Chronique / Quand l’intime à la façon d’Amiel devient un noyau de résistance…
© Matthias Rihs / BPLT 2020
Sous le titre explicite d’Amiel & Co, la revue de Gilbert Moreau intitulée Les moments littéraires rassemble 23 fragments de journaux plus ou moins intimes d’écrivains romands où les «classiques» de jadis et naguère (Amiel, Ramuz, Monique Saint-Hélier, Gustave Roud, Jacques Mercanton) voisinent avec des contemporains de générations diverses – de Douna Loup à Alexandre Voisard, ou de Noëlle Revaz à Jean-Pierre Rochat et Alexandre Friedrich -, dans un ensemble assez représentatif mais surtout varié de ton, avec de vraies découvertes en bonus. Démarche obsolète dans un monde où le «cher journal» fait figure de vieillerie? Ou défense du supplément d’âme et de style, de l’indépendance d’esprit et de la qualité littéraire, quand l’intimité même est livrée en pâture à la meute vorace?
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Disons ici que la lecture attentive d’<i>Amiel & Co </i>suffit à repérer les parentés liées à la tonalité protestante ou poético-métaphysqiue et au rapport avec la nature de nos auteurs – chez Ramuz, Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi chez un Voisard ou une Catherine Safonoff -, autant que les disparités accentuées avec les nouvelles générations. 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Diaristes suisses</i>. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p. </h4> <h4>A signaler aussi: le Hors série consacré à la très intéressante <i>Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, </i>présentée par Luc Weibel. 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Or la spécificité «romande» du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante <i>Introduction.</i></p> <p>Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel, que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises et avant que tous les membres de la famille Tolstoï ne se collent à leur «cher journal»…. </p> <p>Quant au <i>Complexe d’Amiel</i> qu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté où l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la «littérature» de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses, l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc <i>Amiel & Co</i> pour vous en faire une idée…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1580665779_unknown1.png" class="img-responsive img-fluid left " width="166" height="264" /></h4> <h4><i>Amiel & Co. Diaristes suisses</i>. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p. </h4> <h4>A signaler aussi: le Hors série consacré à la très intéressante <i>Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, </i>présentée par Luc Weibel. Les Moments littéraires, 353p. </h4>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-l-intime-a-la-facon-d-amiel-devient-un-noyau-de-resistance', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 679, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2130, 'homepage_order' => (int) 2380, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2406, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JLK', 'title' => 'Du bonheur d’être bien vivant sur le chemin de n’importe où...', 'subtitle' => ' À trente ans pile, sur les traces de Nicolas Bouvier auquel il rend un hommage explicite, Guillaume Gagnière signe son premier livre aux touches fines et justes, intitulé Les Toupies d’Indigo Street et retraçant un périple à valeur d’initiation parfois rude, entre Ceylan et l’île japonaise de Shikoku aux 88 temples. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! (…) Oh, une mésange !»), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis: c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même».</p> <p>Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, <em>sa </em>rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui: «C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid», ou ceci: «Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole»…</p> <p>Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat: «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois», ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: «Serait-ce un peu ça, le but: s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle». Et pour dépasser toute morosité nihiliste: «Finalement c’est peut-être ça, le «secret»: des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme: l’ataraxie. 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Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. 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En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Or l’élégance de Patrick Jane, toujours en costume trois pièces et refusant de porter aucune arme, et sa gentillesse frottée d’insolence, sa bonté naturelle envers les animaux et les enfants n’ont cessé de me revenir à l’esprit en imaginant Léonard déambulant en beaux atours dans les ruelles de Florence, aimable avec tous et ne répondant point aux piques dures des jaloux ou des ombrageux à la Michel-Ange, conscient de son génie et triste sous l’agression des malveillants moralisants comme il y en a plus que jamais aujourd’hui, joyeux et non moins fragile en sa solitude éprise d’absolu esthétique.</p> <h3><strong>Une vision panoptique qui relie le détail à l’ensemble</strong></h3> <p>La vision de Léonard de Vinci, dans les petites et les grandes largeurs, relève d’une observation panoptique. Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. 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Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 776, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. 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L’époque est plus que jamais, ces derniers temps, au déballage des vices privés livrés à la «vertu» publique, où tout se mêle dans un magma souvent hypocrite voire obscène qui fait le beurre des médias et que les réseaux sociaux amplifient à outrance, à faire vomir les estomacs les plus solides. Tout cela au dam de toute vraie intimité…
Mais de quoi parle-t-on? Et qu’est-ce au juste que l’intime? Qui tient aujourd’hui un journal intime? Qu’en est-il du secret personnel? Et qui désire publier ce qui, pour elle, ou lui, relève de la vie privée soumise à une légitime pudeur?
L’on me dit que 3 millions de Français tiennent aujourd’hui un journal intime. J’ignore où en sont les Suisses allemands, les Russes et les Anglais, les Japonais et les Bantous, mais le commerce des petits carnets est bel et bien florissant un peu partout, de Moleskine en Paper Blanks, et le «cher journal» a connu un revival jusqu’au Texas où la blonde d’Anna Todd a entrepris, il y a quelques années, de noter tous les jours les moindres détails de sa vie de collégienne oscillant entre un boyfriend agrée par sa mère et le bad boy qui lui fait connaître sa première «petite secousse», sous le titre d’After et de Before, «cartonnant» d’abord sur Internet et ensuite publié par un éditeur prestigieux avant de donner lieu à un film débile en attendant la série sûrement inepte, etc.
