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Culture

Culture / Stefan Zweig et la croix blanche sur fond rouge

Marie Céhère

30 janvier 2020

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Dans deux volumes d’écrits politiques et d’entretiens parus début janvier, l’auteur du Monde d’hier apparaît moins apolitique que sa légende ne le laissait supposer. Soucieux de reformer et de consolider «l’unité intellectuelle de l’Europe», surtout après le chaos de la Grande Guerre, il s’y emploie activement et érige la Suisse, où bat pour lui «le coeur de l’Europe» en modèle de dignité morale.



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Le premier contact avec la Suisse du jeune Stefan Zweig, né en 1881 dans une famille de la bourgeoisie juive viennoise, est précoce. Puisqu’apprendre le français est un chic incontournable, c’est sa gouvernante, originaire de Suisse romande, qui l’initie. Dans L’Esprit européen en exil, publié par Bartillat, on lit avec tendresse un brouillon de 1941 destiné à une interview, «Aller en Amérique du Nord veut presque dire en ce moment, pour un écrivain, revenir en Europe», écrit dans un français élégant et limpide, coloré de tournures allemandes. Sa mère, Ida Brettauer, née à Ancône, lui enseigne aussi l’italien

La Suisse, Stefan Zweig s’y reflète comme dans un miroir. Neutre, en 1914-1918 puis en 1939, quand lui s’efforce, en vain, de ne pas s’engager trop avant en politique, de ne pas laisser les affaires du monde envahir son existence et son être d’écrivain. Cosmopolite, brassant plusieurs langues et cultures. Humaniste et apaisée, autant que possible. 

Stefan Zweig séjourne en Suisse à de nombreuses reprises. Il n’est pas un touriste ébahi devant les paysages, le calme et l’air pur des sommets. Il y travaille, y rencontre des amis, y noue des contacts. 

Au bord du lac de Zurich

En 1918, le caporal Zweig, déjà un écrivain reconnu et respecté, est envoyée à Zurich par l’armée austro-hongroise. Il est chargé de porter la voix de l’empire, qui cherche à sortir de la guerre en signant une paix séparée; il donne des conférences. De l’hôtel Belvoir, à Rüschlikon1, vue plongeante sur le lac de Zurich, il rédige une vingtaine d’articles pour la Neue Freie Presse de Vienne. Parmi eux, «La Suisse et les étrangers», daté de janvier 1918.

 

L'hôtel Belvoir dans les années 1930. © Archives hôtel Belvoir

La nuit est tombée depuis plus de 3 ans sur l’Europe. Les étrangers qui faisaient la joie et la fortune des hôteliers helvètes se sont volatilisés. Bientôt remplacés par d’autres. Les internés, les prisonniers de guerre de tous pays, en vertu d’une convention internationale, affluent en Suisse. Zweig est attentif à leur vie ici. A leur repos, à leurs souffrances, aussi. Le désoeuvrement, l’absence de femmes, les blessures, bien sûr. Une nouvelle, «Au bord du lac Léman», raconte un soldat russe qui échoue sur ces rives, persuadé d’avoir traversé, non les eaux bleues et calmes du Léman, mais le glacial Baïkal. Il ne parle que le russe. Et pour lui commence l’apprentissage de la paix, avant le retour au pays. 

Puis les ondes de choc de la révolution bolchévique secouent l’Europe. Ce qui n’était qu’une affaire de «courtoisie» et de «hochement de tête» approbateur, devient une question politique. A Zurich, des émeutes éclatent pour «célébrer» la révolution d’Octobre. Trois manifestants et un policier sont tués, des centaines de personnes sont blessées. Il faut accroitre, sinon instaurer, les contrôles, la surveillance de la population, et en particulier des étrangers, qui d’hôtes silencieux deviennent de bruyants suspects. 

Là encore, Zweig observe, raconte, admire. «Le coeur de l’Europe n’est nulle part ailleurs qu’en Suisse.» «Pour maintenir sa propre indépendance, l’Etat est contraint de réduire celle de l’individu.» Ce qu’il admire, c’est la force morale, propre à la Suisse, dans la conduite de ses affaires, et aux Suisses, même et surtout en pleine guerre. «Grâce à l’intelligente habileté du gouvernement», aucun sentiment, ni pro, ni anti Allemand ou Français, n’a vraiment pris corps dans la société, en dépit de la proximité géographique des lignes de front, en dépit de la fraternité de ces cultures. Car il faut bien des efforts pour maintenir la paix et la neutralité, pour se tenir à distance des théâtres d’affrontements, qui sont partout. Ainsi juge-t-on suivant deux critères bien distincts. D’un côté, les principes fondamentaux du droit (qui deviendront les Droits de l’Homme): la Suisse accueille, protège, sans poser de questions, les déserteurs de tous horizons. De l’autre, la raison d’Etat, qui rend le service militaire obligatoire pour les nationaux. «Si la Suisse ne préservait pas sa conception de la liberté, elle se priverait de sa signification européenne et de sa nécessité historique», écrit-il à l’adresse des lecteurs viennois. 

Stefan Zweig réside 16 mois en Suisse, entre 1918 et 1919. Alors que l’épidémie de grippe espagnole (25 000 victimes dans tout le pays) fait rage à Zurich, il descend chaque jour en ville se procurer les journaux. Car «la Suisse occupe une place centrale et rayonnante» en Europe. 

