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Culture / Quand l’Europe enfin comprendra que son Grand Tour va revenir


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Dans un recueil de vingt-sept récits et autres fictions constituant un formidable voyage à travers les lieux et le temps, l’image kaléidoscopique d’une Europe des cultures, des mentalités et des mémoires incite à mieux sentir nos racines proches et lointaines de citoyens du monde virtuel ou affectif.



Qu’aurait dit Denis de Rougemont au spectacle désolant d’une Europe retombée sous la coupe des «vieux démons» de la guerre, me demandais-je ces jours en lisant, tantôt en colère et tantôt émerveillé, Le Grand Tour qu’Olivier Guez nous propose de faire en compagnie de vingt-sept écrivains, un par Etat-membre de l’Union européenne (la Serbie pourrait être le 28ème membre, quoique penchant plutôt vers la Russie…), à l’imitation du voyage initiatique traditionnel que les fils de bonne famille accomplissaient au XVIIIème siècle pour compléter sur le terrain leurs humanités?

En 1977, celui que Malraux disait l’un des hommes les plus intelligents du XXème siècle, avait publié un livre visionnaire en matière d’écologie, immédiatement décrié par d’aucuns et dont le titre reste plus que jamais «programmatique» aujourd’hui, plus précisément: L’Avenir est notre affaire (Stock, 1977)

Or, à la parution de cet essai, j’avais rencontré l’auteur de L’Amour et l’Occident (chef-d’œuvre!) et de Penser avec les mains (déjà tout un programme!), pour un entretien à paraître dans «l’hebdomadaire du capital à but social» au beau titre de Construire, journal de la Migros où le terme de culture avait encore un sens et une large place (au contraire du triste bulletin publicitaire gastro-conso-wellness qu’est devenu le magazine MM), et de cette rencontre arrosée de scotch sans eau je retiens essentiellement ceci: que l’Europe ne serait qu’une caricature si elle se bornait à un agrégat d’Etats-nations obsédés par la course au PNB (que Rougemont avait rebaptisé Prestige National Brut), alors que l’Etat-nation, né de la guerre et visant à la perpétuer, contribuait au pillage des ressources naturelles et à la pollution de notre milieu vital, à la course aux armements et à la «montée aux extrêmes» analysée par René Girard et que nous voyons relancée  en Ukraine… 

Ce que me dit alors Denis de Rougemont, huit ans avant sa mort, c’est que la seule Europe à faire était celle des cultures, mais là encore, nuance: pas la culture-gadget du divertissement décérébré et du tourisme de masse prédateur – la culture des régions fédérées et des mentalités respectées dans un espace de participation civique, la culture revivifiée par les artistes et les écrivains, ces rêveurs éveillés…

La mémoire sombre ou savoureuse du continent

Le premier des textes réunis par Olivier Guez, signé Daniel Kehlmann – célèbre dès sa trentaine pour des romans signalant un très remarquable conteur, largement reconnu dès Les Arpenteurs du monde, son premier best-seller – évoque une prison est-berlinoise proprement «kafkaïenne» en cela qu’elle était censée ne pas exister, absente de tout repère cartographique, mais que l’auteur a bel et bien visitée. 

Si le «mémorial de Hohenschönhausen» est actuellement peu prisé des tours-operators, ce qui fut le centre de détention de tous les opposants en RDA (que chacune et chacun peu découvrir sur demande à cette adresse) constitue ici le portail proprement dantesque de ce Grand Tour avec tel «labyrinthe d’observation réciproque, dans lequel la moitié de la population rédigeait sans arrêt des rapports sur l’autre moitié». 

Sous surveillance militaire, dans un arrondissement du nord-est de Berlin, la prison était vouée principalement aux interrogatoires de suspects légers ou de dissidents estimés plus dangereux, effectués par des experts formés dans une université spécialisée de Potsdam. Une cellule-témoin rappelle les temps encore plus sombre des tortures de l’occupant russe dans les années 50, et les guides actuels  sont recrutés parmi les anciens détenus et détenues, etc.

Sous le titre de Cicatrices, le premier des sept chapitres du Grand Tour (suivi par Errances, Fantômes, Chair, Villégiatures, Blessures et Nostalgie), nous transporte ensuite en Finlande, où Sofi Oksanen illustre de façon personnelle, avec son Navire blanc, les relations frontalières Est-Ouest redevenus tendues ces derniers mois, alors que le Chypriote Stavros Christodoulou, dans La valise rouge, raconte le rêve d’évasion d’une femme soudain brisé par l’invasion turque, et que le Lituanien Tomas Venclova cristallise l’évolution culturelle de son pays dans son admirable Conte des trois villes. 

Du nord au sud et d’ouest en est, les femmes sont largement présentes, et parfois dominantes en termes d’intensité émotionnelle, dans ce recueil où voisinent (notamment) la Polonaise Agata Tuszyñska et l’Autrichienne Eva Menasse, la Slovène Brina Svit et la Portugaise Lidia Jorge, auteurs de textes de premier ordre.