D’aucuns, grises mines littéraires, n’ont pas attendu Anna et ses «sex-sellers» pour voir dans le «cher journal» un sous-genre avoisinant le degré zéro de la littérature. «Trop facile», estimait un Roland Barthes, longtemps après que ses pairs eurent traité un Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) de «noix creuse» et de parangon d’impuissance créatrice, lui-même réduisant en fin de vie les 16 857 pages de son Journal intime à une forme d’onanisme graphomaniaque et priant ses proches de jeter ses 177 cahiers au feu.
Or Amiel ne prêtait-il sincèrement aucune valeur littéraire à son extraordinaire journal? Était-il si mauvais juge en matière littéraire et philosophique, pour préférer, à cette somme d’observations et de réflexions nullement bornée à l’examen de son nombril, les vers archi-conventionnels qu’il composait les yeux au ciel et lisait aux prudes dames de son entourage? J’en doute et présume qu’il se doutait, lui-même, que son ordre d’autodafé ne serait pas plus respecté que celui de Kafka par son ami Max Brod…
Et si l'intime ouvrait à de grands voyages?
Un Russe intensément barbu, du nom de Léon Tolstoï, fut l’un des premiers génies littéraires à reconnaître l’intérêt et la valeur du Journal intime d’Amiel, et ce fut un Serbe farouche de 20 ans, Vladimir Dimitrijevic, fuyant la conscription de son pays tombé sous la coupe du communisme, qui publia un siècle plus tard les 12 volumes de la première édition complète du monumental objet 25 ans après avoir débarqué en Suisse avec une première question posée à un libraire neuchâtelois: «Who is Amiel?»
Dans l’intervalle, ledit Amiel, d’abord sous forme d’extraits, suscita à titre posthume l’intérêt de lecteurs du monde entier, sans atteindre jamais ce qu’on appelle le grand public, lequel préfère qu’on lui raconte des histoires avec moult personnages, des intrigues bien ficelées et si possible une fin heureuse - tout cela au nom d’une littérature dite d’évasion, à l’opposé - je caricature… - du «travail sur soi» que suppose l’introspection solitaire.
Mais ce qu’on appelle l’âme humaine, ou le cœur, ou l’esprit, contenus dans un corps vibrant de passions et de pulsions, ne constituent-ils pas un univers riche en virtuelles îles au trésor, odyssées et autres voyages extraordinaires à la Jules Verne ou à la Michaux - pour citer un explorateur des gouffres intérieurs où le docteur Freud a lui aussi mis le nez?
Ce qui est sûr est qu’Amiel fut un grand arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises, avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus.
Or qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le Journal intime d’Amiel?
Une page au hasard et c'est un monde!
J’ouvre au hasard le dixième volume de l’édition intégrale, le 26 août 1875 (le «diariste» a 54 ans), et sur fond de «très beau temps» je constate qu’on se désole pas mal de ne pas arriver à écrire un article («reconnu avec effroi et horreur la quasi impossibilité de faire un plan, d’aboutir, en un mot d’accoucher le chaos»), qu’on se lamente à propos des larmes d’une certaine Cesca (son amie Fanny Mercier) qui pleure sur les «ruines» de celui auquel elle dit qu’elle ne peut plus se passer de lui, puis s’avoue qu’il a été «véhémentement tenté» de porter, à une certaine Gudule (la même Fanny sous un autre pseudo), le cahier de journal «où elle aurait vu ce qu’elle est pour moi et bien des vers qui la concernent», car il sent bien que sa vie changerait auprès de Fanny («Là est le salut, si tu peux être sauvé, là est ta dernière chance!»), mais il hésite, il atermoie, il se tâte, il veut et ne veut pas comme il a voulu et pas voulu épouser une quantité d’autres amies en se trouvant à tout coup une raison de ne pas «faire le pas», puis il se lance dans une digression saisissante sur sa «catalepsie morale» de quasi mort-vivant ou de dormeur éveillé fuyant dans le rêve dont il dit gravement: «Cette habitude est de l’épicurisme pathologique, de la psychologie gourmande, une sorte de découragement qui se féconde lui-même, une variété du suicide, cela ressemble à un cancer qui s’amuserait à étudier curieusement ses progrès, à une combustion lente qui se regarderait brûler», et de conclure qu’il y a là de la «torpeur indienne qui refuse de se défendre contre la mort», ainsi de suite et tour à tour rasant et passionnant, tordant de candeur quand il dit son «affinité avec le génie hindou, imaginatif, immense, aimant, rêveur, spéculatif mais dépourvu de brutalité virile», se reconnaissant «trop condamné à la cellule» et ayant «trop vécu avec les femmes pour ne pas devenir un brahmine», bref un fleuve, un océan de sensations et de prémonitions surprenantes (il pressent l’avènement du collectivisme russe après s’être interrogé sur ses vies antérieures), des milliers de pages où grappiller des merveilles dans le tout-venant, et ce qu’on croyait claquemuré dans l’intime se fait constellation de sens et d’émotion à partager si affinités…
Gilbert Moreau mise sur l'intime, en amateur très éclairé
Des affinités avec l’intime, Gilbert Moreau en a tant qu’il en a fait la base même d’une revue dont il est le fondateur et l’animateur unique, d’autant plus méritant que Les Moments littéraires, dont le premier numéro (paru en 1999) questionnait une vingtaine d’auteurs sur leur raison d’écrire, a été longtemps sa passion d’homme occupé à un «autre travail», à l’écart du monde éditorial et médiatique.
