Histoire / Les réfugiés hongrois en Suisse, entre bonne conscience et exotisme
Réfugiés hongrois à Buchs (SG) en 1956. © ETH Zurich/Fortepan
Des exilés hongrois à la frontière autrichienne, à Andau. © Kleyer Eva/Fortepan
Des exilés hongrois à la frontière autrichienne, à Andau. © Kleyer Eva/Fortepan
Le réfugié hongrois de 1956 est devenu avec le temps un exilé modèle, le parangon de l’assimilation à la Suisse. Pourtant, sur plus de 13’000 personnes accueillies alors, 2’000 environ ont finalement choisi de rentrer en Hongrie au bout de quelques années, parfois quelques mois. Tiphaine Robert, docteure en histoire de l’université de Fribourg, a étudié l’arrivée en Suisse et les raisons du retour au pays de ces migrants idéalisés.
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Novembre 1956. Dans les gares de Zurich, Berne ou Lausanne, les mêmes scènes de liesse. Une foule enthousiaste accueille les réfugiés hongrois avec chocolat et chaleur humaine. On estime qu’après l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques, environ 2% de la population hongroise, 200’000 personnes, ont fui le pays. 13’000 se sont installées (ou ont été installées) en Suisse, ce qui en fait le pays d’Europe le plus ouvert.
L’enthousiasme du «monde libre»
Avant même leur arrivée, ces réfugiés bénéficient d’une image très positive, véhiculée par la presse et encouragée par le gouvernement. Tiphaine Robert identifie deux causes principales à cela: une cause idéologique et des raisons économiques, pragmatiques.
Dès le 4 novembre, au commencement de la répression, le Conseil fédéral présidé par Markus Feldmann (parti des paysans, artisans et indépendants) condamne l’intervention soviétique à Budapest. Des manifestations réunissent jusqu’à 100’000 personnes dans les grandes villes, on observe des minutes de silence, on veut aider les «héros» hongrois.
L’historienne parle d’une «démarche idéalisante», qui se concrétise rapidement. Ainsi, la chaîne de magasins PKZ offre pour 10’000 francs de vêtements aux infortunés. Des communes font paraître des annonces pour proposer d’accueillir et d’entretenir une famille hongroise. Les universités, comme celle de Genève, envoient des émissaires dans les camps de transit autrichiens pour recruter des étudiants potentiels.
C’est l’effet du «bonus guerre froide»: l’Occident, le «monde libre» est enclin à traiter les exilés de l’Est comme des victimes du stalinisme, ayant remporté une victoire en passant de l’autre côté.
D’autre part, une décennie après la fin de la Seconde guerre mondiale, la Suisse est en pleine croissance économique et manque de bras. L’une des idées reçues les plus répandues est que les réfugiés hongrois sont «bien formés», souvent diplômés ou ouvriers qualifiés. C’est ainsi que la Suisse envoie des délégations en amont de l’immigration afin de «sélectionner» des Hongroises et des Hongrois sur des critères précis, notamment de forme physique, d’aptitude au travail et de formation professionnelle.
Enfin, il faut relever une composante symbolique dans le comportement de la Suisse à l’égard des réfugiés hongrois. Soucieuse d’effacer son image de «profiteuse de guerre», la Confédération ratifie en 1954 la Convention de Genève sur le statut de réfugié dans le droit international, et fait du zèle. Dans un vaste mouvement d’opinion, journalistes et citoyens s’affirment conscients de leur position privilégiée, qui leur commande de venir en aide aux transfuges «d’un monde d’esclavage à un monde de libertés».
Déceptions
L’ouverture récente des archives hongroises de la période soviétique donne des arguments pour déconstruire l’image idéalisée des réfugiés. En fait d’une population fortement diplômée, il s’avère que la majorité exerçait un métier manuel. Deuxième désillusion: les réfugiés sont majoritairement originaires des régions occidentales de la Hongrie, frontalières avec l’Autriche. En fait de migration idéologique, d’opposants politiques convaincus, il s’agit là d’une migration opportune. Tiphaine Robert, qui appuie son travail sur l’interrogatoire de dizaines de ces réfugiés, indique que beaucoup cherchaient d’abord «l’aventure», ou plus prosaïquement à améliorer leurs conditions de vie, en s’installant à l’Ouest.
