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Culture / Plongée dans l’URSS des années 60 avec «Les Services compétents»


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Une littérature qui raconte une époque, un pays et la persécution d’un écrivain. Iegor Gran signe un roman vrai, vrai coup de plume, avec Les Services compétents. Dans l’URSS des années soixante, il en faut peu pour affoler le KGB. Pas de putsch, pas de contre-révolution, pas de menace d’un retour du tsar, mais un article. Paru en 1959, dans la revue Esprit, le brûlot en question discute, avec beaucoup d’ironie, les principes du Réalisme socialiste. L’article est anonyme, mais les services compétents sont compétents, et ils en identifient l’auteur: Abram Tertz. Ecrivain totalement dissident, qui a rédigé d’autres textes, nouvelles et romans fantastiques, à caractère antisoviétique. Ignominie! Honte à l’homme qui gratte son papier d’insultes à la mémoire de Lénine ainsi qu’à celles des honorables camarades qui bâtissent le monde socialiste, le monde rêvé.



Siniavski le traître

Heureusement, la libre, juste et démocratique politique du régime idéal dispose de tous les moyens nécessaires pour corriger les égarements des citoyens susceptibles de freiner le saint progrès en cours. Bam! goulag; et on verra bien si tu veux encore faire le malin. Seul problème: Abram Tertz n’existe pas. Pseudonyme qui ne fait pas trembler le lieutenant Ivanov et ses collègues en charge de l’affaire. Trembler ou pas, l’identité qui se cache derrière le pseudonyme met du temps à faire surface, malgré les recherches acharnées des agents du KGB.

Six années, six longues années – durée d’enquête un brin humiliante, mais non moins satisfaisante – pour découvrir que c’est André Siniavski le traître. Humble chercheur à l’Institut littéraire de Moscou, l’homme se retrouve sous le feu des projecteurs. Procès-spectacle qui n’obtient pas l’effet spectaculaire escompté, puisque Siniavski et Iouli Daniel, autre écrivain dissident arrêté en même temps que lui, plaident non-coupables. Point de larmes et de regrets qui hurlent publiquement au pardon et à la gloire du régime faussement critiqué «par erreur».

André Siniavski. © Wikimedia

Sept ans de goulag, malgré les protestations arrivant de communistes du monde entier, dont celle d’Aragon, qui s’opposent à la condamnation des écrivains. Siniavski perd une carrière prestigieuse, il sera privé de sa femme bien-aimée, privé de son fils, âgé de neuf mois. Ce fils, c’est l’auteur des Services compétents: Iegor Gran, qui raconte en toute ironie, en toute légèreté, une partie de l’histoire de ses parents, une partie de son histoire, où l’émotion reste néanmoins palpable.

La censure a ses raisons que la raison ignore

Il n’est pas question d’autobiographie à proprement parler, parce que Iegor Gran parle de lui, sans l’usage de la première personne, en évoquant un bébé qui se voit privé de son prisonnier de père, puis d’un petit garçon qui doit attendre ses sept ans pour le connaître. L’auteur parle de son père et de sa mère, mais sans leur donner le rôle principal. André Siniavski et son épouse, Maria Rozanova, sont dépeints en rebelles attachants et amoureux qu’ils furent; ils sont la raison d’être du roman. Le lecteur les suit ponctuellement durant six ans de doute, où ils attendent chaque jour une arrestation qui ne vient pas, jusqu’à ce qu’ils se décident à concevoir un enfant, quitte à ce qu’il reste orphelin de père.

Les Services compétents raconte le contexte des époux Siniavski, le contexte de leur époque: l’URSS de 59 à 65. De page en page, on assiste à une collection aussi terrifiante que grotesque d’anecdotes, de censures, d’arrestations, de manœuvres politiques, en somme de la mise en application de toute une idéologie. On y évoque ainsi la polémique brûlante qu’a provoqué la parution du Docteur Jivago de Boris Pasternak en 1957, publié par les camarades italiens qu’il semblait inapproprié de contredire, et pourtant la censure a ses raisons que la raison ignore. Le roman est censuré; Pasternak décline le Nobel de littérature qui lui est attribué l’année suivante.