Dès sa deuxième livraison, la revue proposait (notamment) un extrait du journal intime de Marie Curie, et la suite des sommaires affiche plus de 30 dossiers personnalisés où voisinent les noms de «diaristes» emblématiques tels Charles Juliet et Serge Doubrovsky et, sous le titre de Feuilles d’automne (No 40), un premier ensemble d’extraits de journaux intimes datés du 23 au 29 octobre 2017, dont la formule «sur commande» aboutissait à certaines pages faites pour l’occasion. Or l’artifice soulignait le caractère très «ouvert» de l’écrit intime selon la conception de Gilbert Moreau, qui ne se borne pas forcément à la forme chronologiquement linéaire du «cher journal».
En pays romand, tous n'ont pas le «complexe d'Amiel»...
La même souplesse préside au choix des 23 auteurs réunis dans Amiel & Co, dont tous ne sont pas «diaristes» réguliers comme l’annonce le sous-titre de la livraison, mais peu importe n’est-ce pas si le caractère «intime» s’y retrouve peu ou prou.
Les Moments Littéraires, Amiel & Co: la photo de groupe. DR
Ainsi, des 3 auteurs dont les extraits m’ont fait la plus forte impression quant à leur originalité littéraire, à savoir Corinne Desarzens (toujours plus lyrique et siphonnée), Monique Saint-Hélier et François Vassali (une prose magnifique intitulée Port-sommeil), seule Saint-Hélier aura tenu, à la même époque qu’un Julien Green dont on redécouvre la fascinante intégrale non expurgée des écrits intimes (Bouquins, 2019), un Journal représentant 18 volumes dans l’édition récente de L’Aire…
Ceci noté, le genre du journal intime est-il une expression privilégiée de ce qu’on appelle la littérature romande en dépit des tortillements des beaux esprits prompts à voire de l’identitaire dans toute affirmation d’identité? Disons ici que la lecture attentive d’Amiel & Co suffit à repérer les parentés liées à la tonalité protestante ou poético-métaphysqiue et au rapport avec la nature de nos auteurs – chez Ramuz, Saint-Hélier ou Gustave Roud, mais aussi chez un Voisard ou une Catherine Safonoff -, autant que les disparités accentuées avec les nouvelles générations. Or la spécificité «romande» du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante Introduction.
Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel, que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises et avant que tous les membres de la famille Tolstoï ne se collent à leur «cher journal»….
Quant au Complexe d’Amiel qu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté où l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la «littérature» de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses, l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc Amiel & Co pour vous en faire une idée…
Amiel & Co. Diaristes suisses. Les Moments littéraires – revue de littérature, No 43., 333p.
A signaler aussi: le Hors série consacré à la très intéressante Correspondance (1869-1881) d’Amiel et Elisa Guédin, présentée par Luc Weibel. Les Moments littéraires, 353p.
