n’est pas un «simple poison»; mais «l’hypostase diabolique de la science».</p> <p>«Le Débutant semblait être ce qu’il était de façon innée: limité au seul emploi de sa férocité, de sa passion immédiate pour le meurtre». A forcer d’y penser, à force de se confier et de se confesser à son voisin prêtre au visage grêlé par un empoisonnement – lui aussi... – Kalitine prend conscience de la nature de ce qu’il a créé. Le pouvoir suprême, en deux mots. Le Débutant permet de contourner les lois du cosmos, permet à la mort, dont la visibilité est «le fil rouge tissé, cousu dans la structure du monde», de passer inaperçue, de ne laisser aucune trace. Contourner, piéger ces lois, faire en sorte que la mort pénètre à travers toutes les protections sans laisser de traces – c’est la possibilité de commander à l’existence.</p> <p>Le Débutant abolit la possibilité même du crime et du châtiment... c’est-à-dire la morale. Kalitine a inventé une porte de sortie de l’humanité. Entouré d’animaux et de «mannequins», dans son laboratoire, il «devint un fanatique de la mort». Il y a peu de là à dire qu’il a vendu son âme au diable. Lebedev a d’ailleurs placé en exergue un extrait du <em>Faust</em> de Goethe. C’est dans cette direction qu’il faut lire cet apologue scientifique. «Ce n’étaient pas seulement des armes mortelles spécifiques, conditionnées dans des ampoules. Ce qu’il créait, c’était la peur. Il aimait cette pensée simple et paradoxale: le meilleur poison, c’est la peur. L’empoisonnement le plus réussi, c’est quand un homme s’empoisonne lui-même. Et ses créations à lui, Kalitine, n’étaient que des vecteurs, des semeurs de peur. Même le Débutant, si parfait soit-il. D’ailleurs, le Débutant était unique aussi dans cette autre compétence.»</p> <p>Kalitine pourtant n’est pas Dieu. Le seul défaut du Débutant est son extrême instabilité. Il est incontrôlable, on ne le maîtrise pas; c’est lui le Maître. Passant sur les tourments psychologiques qu’a causés la chute de l’URSS chez ses plus fidèles rouages, Lebedev fait basculer son récit dans l’universel des grands thèmes de la littérature russe, quelque part entre Dostoïevski et Boulgakov. </p> <p>Mais qui de Kalitine ou de Cherchniov s’est le plus fourvoyé en se prenant pour Dieu? Un écueil ironique pour des Soviétiques, faut-il le relever? Cherchniov, ayant déjà usé du Débutant, pratiquant la torture sur des prisonniers de guerre et des civils des zones ravagées par l’armée, tenait entre ses mains le fil reliant ses victimes à la vie. L’une d’elles continue de le hanter, un adolescent qu’il croit avoir laissé pour mort... et est pourtant persuadé d’avoir croisé à nouveau, au cours de cette mission, dans le centre de Prague. </p> <p>Car dès le début de l'opération, Cherchniov et son collègue ont senti que quelque chose clochait. Une série de malchances, une valise perdue, un ordinateur en panne, des accidents et des embouteillages sur l’autoroute... Les agents finissent par se sentir persécutés par ce hasard incontrôlable, cette force invisible qui les retarde inexorablement. Contraints, parce qu’ils y ont été escortés par la police en prétendant être des touristes égarés, de visiter un camp de concentration et son musée, les agents finissent par s’ouvrir l’un à l’autre sur le malaise que fait germer en eux cet acharnement du sort. Ce ne sont pas des fresques religieuses qui servent de cadre à cette mise au point, mais une chambre à gaz. 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En pleine pandémie, les organisateurs avaient pris des précautions maximales: masques obligatoires, bulles sanitaires pour protéger les athlètes, public contraint de regarder la majeure partie des festivités à la télévision... Sur certains tronçons du parcours de la flamme, rappelle l’article des <em>Echos</em>, il était même défendu au public de pousser des cris d’enthousiasme, afin d’éviter les contaminations. </p> <p>Un cas d’école, en somme: pour l’historien du sport Robert Withing, cité par le quotidien, «l’opinion publique n’aura pas pu vivre les émotions qui permettent normalement d’effacer toutes les polémiques qui précèdent traditionnellement les JO.» C’est ainsi que les Japonais ont pu découvrir la facture finale de 1’700 milliards de yens (environ 13 milliards de dollars), c’est-à-dire le double des dépenses prévues. 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