Ce n’est là que le début d’une longue liste de désillusions et de déceptions, pour les Hongrois comme pour les Suisses.
Les premiers découvrent que l’accueil chaleureux vient avec son lot de contraintes, «les paradoxes de la générosité» écrit l’historienne. Les réfugiés reçoivent un permis B renouvelable chaque année, bénéficient des mêmes conditions d’accès à l’emploi et de rémunération que les nationaux, mais au prix d’un contrôle administratif assez lourd. Impossibilité de se déplacer d’un canton à un autre sans autorisation, placement arbitraire des arrivants dans des régions parfois très rurales, ce qui est difficile à vivre pour des Budapestois, paternalisme et condescendance d’une partie de la population et de l’administration. A cela s’ajoutent des internements administratifs nombreux, qui concernent les «éléments» qui «posent problème». On estime à plusieurs centaines le nombre d’internés parmi les réfugiés hongrois; ce sont des mères célibataires ou des femmes «frivoles», des homosexuels, des personnes en détresse psychologique ou mal adaptées à la vie sociale, et parfois des criminels de droit commun.
Côté suisse, les déceptions relèvent plutôt du choc des cultures. La presse de l’époque se fait l’écho du dépit de certaines familles, qui s’attendaient à recevoir des orphelins et ont vu arriver des hommes jeunes et en pleine forme, ou qui comptaient sur les réfugiés pour occuper des places d’hommes à tout faire et de bonnes bon marché.
Plus largement, on trouve dans les archives quantités de motifs d’étonnement, de jugements à l’emporte-pièce, de généralisations. Ainsi, stupeur, les Hongroises portent du rouge à lèvres. Désapprobation: les Hongrois fument trop, les Hongrois dépensent trop d’argent au café, et les Hongroises ne sont pas des femmes au foyer traditionnelles. Agacement: la langue hongroise est totalement hermétique aux oreilles romandes comme alémaniques. Méfiance: il paraîtrait que les Hongrois sont endoctrinés et formés à la guerre par la propagande soviétique. Perplexité: nous avons affaire à un «peuple de cavaliers», épris de liberté, fier, sentimental, mais aussi «dépressif» et «impatient»... A grands renforts de clichés, la presse produit des tentatives d’explications du caractère soi-disant «typique» de ce «peuple exotique». A Neuchâtel, on s’inquiète de voir de jeunes filles suisses fréquenter des garçons hongrois. Le Bündner Tagblatt écrit qu’il n’existe pas deux tempéraments plus éloignés que celui des Suisses et celui des Hongrois. Cependant, le gouvernement exhorte l’opinion à faire preuve de patience et d’indulgence.
Le retour
On les appelle hazatérök en hongrois: «ceux qui rentrent à la maison». Ils sont un peu moins de 2’000, sur la période étudiée, qui court jusqu’en 1963, soit bien après la fin de l’amnistie pour les opposants et participants à l’insurrection de 1956. Tiphaine Robert, à l’instar de la presse et des politiques suisses de l’époque, a cherché à lister et à comprendre les raisons qui ont poussé ces exilés à faire le chemin inverse.
Une première raison concerne les modalités d’émigration. Beaucoup de Hongrois étaient candidats à l’immigration au Canada et aux Etats-Unis. Dans les premiers jours de la vague migratoire, ceux-ci sont montés «sans réfléchir» à bord des camions de la Croix-Rouge suisse, pensant ne faire qu’étape avant de traverser l’Atlantique. Mais les Etats-Unis et le Canada ont rapidement atteint leurs quotas et ces Hongrois se sont retrouvés «bloqués»: «la Suisse s’apparente à une terre permise plutôt que promise». Au premier signe de détente politique, ces candidats malheureux à l’Amérique du Nord seraient donc revenus sur leurs pas.