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</p> <p>Ce qui est sûr est qu’Amiel fut un grand arpenteur de l’intime autant qu’un infatigable promeneur de nos campagnes genevoises ou vaudoises, avec quelques détours par Berlin et l’Allemagne ou la France des philosophes et des poètes, mais guère plus. </p> <p>Or qu’y a-t-il donc de si intéressant dans le <i>Journal intime</i> d’Amiel?</p> <h3>Une page au hasard et c'est un monde!</h3> <p>J’ouvre au hasard le dixième volume de l’édition intégrale, le 26 août 1875 (le «diariste» a 54 ans), et sur fond de «très beau temps» je constate qu’on se désole pas mal de ne pas arriver à écrire un article («reconnu avec effroi et horreur la quasi impossibilité de faire un plan, d’aboutir, en un mot d’accoucher le chaos»), qu’on se lamente à propos des larmes d’une certaine Cesca (son amie Fanny Mercier) qui pleure sur les «ruines» de celui auquel elle dit qu’elle ne peut plus se passer de lui, puis s’avoue qu’il a été «véhémentement tenté» de porter, à une certaine Gudule (la même Fanny sous un autre pseudo), le cahier de journal «où elle aurait vu ce qu’elle est pour moi et bien des vers qui la concernent», car il sent bien que sa vie changerait auprès de Fanny («Là est le salut, si tu peux être sauvé, là est ta dernière chance!»), mais il hésite, il atermoie, il se tâte, il veut et ne veut pas comme il a voulu et pas voulu épouser une quantité d’autres amies en se trouvant à tout coup une raison de ne pas «faire le pas», puis il se lance dans une digression saisissante sur sa «catalepsie morale» de quasi mort-vivant ou de dormeur éveillé fuyant dans le rêve dont il dit gravement: «<em>Cette habitude est de l’épicurisme pathologique, de la psychologie gourmande, une sorte de découragement qui se féconde lui-même, une variété du suicide, cela ressemble à un cancer qui s’amuserait à étudier curieusement ses progrès, à une combustion lente qui se regarderait brûler</em>», et de conclure qu’il y a là de la «torpeur indienne qui refuse de se défendre contre la mort», ainsi de suite et tour à tour rasant et passionnant, tordant de candeur quand il dit son «affinité avec le génie hindou, imaginatif, immense, aimant, rêveur, spéculatif mais dépourvu de brutalité virile», se reconnaissant «trop condamné à la cellule» et ayant «trop vécu avec les femmes pour ne pas devenir un brahmine», bref un fleuve, un océan de sensations et de prémonitions surprenantes (il pressent l’avènement du collectivisme russe après s’être interrogé sur ses vies antérieures), des milliers de pages où grappiller des merveilles dans le tout-venant, et ce qu’on croyait claquemuré dans l’intime se fait constellation de sens et d’émotion à partager si affinités… </p> <h3>Gilbert Moreau mise sur l'intime, en amateur très éclairé</h3> <p>Des affinités avec l’intime, Gilbert Moreau en a tant qu’il en a fait la base même d’une revue dont il est le fondateur et l’animateur unique, d’autant plus méritant que <i>Les Moments littéraires,</i> dont le premier numéro (paru en 1999) questionnait une vingtaine d’auteurs sur leur raison d’écrire, a été longtemps sa passion d’homme occupé à un «autre travail», à l’écart du monde éditorial et médiatique. </p> <p>Dès sa deuxième livraison, la revue proposait (notamment) un extrait du journal intime de Marie Curie, et la suite des sommaires affiche plus de 30 dossiers personnalisés où voisinent les noms de «diaristes» emblématiques tels Charles Juliet et Serge Doubrovsky et, sous le titre de <i>Feuilles d’automne</i> (No 40), un premier ensemble d’extraits de journaux intimes datés du 23 au 29 octobre 2017, dont la formule «sur commande» aboutissait à certaines pages faites pour l’occasion. 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DR</h4> <p>Ainsi, des 3 auteurs dont les extraits m’ont fait la plus forte impression quant à leur originalité littéraire, à savoir <strong>Corinne Desarzens</strong> (toujours plus lyrique et siphonnée), <strong>Monique Saint-Hélier</strong> et <strong>François Vassali</strong> (une prose magnifique intitulée <i>Port-sommeil</i>), seule Saint-Hélier aura tenu, à la même époque qu’un Julien Green dont on redécouvre la fascinante intégrale non expurgée des écrits intimes (Bouquins, 2019), un <i>Journal</i> représentant 18 volumes dans l’édition récente de L’Aire…<i></i> </p> <p>Ceci noté, le genre du journal intime est-il une expression privilégiée de ce qu’on appelle la <em>littérature romande</em> en dépit des tortillements des beaux esprits prompts à voire de l’identitaire dans toute affirmation d’identité? 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Or la spécificité «romande» du journal intime semble aujourd’hui aussi aléatoire que la définition stricte du genre, comme le relève Jean-François Duval dans son éclairante <i>Introduction.</i></p> <p>Et pourtant c’est bien en Suisse romande, avec Benjamin Constant et Amiel, que le genre a acquis ses lettres de noblesse, parallèlement aux sources anglaises et avant que tous les membres de la famille Tolstoï ne se collent à leur «cher journal»…. </p> <p>Quant au <i>Complexe d’Amiel</i> qu’évoquait Jean Vuilleumier dans un essai paru en 1985 à L’Âge d’Homme, pointant la mentalité individualiste voire introvertie, velléitaire ou moralisante de certains de nos auteurs, elle fait aujourd’hui figure désuète dans un monde éclaté où l’indiscrétion généralisée et l’avachissement de la «littérature» de masse semblent tout niveler alors que, par quel ironique retour des choses, l’esprit de résistance contre la dilution des identités privées et l’exhibition médiatisée pourrait bien consister en un retour tranquille et décomplexé à l’intime – lisez donc <i>Amiel & Co</i> pour vous en faire une idée…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1580665779_unknown1.png" class="img-responsive img-fluid left " width="166" height="264" /></h4> <h4><i>Amiel & Co. 