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Actuel / Entre les griffes du sultan

Yves Genier

3 août 2017

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Face à un gouvernement de plus en plus autoritaire qui s'en prend à tous ses opposants les uns après les autres, les Turcs ne savent plus comment s'y prendre pour défendre leurs libertés.



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«Qu'est-ce que vous pensez de notre situation politique?» La question tombe, brute, sans préliminaires ni préparation, au début d'un dîner en ville, ou avec votre voisin à bord d'un avion. Question embarrassante pour l'étranger qui vient d'arriver en Turquie, qui ne veut pas froisser son interlocuteur. Mais ce dernier insiste. «Nous pensons la même chose.» Le reste de la conversation n'est, généralement, qu'attaques et reproches envers un président élu certes démocratiquement mais à la politique toujours plus autoritaire.

Depuis un an, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, sous prétexte de lutter contre les auteurs du coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016, s'en prend systématiquement à tous les groupes, toutes les personnes susceptibles de se mettre en travers de son chemin. Cent dix mille employés publics ont perdu leur emploi après avoir été suspectés de sympathies envers le prédicateur Fetullah Gülen, accusé par le régime d'avoir instigué la tentative de coup d'Etat. Cinquante mille personnes ont été arrêtées pour les mêmes raisons, ou suspectées de sympathies envers l'organisation terroriste kurde PKK. Plus de cent journalistes croupissent en prison, parfois depuis des mois, sans jugement, sans même, parfois, connaître les raisons exactes de leur arrestation. De même que plusieurs activistes de défense des Droits de l'Homme.

Immense palais, justice au rabais

Dans le quartier populaire de Sisli à Istanbul se dresse le Palais de justice de la mégalopole turque: un immeuble flambant neuf de forme ronde à la structure massive de plus de 13 étages (plus de deux fois Uni-Mail), dot les 300 000 mètres carrés de bureaux abritent aussi bien la justice de Paix que les procureurs chargés de la lutte antiterroriste. Une véritable ville, avec ses commerces, ses cafétérias et même sa garderie, dans laquelle l'on pénètre librement à condition de se soumettre au même contrôle sécuritaire que dans un aéroport.

C'est dans cet antre que le régime Erdogan a lancé sa dernière offensive contre la liberté d'opinion et d'information. Dans la 27e salle d'audience de la section des infractions importantes, étage Z, s'est tenu, fin juillet, le procès de 17 journalistes constituant le noyau de Cümhüriyet, un pilier de la presse écrite turque et l'un des ultimes médias à résister à la tentation de suivisme et de conformité qui affecte la quasi-totalité des médias turcs. Contrairement au reste du bâtiment, l'accès à la salle, et même au couloir qui y conduit, est bloqué par des gardiens.

Ce qui est reproché à Murat Sabuncu, directeur de la rédaction, à Ahmet Sik, enquêteur de premier ordre et à quinze de leurs collègues, c'est d'avoir «assisté une organisation terroriste armée», lisez le mouvement de Fetullah Gülen, que le gouvernement accuse d'avoir orchestré la tentative de coup d'Etat manqué de juillet 2016. Dans les faits, le gouvernement reproche aux journalistes... d'avoir fait leur travail: s'être informés aux sources en ayant des contacts – notamment – avec représentants de ce mouvement. Pire: en employant une messagerie cryptée. Comme si ce simple fait constituait un délit. Face à cette parodie de justice, les accusés risquent des peines bien réelles: jusqu'à 43 ans de prison.

Diviser pour régner

Le procès de ces journalistes est la dernière offensive en date lancée par le gouvernement Erdogan contre chaque groupe susceptible constituer une opposition. Une offensive démarrée dès son accès au pouvoir en novembre 2002 lorsque son parti AKP a reporté pour la première fois les élections, et qui est détaillée par l'historien turc basé à Washington Soner Cagaptay dans un excellent ouvrage paru ce printemps, «The New Sultan. Ergogan and the Crisis of Modern Turkey» (I.B.Tauris, Londres et New York, 206 pages).

Après quelques années d'observation prudente, le «sultan» a lancé son premier assaut en 2007 (après avoir reporté sa 2e victoire électorale) contre les militaires, qui faisaient jusqu'alors la pluie et le beau temps de la politique turque. Après les avoir déchus de leur pouvoir, il s'en est pris à ses alliés de toujours, le mouvement güleniste. Avant que ce dernier ne cherche à l'écarter du pouvoir, suggère l'auteur, qui résume cette opération en affirmant que «la révolution dévore ses enfants». Erdogan s'en prend de même aux Kurdes, dont il s'était fait précédemment les alliés contre les militaires. Enfin, il met la presse au pas en «incitant» les éditeurs de journaux critiques à les vendre à des hommes d'affaires proches du pouvoir. C'est ainsi que ne restent aujourd'hui, comme artisans de la diversité de l'opinion, que quelques médias, au premier rang duquel trône encore Cümhüriyet.

Le talon d'Achille

Soner Cagaptay salue certes les excellentes performances économiques de la Turquie pendant les dix premières années de gouvernement Erdogan, qui ont permis à une large tranche de la population  de sortir de la pauvreté et d'entrer dans la classe moyenne. Et c'est vrai, lorsque l'on se déplace dan le pays, que les routes, les écoles, les hôpitaux se sont multipliés. Mais c'est pour aussitôt dénoncer la division de la société turque presque par le milieu opérée par le gouvernement: les islamo-conservateurs d'un côté, les libéraux, laïcistes et pro-occidentaux de l'autre. Une situation à même de durcir les conflits dans le pays. Voire à conduire à une guerre civile.

«Le talon d'Achille d'Erdogan, c'est l'économie», poursuit Cagaptay. L'accession au bien-être de larges tranches de la population turque rend celles-ci exigeantes. Or, le coup d'Etat manqué de 2016 a plongé dans une récession l'automne suivant, et a fait fuir les touristes, qui ne sont toujours pas revenus. Même si le pays semble avoir recouvré son dynamisme, rien ne dit qu'il est en mesure de le conserver.

Pour l'heure, défaits par un gouvernement tenace, les milieux qui défendent la laïcité chère à Atatürk et un régime politique libéral ne peuvent plus guère que lancer des accusations de tricher sur les chiffres économiques et sur les résultats des consultations populaires. Et à saisir le premier visiteur venu pour lui faire part de leur colère lors de dîners en société, ou à bord d'un avion.

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