Comme on y évoque l’offense de Picasso à l’art soviétique. Comment un peintre qui se dit communiste peut-il s’adonner à de tels gribouillis, si éloignés du réalisme socialiste, dont a parlé d’ailleurs Siniavski dans son fameux article? Comme on évoque également le succès inattendu de Huit et demi de Fellini dans les salles soviétiques, qui finit par inquiéter le KGB, et tant d’autres anecdotes du genre qui donnent au livre la capacité de poser cette question essentielle: qu’est-ce que la littérature, qu’est-ce l’art dans une société totalitaire?

Le caractère grave et dramatique de l’arrestation de Siniavski ne prive toutefois pas le roman de son côté comique, parfois même hilarant. Déjà, parce que l’arrestation en elle-même a été rendue comique par la femme de Siniavski qui ne s’est pas laissée impressionner par les questions inquisitrices des officiers en perquisition. Notamment lorsqu’elle demande au lieutenant Ivanov à quel âge il a commencé à perdre ses cheveux, alors que lui est en train d’essayer de la soumettre à un interrogatoire sombre et sérieux.

Un agent du KGB touchant et grotesque

Ce lieutenant Ivanov, qui est en fait le personnage principal de l’histoire. C’est son parcours que Gran décide de suivre; elle est le point de repère entre le récit des Siniavski et les anecdotes liées à l’époque. Le jeune agent du KGB en devient profondément attachant: il s’arrache les cheveux sur cette enquête qui lui a été confiée par sa très bureaucratique hiérarchie, puis il rentre chez lui, auprès de sa femme Larissa, à laquelle il peine à donner un enfant. On dîne avec eux dans leur petit appartement, on assiste à leurs discussions de couple. On entre en Ivanov pour y découvrir une existence faite de rêves et d’ambitions, sans malhonnêteté, mais beaucoup de naïveté, qui donne à ce personnage le tempérament d’un héros romantique.

Ivanov est convaincu par les idéaux de la Révolution, il est pétri de son idéologie, il y croit si sincèrement, qu’il est prêt à mourir pour elle. Mais en même temps, il ne peut s’empêcher de constater le manque de moyens financiers accordés son service, l’étroitesse de son bureau et l’obtusité des supérieurs qui peinent à utiliser leur tête avant de lancer des ordres à tout-va. Ivanov est une petite pièce du système administratif soviétique grâce à laquelle on plonge en plein dans ce système. Ivanov est aussi l’agent qui a saisi le bras de l’écrivain dissident pour l’arrêter. Ivanov est encore l’agent par lequel quelques souplesses ont pu être négociées par la femme de Siniavski, dont une visite au goulag de cette dernière, dans une intimité garantie.

Iegor Gran rend hommage à ses parents en dressant un portrait touchant du bourreau de son père. Si la démarche originale entraîne à l’ironie d’un Gran qui suit le style paternel, elle permet aussi de comprendre que le lieutenant Ivanov, comme tous les autres petits poissons de son espèce, n’est ni un monstre ni un imbécile de premier ordre face à l’éminent et courageux intellectuel que serait Siniavski. Ivanov et Siniavski sont en fait les mêmes victimes d’un même système totalitaire, où l’individualité et la liberté de pensée n’ont pas leur place, où elles persistent néanmoins à ne pas totalement disparaître ni chez l’un ni chez l’autre, parce que ces deux hommes sont au fond tout aussi humains l’un que l’autre. L’agent du KGB et le dissident envoyé au goulag aspirent à un même but: suivre, avec le plus d’honnêteté possible, un idéal. Et tenter d’être heureux, même dans l’URSS tragique et comique, telle qu’elle fut réellement, telle qu’elle est racontée dans Les Services compétents.

«Avantage: si on découvre un manuscrit compromettant, l’affaire est dans le sac, on peut les arrêter direct. L’inconvénient étant que ces appartements d’intellectuels sont encombrés de papiers. Allez savoir ce qu’il faut lire dans tout ce merdier ! Autant nos opérationnels sont bons à trouver des caches de devises ou de matériel d’espion, autant ils sont perdus quand on les met devant des montagnes de textes à décortiquer. Impossible de le faire rapidement et, surtout, de tout remettre en ordre».


Iegor Gran, Les Services compétents. Editions P.O.L. 300 pages 2020.

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