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Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses <em>Chroniques d’un Occident nomade</em>, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.</p> <p>Cela commence par un <em>Soliloque du corps </em>marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.</p> <h3><strong>Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…</strong></h3> <p>Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par « ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS! 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Les écrits de Gemma Salem sont autant de défis à toutes les détresses, des écrits comme qui dirait «pour la vie», donc des écrits qui chialent comme vous et qui rient pour tous - des écrits comme dictés par la vie et qui survivront parce qu’ils sont plus que de simples «récits de vie»; des écrits qui ne sont pas que de plates copies de la vie mais qui ajoutent à celle-ci la valeur ajoutée de ce qu’on appelle l’Art avec une grande aile, ou la Littérature à crâne majuscule, ou la Poésie mais sans chichis - et surtout musique à l’appui: la poésie de Schubert qui écrivait spécialement pour cette cinglée de Gemma - croyait-elle dur comme fer -, la poésie de Beethoven et son grand mouvement de rumba, la poésie de ce cœur de chien de Boulgakov, la folle poésie décavée de Jean Rhys en ses propres Tropiques passionnels, la poésie martelante et martelée de TB alias Thomas Bernhard à jamais inatteignable et bien avant qu’il l’eut précédée par delà les eaux sombres. Thomas Bernhard mort? Et quoi encore!</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590690767_100073417_10223531313497816_3498760490526441472_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " /></p> <h3><strong>Au commencent était l’Artiste</strong></h3> <p>Gemma, qui n’était pas encore Gemma Salem l’écrivain (jamais je n’arriverai à la dire «écrivaine» ou «autrice»), m’est apparue à la toute fin d’une soirée dans un caveau lausannois enfumé qui symbolisait alors la bohème locale, à l’enseigne des Faux-Nez, et tout aussitôt j’ai pensé: Princesse persane, Reine sarrasine, Shéhérazade à Gauloises bleues - et c’était parti pour un bout de comédie avec l’Actrice, vu qu’à l’époque Gemma Salem se croyait faite pour le théâtre.</p> <p>Or notre première engueulade, avec Gemma championne du genre, remonte à cet instant où elle a senti, sans que je ne lui dise rien, que je ne croyais pas qu’elle fût le moins du monde actrice, convaincu qu’elle était trop elle-même pour incarner jamais un autre personnage sur une scène, et du coup elle m’en voulut à mort de le penser sans le dire vu qu’elle-même le sentait sans oser le reconnaître; et je ne fus guère surpris de la retrouver, plus tard, dans un autre rôle où elle pouvait incarner tous les personnages qui lui chantaient à sa guise, rien qu’avec une plume et du sang vif (du sang bleu s’il vous plaît) pour l’exprimer.</p> <p>Cependant l’essentiel demeurait: Gemma Salem l’écrivain avait remplacé l’actrice au pied levé et l’Artiste demeurait. Pas étonnant d’ailleurs que <em>L’Artiste</em> (La Table ronde, 1991 - prix Schiller) soit le titre d’un de ses livres. Mais plus que surprenant, réellement stupéfiante: l’immédiate puissance de l’écrivain, brassant une vie entière à pleines mains et en tirant un premier roman dense et vibrant d’émotion, formidablement vivant.</p> <h3><strong>Des passions vécues et sublimées par l’écriture</strong></h3> <p>L’histoire du <em>Roman de Monsieur Boulgakov (L’Âge d’Homme, 1982) </em>est celle d’une passion «incendiaire» autant qu’imaginaire. Une jeune comédienne aux origines panachées d’Orient pimenté et de Suisse confite, installée dans le Midi et languissant un peu d’accéder à la gloire tous azimuts, tombe soudain sur le <em>specimen </em>masculin de ses rêves: un écrivain russe fascinant mais rayé du nombre des vivants dans le crépuscule sanglant des années 30. Rencontre, donc, de type occulte…<br />La comédienne s’appelle Gemma Salem. L’auteur est Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, auteur du <em>Maître et Marguerite</em>, des <em>Oeufs fatidiques, </em>du <em>Roman théâtral </em>et de <em>Cœur de chie</em>n, mais aussi des <em>Récits d’un jeune médecin </em>qui l’apparentent à un certain Anton Pavlovitch Tchekhov, future autre passion de Gemma.</p> <p>Or le coup de foudre de celle-ci pour Boulgakov est tel que, non contente de dévorer tous ses écrits traduits en quelques mois, elle en investit et réfracte l’univers à la façon de <em>Diablerie</em>- nouvelle du même Boulgakov -, poussant l’observation mimétique de la discordance entre réalité et fiction jusqu’à l’absurde hallucinant.<br />Plus précisément, Gemma Salem, dans <em>Le Roman de Monsieur Bulgakov, </em>reconstitue des lieux et fait parler des personnages de chair et de sang, fondant tout cela dans le mouvement d’un temps fuyant, à la fois tangible et impalpable.