Dans Un sablier, la Française Maylis de Kerangal, dont on se rappelle la splendide métaphore romanesque de Naissance d’un pont (Verticales, 2010) rappelle ici que la plage normande d’Omaha, où le 6 juin 1944 périrent un millier de jeunes gens, fut aux alentours de 1900 un proustien estran à l’enseigne des Sables d’or, non sans évoquer aussi le Doggerland du temps (au début de l’Holocène…) où la Grande-Bretagne était encore reliée au continent européen…

Quand «ça baigne» dans la géopoétique…

L’un des textes les plus saisissants de ce Grand Tour s’intitule Dans le bain des dames, qui nous ramène «près de l’eau» et des puissances telluriques plus ou moins occultes, dans la foulée de la Bulgare Kapka Kassabova déjà évoquée ici à la parution de sa mémorable chronique intitulée Lisière (Marchialy, 2020), où, déjà, la réalité charnelle la plus palpable et de farouches personnages ancrés dans la «vraie vie» cohabitaient avec l’esprit magique des lieux. Aux confins d'une Europe rompant avec toute bureaucratie, sur la ligne de partage de l'Occident et de l'Orient, autant que de ce qu'on a appelé l'autre Europe et la Turquie ou la Grèce voisines, entre Antiquité mythique et dépotoirs actuels, Kapka Kassabova y déployait une fresque humaine où le détail de la vie quotidienne interférait sans cesse avec un sentiment géopoétique sans rien de «poétisant» et le substrat historico-politique des lieux; et nous revoici dans les monts Pirin aux allures de carène de vaisseau, pour une extraordinaire évocation débutant par une tempête «électrique» sur le pic de Bezbog (qui peut signifier à la fois pic «sans Dieu» ou pic de «Dieu en colère»), se poursuit à proximité d’un bain romain où un vieillard fait commerce d’edelweiss (fleurs d’un «noble blanc» incarnant «une forme de vie extraterrestre qui a pris racine sur le toit de la terre») et se poursuit dans le bâtiment Belle Epoque des anciens bains publics rescapés du puritanisme communiste et devenus le «Bon Endroit» des dames de tous âges, toutes nues et délivrées du poids du monde («On ne joue plus de rôle dans le bassin des dames») dans un ruissellement d’onde pure et de larmes: «Je pleurais pour ces dos et ces têtes qui avaient souffert, ces affluents du fleuve qui sillonnaient la montagne de Rila, les monts Pirin, les Rhodopes comme les rides ravinent le visage d’une vieillarde, et pour les montagnards croisés en chemin, et les bâtisseurs, les cueilleurs, les semeurs, les chasseurs de champignons, les émigrés revenus en coup de vent, et les petits paysans vivotant de leur terre et vous accompagnant au sommet pour vous faire admirer la vue, car la montagne elle, au moins, est à eux»…

Le tour du «jardin» ne fait que commencer

Lorsque, à la fin de Candide, Voltaire conclut le récit des tribulations de son protagoniste dans les embrouilles du monde en affirmant qu’il «faut cultiver notre jardin», ce n’est certes pas pour encourager la résignation au milieu des nains de terre cuite jouxtant le sempiternel barbecue, mais pour inciter chacune et chacun à mieux se situer entres les tsunamis et les invasions, à «sentir ses racines» et à faire son job selon ses dons et ses désirs; et c’est dans le même esprit que les écrivains réunis dans Le Grand Tour racontent leur bout de chemin, chacune et chacun vivant son propre «décentrage». 

En lisant Le Grand Tour, je me suis rappelé ainsi les milliers de kilomètres que, retraités, nous avons parcourus en Honda Jazz aux quatre coins de l’Europe avec ma bonne amie, du jardin fleuri nordique du peintre Nolde qu’elle aimait entre tous au finis terrae portugais de Cabo de Sao Vicente, ou de Séville aux châteaux de Louis II de Bavière, du Campo de Sienne au très émouvant petit cimetière chinois normand de Noyelles sur-mer où, non loin des tombes des soldats alliés d’Omaha Beach, s’alignent celles des engagés volontaires de la Grande Guerre, morts pour leurs frères humains combien ingrats…

Cela pour dire que ce recueil, présenté trop brièvement en ces lignes, incite chaque lectrice et lecteur à poursuivre sa propre déambulation, européenne en l’occurrence mais qui ne saurait se borner à des frontières étatiques ni même au choix restreint des auteurs réunis en l’occurrence, auxquels j’ajouterai ces deux «éclaireurs» de la lecture panoptique du monde que sont Christoph Ransmayer et son inoubliable Atlas d’un homme inquiet (Albin Michel, 2015) dépassant de loin les frontières européennes, ou Peter Sloterdijk en ses Réflexes primitifs (Payot, 2019) dont les propos sur l’Europe, aussi sévères que constructifs, font écho à la vision d’avenir de Denis de Rougemont. 

Celui-ci récusait une Europe qui ne serait qu’une «amicale de misanthropes», appelant de ses vœux un nouvel humanisme. Et Peter Sloterdijk de constater aujourd’hui: «Le projet européen est au bord de la désagrégation, le projet américain à la limite de la dépression. Les deux décadences renvoient l’une à l’autre. Dans les deux projet politiques se sont toutefois matérialisés des expériences démocratiques d’une telle valeur et des motifs culturels tellement impossibles à abandonner qu’il ne peut être question de s’en défaire»…


«Le grand tour», Olivier Guez (dir.), Editions Grasset, 453 pages.

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