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Actuel / Le secret bien gardé de la fée verte

Isabel Jan-Hess

2 septembre 2017

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Sortie de la clandestinité en 2005, la fabrication d’absinthe tient encore aujourd’hui à la transmission de recettes anciennes dans le secret le plus absolu. Un artisanat renaissant, dans une époque pourtant très marquée par les campagnes anti-alcool, grâce à une relève motivée. A l’image de Pierre-André Matthey, repreneur passionné de la Cave à Guilloud à Fleurier au Val de Travers, berceau historique de la production d’absinthe au XVIIIe siècle.



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A l’ère industrielle, dopée par le numérique, la technologie et l’automatisation des gestes les plus simples, des métiers ancestraux délaissés renaissent ou refusent de mourir. Comme les légumes oubliés, l’artisanat, des techniques de production, d’élevage ou d’activités quotidiennes abandonnées retrouvent leurs lettres de noblesses et séduisent même de plus en plus de jeunes. Ils sont forgerons, ocularistes, bergers, vignerons, cordonniers, musiciens … et tous parlent d’avenir, portés par des valeurs éthiques et les contacts humains.


Isabel Jan-Hess (texte) et Noémie Desarzens (vidéo)


Le fondateur de l'absintherie «Celle à Guilloud» est sorti de la clandestinité en 2008. © Bon pour la tête

En entrant dans la boutique aux airs de petit musée, on est frappé par les langues étrangères qui y résonnent. Ce matin d’été, on y parle japonais, suisse allemand et bien sûr Neuchâtelois! Car ici, au Val de Travers, on est bien en terres romandes profondes. L'abstintherie «Celle à Guilloud», dont la renommée n’est plus à faire, attire des touristes depuis 2008, date à laquelle son fondateur, Daniel Guilloud. est sorti de la clandestinité.

Affichant un taux d’alcool à 54%, la traditionnelle fée verte côtoie deux spécialités de la maison: la Gouilloutine à 68% et la Chanvrière dont le taux de chanvre ajouté à l’absinthe reste confidentiel. De quoi donner des vertiges aux goûteurs de ces élixirs aux origines médicinales. Des vertus historiquement conférées à l’absinthe. «Au XVIIIe et au XIXe siècles, on en prescrivait pour les problèmes digestifs ou comme antigrippe, souligne Pierre-André Matthey. Durant la Grande Guerre, les soldats français partaient tous avec un flacon comme désinfectant pour les blessures.»

Le corps de ferme dans lequel l’artisan cumule la production et la vente ne mentent pas: les effluves d’absinthe entourent le visiteur dès l’arrivée. En arrière-boutique, les alambics alignés confèrent un petit air de contes et légendes. Des pièces historiques desquelles il sort entre 400 et 800 litres d'alcool par an. «On pourrait faire plus, mais seul je n’y arrive pas, confie cet hyperactif. Entre la production, les visites de l’atelier, les dégustations et la vente, je suis sur le pont 10 heures par jour, presque 7 jours sur 7. Mais je ne changerais de vie pour rien au monde.»

Recette ancestrale artisanale et naturelle

Se lancer dans la production d’absinthe était un vrai défi PAM, ainsi surnommé dans sa vallée. L'enfant du Val de Travers a grandi dans cette tradition confidentielle et illégale de la fée verte, distillée selon des recettes transmises par les anciens. Une base de petites et grandes plantes d’absinthes séchées, agrémentées d’anis vert et étoilé, de fenouil et de réglisse, dont les dosages secrets font la particularité de chaque distillerie. «J’essaie de poursuivre l’aventure avec la volonté de rester dans une facture artisanale. Toute la production est naturelle, sans additif ni colorant.»

Dans son petit jardin de curé poussent quelques plants qu’il coupe pour ses visiteurs. Mais pas assez pour produire sa traditionnelle fée verte. La majorité arrive de Hongrie ou d’Espagne.

Malgré ses dessins thérapeutiques, l’absinthe a formellement été interdite en suisse en 1910, suite à un vote populaire de 1908. Principal motif invoqué, la présence importante de thuyone, une molécule hallucinogène et toxique présente dans la plante. Plusieurs faits divers dramatiques imputés à une consommation d’absinthe ont également précipité son interdiction. «Les lobbys vignerons étaient aussi très actifs, en raison de la popularité de l’absinthe dans certaines régions au détriment du vin, précise le producteur de Fleurier. On a vu alors beaucoup de distilleries traverser la frontière vers la France où l’absinthe n’a été interdite que quatre ans plus tard, pour les mêmes raisons de santé publique.»

Cent ans de clandestinité et de transmission

Il n'empêche. «Tout le monde connaissait quelqu’un qui faisait de l’absinthe dans la région», se souvient l'alchimiste, qui produit son nectar depuis fin 2015 à Fleurier. Les productions clandestines, à l’image de celle de Daniel Guilloud étaient installées dans les salles de bains ou les caves de la région. «Daniel Guilloud a débuté dans les années 80, grâce à une recette transmise par un vieille femme dans les montages», révèle-t-il tout en désignant les photos et les articles de presse qui ornent les murs de son atelier.

Mais pourquoi, après cent ans de clandestinité, avoir réhabilité l’absinthe? «C’est la reconnaissance d’un artisanat régional. On produit aujourd’hui de l’absinthe dans le monde entier, mais celle du Val de Travers est unique! Et, comme toute boisson alcoolisée à doses limitées, sa consommation n’est pas problématique», assurent PAM et son mentor Daniel Guilloud, qui nous a rejoint autour d’une fontaine à absinthe dans le jardin. «Elle se boit à toute heure: le matin en café-chalet, café-Lutz ou café-briquette, en apéritif à midi, dilué à l’eau ou en digestif.»

Le parcours de ce quadragénaire atypique est très éloigné de sa vocation tardive. «J’ai débuté par une formation de boucher-charcutier, dans le but de reprendre peut-être une arcade familiale, raconte Pierre-André Matthey, fils d’un grande famille neuchâteloise. Mais j’ai vite abandonné l’idée d’en faire une carrière. Je me suis engagé alors dans les montagnes valaisannes et grisonnes comme professeur de ski.»

En autodidacte, il apprend l’anglais et l’allemand tout en lorgnant sur les métiers du tourisme. Il passe un diplôme de comptabilité et poursuit dans cette voie à l’Ecole suisse du tourisme à Sierre. Après cinq ans dans une agence de voyage, il rejoint la radiotélévision neuchâteloise comme commercial. «J’y suis resté sept ans! C’était très intéressant et toutes ces expériences me sont utiles aujourd’hui. Mais je sentais l’appel d’autre chose.»

Toujours pas de formation en distillerie d’absinthe

Sans aucun projet, il démissionne et prend du recul avant de charrier un soir Daniel Guilloud. «Je lui ai dit: "Tu verras un jour je te rachèterai ta distillerie". Il a répondu: "Chiche?" Et deux ans après j’étais ici.» Si la décision est apparue comme une évidence aux yeux de PAM, la concrétisation son projet a été plus compliquée. «Difficile d’obtenir des crédits pour se lancer dans un métier qui n’existe finalement pas et dont la survie dépend de la transmission du savoir- faire.» Car si aujourd’hui les producteurs d’absinthe artisanale arrivent pour la plupart à la retraite, la relève peine à trouver sa place. «Il n’existe toujours pas de formation professionnelle, regrette le distilleur. J’espère que l’école d’ingénieurs en œnologie de Changins créera une filière. Je me réjouirais de pouvoir former un apprenti.»


Précédemment dans Bon pour la tête

Métiers oubliés, métiers d'avenir (1): Les fées du regard de verre


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