</p> <p>C’est ainsi que, dès les premières pages du roman, nous nous transportons, aux côtés du jeune Micha, alors toubib débutant, dans le Kiev de son enfance, et dès ce moment se remarque l’habileté avec laquelle Gemma Salem tire parti d’éléments empruntés aux œuvres de l’écrivain, pour donner au roman son climat, ses couleurs et sa vraisemblance, et cela sans qu’on n’ait jamais l’impression de subir une compilation non plus qu’un relevé de filature.<br />Ensuite nous suivrons Boulgakov à travers les années, des lendemains de la Révolution à la fin des années 30, au fil d’une production littéraire très étroitement surveillée dès ses débuts, à cause de sa liberté de ton et de sa propension satirique, complètement interdite de publication et de représentation au tournant de 1928 (quand bien même Staline avait vu et revu dix–sept fois la pièce intitulée <em>Les Journées des Tourbine</em>!) et que l’acharnement de sa dernière compagne – le très beau personnage de Lena – fera sortir des tiroirs d’infamie après la mort de l’écrivain.</p> <p>De ce dernier, <em>Le Roman de Monsieur Boulgakov </em>nous donne une image attachante et nuancée. En évitant les pièges de l’idéalisation ou du sentimentalisme, si fréquents dans le genre, Gemma Salem a recomposé le portrait d’un Monsieur très porté sur la vie et les femmes, capable d’autant d’amitié chaleureuse que d’intransigeance têtue, qui tenait par-dessus tout à préserver ses œuvres de toute compromission. Or, d’une certaine manière, et ce sera vrai de tous ses livres, l’écrivain brosse son propre portrait en travaillant à celui de son modèle.<br />J’ai parlé de mimétisme à propos de la relation de Gemma Salem avec Boulgakov, dont le sort de David poétique en butte à l’écrasant Goliath soviétique ne pouvait qu’émouvoir la jeune femme blessée par la vie et en bisbille déclarée avec les pesanteurs de la famille et de la société, et c’est le même type de rapport - maintes fois décrit par un René Girard dans ses analyses de la passion mimétique -, qu’elle établira avec Thomas Bernhard, jusqu’à une identification redoutable du fait que l’imprécateur autrichien restait, lui, bien vivant…</p> <h3><strong>Que l’acte artistique relève de la conversion</strong></h3> <p>Tous les livres de Gemma Salem, jusqu’aux plus agressifs ou acides, comme <em>Mes amis et autres ennemis </em>(Zulma, 1995) ou <em>La Rumba de Beethoven </em>(Pierre-Guillaume de Roux, 2019) sont des histoires d’amour relevant de l’exorcisme et qui disent à la fois les beautés de la vie (les enfants et les animaux, la musique et les sentiments délicats) et le mal de vivre, l’exécration du mensonge sentimental ou «romantique», le mépris qu’elle partageait avec Thomas Bernhard de tous les simulacres sociaux ou culturels qu’elle pointe notamment dans ses tableaux au vitriol d’une certaine Suisse hypocritement convenable, notamment dans <em>Les exilés de Khorramshahr </em>(La Table ronde, 1986) et dans <em>Bétulia </em>(Flammarion, 1987), où la rage tonique de sa deuxième flamme littéraire se fait déjà sentir, qui se développera plus librement dans sa fameuse <em>Lettre à l’hermite autrichien </em>(La Table ronde, 1989), relancée dans <em>Thomas Bernhard et les siens </em>(La Table ronde 1993) et jusque dans son dernier livre, sur le ton plus apaisé d’un bilan existentiel très émouvant où elle «prend sur elle», comme on dit, en se reprochant son terrifiant amour propre…</p> <p>Il y a, de fait, chez Gemma Salem, comme chez le grand emmerdeur autrichien, un personnage à la fois solaire et son double farouchement ombrageux, pas loin des possédé(e)s de Dostoïevski, qui se rend parfois la vie aussi impossible qu’à son entourage, mais que l’Art, une fois encore, délivre - cela même qu’entend René Girard une fois encore, dans <em>Mensonge romantique et vérité romanesque</em>.</p> <p>La figure de Thomas Bernhard, assis sur un banc les mains aux poche, l’air de nous dire qu’il n’en a rien à fiche, trône sur la couverture d’<em>Où sont ceux que ton cœur aime </em>(Arléa, 2019), mais TB n’est qu’un truchement: le médiateur par excellence que Gemma n’a jamais pu enlacer «pour de vrai», une figure de la pureté dans un monde avachi par le kitsch, un contempteur de toutes les illusions à bon marché mais qui nous fait un clin d’œil amical comme Gemma, fumant son dernier pétard sur sa tombe, nous en vrille un plein d’amour…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1590611352_100086091_10223508363404078_2347364566893068288_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="257" /></p> <h4><em>Où sont ceux que ton coeur aime, </em>Gemma Salem. 88 pages. 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De fait, l’historien américain combine tous les apports de l’histoire de l’art et de la connaissance scientifique accumulés à travers les siècles par ses prédécesseurs, autant que ceux des techniques actuelles en matière de recherche, pour aboutir à un récit fluide et chatoyant, riche de détails autant que de synthèses, avec une touche tout à fait personnelle et un allant communicatif.</p> <p>Mais alors quoi de commun avec Rose de Pinsec et l’enquêteur «mentaliste» de la fameuse série? J’y viens!</p> <h3><strong>Quand Rose de Pinsec disait de la télé: «Pas besoin!»</strong></h3> <p>La télévision - fenêtre sur le monde ou fabrique d’abrutis -, comme l’ordinateur - merveilleux instrument de connaissance et de communication ou puits sans fond de l’imbécillité -, ne seront jamais que ce que chacune et chacun en fait, comme il en va de notre «gestion» du confinement.