On a évoqué la part minoritaire des «éléments problématiques» parmi les 13’000 réfugiés arrivés en Suisse. Il est certain que les internés administratifs, plus encore les criminels, et les personnes dont, globalement, le comportement laissait à désirer pour diverses raisons, ont été en quelque sorte poussées vers la sortie. Le Conseil fédéral s’en montre conscient. Une note confidentielle du Département de Police et Justice en 1957 estime «que sur les 13’000 réfugiés hébergés en Suisse, 7% sont peu intéressants».
Pour les autres, on parle côté suisse d’échecs d’assimilation. Difficultés avec la langue, salaires considérés comme trop bas pour faire vivre une famille, emplois en-dessous de leurs qualifications, sentiment diffus de ne pas s'intégrer, sont les motifs de mécontentement les plus couramment évoqués par les réfugiés. La presse conservatrice se plaît à rappeler, parfois avec mépris, que «le paradis se mérite» et que les déçus du capitalisme sont avant tout des gens incapables de se plier aux exigences du monde du travail à l’occidentale.
Le travail de Tiphaine Robert montre que la réalité n’est pas si simple. Le mal du pays, la mélancolie ou la nostalgie, des traits que l’on considérait comme «typiques» du caractère hongrois ont joué leur part, en particulier chez les personnes isolées. Les mineurs venus sans leur famille ont parfois été victimes de chantages affectifs orchestrés par les représentants diplomatiques hongrois à Berne, qui leur communiquaient de fausses nouvelles, ou des lettres écrites sous la contrainte, évoquant un parent malade.
Après avril 1957, les «revenants» risquent jusqu’à six mois de prison pour franchissement illégal de la frontière. Il faut donc faire la part des choses dans la déception exprimée par les revenants vis-à-vis de l’Occident: par crainte de mesures de rétorsions, ces derniers ont pu broder un récit autobiographique conforme à la ligne du Parti, sans forcément de rapport avec la réalité de l’expérience vécue. L'un des témoins raconte par exemple que la police hongroise l'a obligé à expliquer autour de lui que les Suisses lui avaient donné à manger «du faux chocolat», ce qui n'avait aucune once de vérité.
Mais plus généralement, l’historienne admet que ces revenants, instrumentalisés de part et d’autre du Rideau de fer, sont une énigme encore intacte. Ce sont en grande partie le caractère, le tempérament et la situation personnelle de chacun qui ont poussé les uns ou les autres vers l’Est ou vers l’Ouest.
Le bilan chiffré donne, en 1962, pour 13’803 réfugiés, 1’705 retours vers la Hongrie, 1’638 départs pour un autre pays occidental. L’assimilation des réfugiés hongrois en Suisse, avec 10’000 personnes demeurant sur le territoire, est donc une réussite. Ces chiffres et l'étude de Tiphaine Robert soulignent le rôle crucial de la volonté politique dans ce succès.
Ce n'est que bien plus tard, dans les années 1980, une fois oubliés les malentendus et les frustrations, que s’est forgé le mythe, largement exagéré on l’a vu, de l’exilé hongrois «modèle» et à l’intégration «facile», utilisé comme faire-valoir par les politiques opposés à l’arrivée d’autres vagues migratoires, venues du Moyen-Orient ou d’Afrique.
«Des migrants et des revenants. Une histoire des réfugiées et réfugiés hongrois en Suisse (1956-1963)», Tiphaine Robert, Editions Alphil, 526 pages.
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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@laboudu 10.12.2021 | 18h28
«Pouvez-vous svpl envoyer cet article à une amie hongroise installée depuis 1957 en Suisse ?? Ce serait gentil de votre part, et de toute façon je lui donnerai les références du bouquin. Son adresse mail : [email protected], Je vous remercie de tout coeur»