Dès février 1919, il faut reconstruire l’unité intellectuelle du continent, réparer, renouer les liens. Et la Suisse l’inspire. «Jamais les armoiries de la Suisse - une croix blanche sur fond rouge - n’ont autant symbolisé la paix au milieu du sang. (...) L’humanité future toujours saluera ce drapeau.»

Castellion contre Calvin

Le 9 mai 1935, Stefan Zweig est de retour à Zurich, accompagné de Lotte Altmann, sa seconde épouse. Il commence à réunir la documentation nécessaire à l’écriture de Conscience contre violence (Vienne, 1936), un essai polémique qui met en scène l’affrontement de Sébastien Castellion, humaniste et théologien protestant modéré et de Jean Calvin, au XVIème siècle, pendant la Réforme protestante. Le calvinisme se répand par la force à Genève, où est interdite la religion catholique. Michel Servet, un théologien catholique, s’oppose à Calvin. En 1553, il est condamné pour hérésie et brûlé vif en place publique. Sébastien Castellion se met en tête de réhabiliter Servet et se heurte au pouvoir théocratique calviniste. Il fait figure de combattant pour la liberté d’expression.

Castellion écrit, et Zweig le cite: «tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme», une phrase qui sonne durement aux oreilles des Européens des années 1930. 

La parabole est en effet transparente, trois années après l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne: Castellion est une icône de la résistance au fascisme. C’est pourquoi l’ouvrage de Zweig est très mal reçu par le public suisse. Aujourd’hui encore, à chaque nouvelle traduction, le malaise est palpable et les lecteurs genevois boudent. 

Zweig séjourne ensuite en Engadine à l’été 1935, puis à Villeneuve (VD, district d’Aigle) où vit Romain Rolland. L’écrivain français, qui s’est installé en Suisse en 1914, est la voix du pacifisme depuis la publication d’Au-dessus de la mêlée, une référence, un mantra pour Stefan Zweig. Leur correspondance, entre 1910 et 1940, est émaillée de leurs enthousiasmes communs, de leurs désaccords, aussi. Nostalgique du règne de François-Joseph et de la cohabitation des nations à l’intérieur de l’empire, Zweig est pris en 1914 d’un élan patriotique que désapprouve son correspondant. Leur amitié y survit, et en 1936, Zweig publie deux hommages à l’écrivain à l’occasion de ses 70 ans. «Rolland ne s’est jamais trompé sur le caractère tragique de la réalité (...)»; et dans la revue Commune: «Je sais qu’aujourd’hui le mot de liberté a quelque chose de banal et de pénible, nous rougissons presque de le prononcer tant politiciens et phraseurs en ont abusé, tant les affaires l’ont avili.»

Comme pour préserver le doux souvenir d’un idéal devenu lointain, délavé par l’Histoire, Stefan Zweig ne reviendra plus en Suisse, et ne dit mot des sympathies nationales-socialistes qui y germent, ni des courageux paravents qui leur sont opposés. La Suisse demeure une île et un défi. 

Lugano Paradiso

«Il y aurait une statistique surprenante...» Ainsi commence le texte d’une conférence donnée, en italien, par Stefan Zweig à la radio de Lugano, en septembre 1934. Cette statistique, c’est le nombre d’écrivains de sa génération qui ont élu domicile ou se sont réfugiés dans le Tessin depuis 1914. 

Stendhal est le premier à avoir jeté son dévolu sur le canton italophone. Les Rousseau, Voltaire, Shelley et Byron lui avaient préféré les rives du Léman, puis la mode a changé. Francesco Chiesa, Hermann Hesse, Erich Maria Remarque, Emil Ludwig, Max Picard, disent avoir trouvé là «un refuge pour le travail». Certains l’ont élu comme leur «nouvelle patrie». Le sud aimante les écrivains, souligne Zweig: «Le soleil attire magnétiquement à lui le poète, comme les lézards et les fleurs.»

Mais il y a plus que le climat et l’ensoleillement. Lui qui maîtrise 3 des 4 langues officielles suisses s’adresse aux Tessinois avec émotion, loue leur «canton béni», une «île des bienheureux», et «Lugano Paradiso». 

La Suisse, et le Tessin en particulier, est le microcosme dans lequel l’utopie de «l’unité spirituelle de l’Europe», si chère à Zweig, est réalisée. Il le répète dans son livre testament, Le Monde d’hier, en 1942, au moment où nul n’espoir n’est plus permis: «Quel exemple pour notre Europe en proie à la pire confusion!» 

La cohabitation de 3 cultures, italienne, française et allemande, est parfaitement réalisée, au moins en un lieu sur Terre. Et cela, en 1934, signifie tant.

Plus que jamais, à l’aube du chaos auquel il n’aura pas la force d’assister, Stefan Zweig trouve en Suisse un idéal européen à poursuivre, de paix, de cohabitation, de cosmopolitisme, et lui confie la redoutable mission de le protéger, de le cultiver, et qui sait, un jour, de l’étendre à tout le continent.


1Rüschlikon (ZH), 6000 habitants, est la ville natale de Gottlieb Duttweiler (1888-1962), fondateur de la Migros.


Stefan Zweig, Pas de défaite pour l’esprit libre. Ecrits politiques 1911-1942. Traduit de l’allemand par Brigitte Cain-Hérudent, préface de Laurent Seksik, Albin Michel, 2020.

Stefan Zweig, L’esprit européen en exil. Essais, discours, entretiens, 1933-1942. Traduit de l’allemand par Jacques Le Rider, édition établie par Jacques Le Rider et Klemens Renolder, Bartillat, 2020.


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