</p> <p>Avant l’apparition de l’ordinateur et du smartphone dans nos vies, en 1977, Rose Monnet, solide paysanne de Pinsec répondait au réalisateur de la télévision romande Jacques Thévoz qui lui demandait, dans un reportage documentaire mémorable, si elle envisageait elle-même d’installer un jour la télévision dans son modeste mayen, d’un vigoureux et spontané «Pas besoin!»<strong>, </strong> réaction qui pourrait être interprétée comme l’expression d’une mentalité bornée, ou au contraire pleine de sagesse: j’ai la santé et mon parchet, j’ai ma vie et c’est tout bon…</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589526010_images4.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="257" height="371" /></p> <p>Or je ne sais pourquoi ce «pas besoin!» me poursuit, moi qui ai toujours été curieux de tout, non comme un frein ni comme une résignation piteuse mais comme un rappel de notre chance d’être au monde et un signe d’humilité et de reconnaissance. Ce «pas besoin!» s’enracine dans notre culture séculaire auto-suffisante et je le retrouve, exprimé de façon plus subtilement lyrique, dans cette page de <em>L’Institut Benjamenta</em> de Robert Walser: «Si j’étais riche, je ne voudrais nullement faire le tour de la terre. Sans doute, ce ne serait déjà pas si mal. Mais je ne vois rien de bien exaltant à connaître l’étranger au vol. Je me refuserais à enrichir mes connaissances, comme on dit. Plutôt que l’espace et la distance, c’est la profondeur, l’âme qui m’attirerait.</p> <p>Examiner ce qui tombe sous le sens, je trouverais cela stimulant. D’ailleurs je ne m’achèterais rien du tout. Je n’acquerrais pas de propriétés. Des vêtements élégants, du linge fin, un haut-de-forme, de modestes boutons de manchettes en or, des souliers vernis pointus, ce serait à peu près tout, et avec cela je me mettrais en route. Pas de maison, pas de jardin, pas de valet. (…) Et je pourrais partir. J’irais me promener dans le brouillard fumant de la rue. 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Chacune et chacun sait que le Panopticon est ce dispositif précis, dans une prison, qui permet au gardien de voir d’un même point central tous les prisonniers soumis à sa surveillance, mais c’est sans cet aspect disciplinaire que je l’entends: comme une observation simultanée et aussi tourbillonnante que le sont les idées et les figures de certaines peintures de Leonardo, à commencer par son incroyable esquisse de <em>L’Adoration des mages</em>, magnifiqueement analysée par Issacson, et comme en témoignent les milliers de pages de ses carnets aux mêmes observations kaléidoscopiques.</p> <p>La singularité de l’enquêteur Patrick Jane, à part sa mémoire phénoménale, tient à sa façon de relier les traits physiques et moraux, les tics et les pensées, les moindres frémissements expressifs et les émotions d’un personnages, exactement de la même façon que Leonardo puise, dans sa connaissance approfondie de l’anatomie humaine, les liens entre tel muscle et tel mouvement, tel trait et telle expression, non point de façon platement mécanique ou linéaire mais avec les nuances de la lumière sur la chair et le jeu des transparences. Là aussi, Walter Isaacson excelle à distinguer la finesse sensible extrême des nuances apportées par Leonard de Vinci aux tableaux peints en collaboration avec ses divers maîtres plus conventionnels de touche, comme on le voit dans le <em>Baptême du Christ</em> travaillé conjointement par Verrocchio et son élève.</p> <h3><strong>Ce que les crises révèlent du Bien et du Mal</strong></h3> <p>Certaines situations sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne le Mal, au sens biologique ou moral le plus large, et nous l’aurons vérifié à l’occasion de la pandémie en cours, comme Leonardo à pu l’observer après la peste de son temps qui a décimé la ville de Florence et lui fit jeter les bases d’une ville idéale hygiéniquement sécurisée quand il se transporta de Toscane à Milan, au début de sa stupéfiante carrière parallèle d’ingénieur-urbaniste-musicien-showman-artiste.</p> <p>Or l’intuition hypersensible et l’imagination déductive, mais aussi la révolte contre le Mal apparient aussi Leonard de Vinci et Patrick Jane impatient de punir le Méchant qui a tué sa femme et sa fille. Je sais bien que ça fait un peu vieux jeu de défendre le Bien contre le Mal, mais le choix n’a rien d’abstrait ou d’idéologique: question de survie, autant que de style, même si la comparaison des deux personnages relève,une fois encore, du grand écart apparemment loufoque. Cependant, le virus se fiche des partis et des appartenances de classes ou de races autant que des niveaux de culture: il est égalitaire au contraire de la médecine trop humaine, et s’il est exagéré de prétendre que le héros blondin d’une série américaine est égal par son mérite à l’un des plus grands génies de notre chère espèce, il est prouvé en période de crise que la lutte contre le Mal relève décidément de la ressemblance humaine, amen.</p> <p>Bref nous avons vaincu la peste et, en attendant, par delà d’autres défis viraux, la panacée transhumaniste que nous promettent les nouveaux prophètes de Dieu sait quelle ennuyeuse immortalité, la quarantaine nous a permis de lire de beaux livres et de voir ou revoir des tas de bons films et quelques séries qui valent peut-être les feuilletons que Rose de Pinsec lisait le soir avant de s’endormir sans somnifères - pas besoin!</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589482331_unknown.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="389" />Walter Isaacson. Léonard de Vinci – La biographie. Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sophie De Clercq et Jérémie Gerlier. Quanto / Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2019.</strong></h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1589485311_1923857_18977019860_6515_n.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="258" height="206" /><strong><em>Le Mentaliste.</em></strong><strong> Série télévisée de Bruno Heller en 151 épisodes et 7 saisons (2008-2013), reprise sur Prime Video.</strong></h4> <p> </p> <p> </p> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'quand-leonard-de-vinci-luttait-contre-le-virus-du-mal', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-12', 'like' => (int) 776, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2348, 'homepage_order' => (int) 2588, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 94, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 2293, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => 'NORMAL', 'readed' => null, 'subhead' => 'La chronique de JL K', 'title' => 'Voici le bon, le beau moment venu d’apprendre à parler à une pierre', 'subtitle' => 'Deux petits livres immenses signés Annie Dillard, géniale auteure américaine, nous rappellent cette évidence que la merveille du monde fut infectée de tout temps, que le Dieu parfait tolère la naissance d’enfants malformés et de massacres en son nom, enfin que nous vivons la plupart du temps aveuglés par des paupières de plomb, faute de nous éveiller comme ces gosses se levant tôt pour explorer notre terre qui, parfois, reste si jolie… ', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Le moment que nous vivons est extraordinaire, mais ce n’est rien de le dire: il n’est que de le vivre et de mille façons diverses qui procèdent du même éveil et du même bond les yeux ouverts devant la merveille.</p> <p>«Merveille des merveilles sous le lilas fleuri, merveille: je m’éveille», écrivait le poète Jean-Pierre Schlunegger qui finit, désespéré, par se jeter d’un pont, non loin d’où nous vivons, pour se fracasser sur les rochers de la rivière, tout en bas.</p> <p>Or nous vivons tous ces jours sous la double instance de telle merveille et de son envers mortel, et ce n’est pas d’hier, nous l’oublions trop souvent, mais quelque temps nous voici comme au pied d’un mur et c’est le bon moment - le beau moment d’apprendre à voir le monde les yeux ouverts et d’apprendre à parler à une pierre.</p> <p>La merveille des merveilles est à la portée de chacune et chacun , et ma conviction s’en est trouvée confortée, l’autre jour, en notre quarantaine à tous, lorsque tel cher ami m’apprit au téléphone que tous les matins il conduisait son petit lascar Luca de dix ans et son compère Arthur de trois ans son aîné familier par son père argentin des colibris de la jungle de son pays, à la lisière des bois vaudois où ils s’enfoncent tout appareillés d’instruments d’observation et autres chasses subtiles - toute la journée rien qu’à eux, fous de ferveur curieuse et de joyeuse adulation des multiples espèces de végétaux ou d’animaux divers tels les castors d’un soir passé - en somme prédisposés à apprendre un jour a parler aux pierres à l’imitation de ce jeune Américain dans la trentaine exercant, dans sa cabane perdue en pleine nature, le rituel censé faire parler une «pierre à souhaits»…</p> <h3><strong>En osmose intime avec le cosmos</strong></h3> <p>Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les multiples recoins qu'il y a dans la maison. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. 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Et les énumérations d’aligner leurs chiffres avérés, et le rappel d’innombrables faits remarquables ou affolants (140.000 noyés ce jour-là au Bengladesh, etc.) d’alterner avec les statistiques même pas bonnes à soutirer des larmes aux pierres…</p> <p>De son propre aveu, l’auteure d’<em>Une enfance américaine</em>, de <em>Pèlerinage à Tinter Creek</em> - dont la verve naturaliste évoque si fort le «philosophe dans le bois» Henry Thoreau -, ou encore de la stupéfiante chronique de la conquête de la côte pacifique nord-ouest des States par les puritains amis ou ennemis des Indiens, intitulée <em>Les vivants </em>- fut une enfant si étonnamment étonnée et étonnante que sa propre mère se demandait ce qu’on pourrait jamais en faire dans ce monde...</p> <p>Et que faire des livres d’Annie Dillard, honneur littéraire d’une nation dont le Président est la honte; que faire de cette bonne fée dans un monde dont le personnage supposé le plus puissant présente tous les traits d’un mufle inculte, terrifiante incarnation d’un empire du vide et du faux?</p> <p>Simplement cela: les ouvrir et leur permettre de nous éveiller. </p> <p>Merveille des merveilles, les enfants: il vous reste un monde à explorer, il vous incombe d’apprendre à chanter aux pierres…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255173_anniedillard.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="219" height="373" /></h4> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1588255241_christianbourgois.jpeg" class="img-responsive img-fluid normal " width="218" height="362" /></strong></h4> <h4><strong>Annie Dillard <em>Au présent</em>. Traduit de l’anglais par Sabine Porte.</strong></h4> <h4><strong>Christian Bourgois, 219p, 2001; <em>Apprendre à parler à une pierre</em>. 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