Culture / Plongée au cœur d’un trouble psychique
L'auteure Dunia Miralles. © DR
«Le baiser d’Anubia» de Dunia Miralles, qui vient de paraître chez Torticolis et frères, c’est le témoignage d’une auteure diagnostiquée borderline. Un extrait de ce qui se passe dans sa tête, des souffrances induites par cette maladie et de l’incapacité de plusieurs psychiatres à y répondre de façon adéquate. C’est aussi un cri de révolte à la face de ceux qui tentent de minimiser la gravité de ce trouble en prétendant par exemple qu’on est tous borderline. Un récit sincère et courageux où l’intime entre en résonnance avec une souffrance plus répandue qu’on ne le pense.
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Il m’est finalement apparu que les autres personnages étaient plus intéressants en creux. Parce que c’est clairement autour d’un personnage que je construis ma narration pour un roman: en l’occurrence autour de Noah, dit le puceron, avec la problématique du mensonge et de la prison. La nouvelle en revanche s’articule plutôt autour d’une thématique, parce qu’on a moins de temps pour développer les personnages. Il faut les rendre très clairs en peu de lignes.</p> <p><strong>Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de parler de la situation des proches de délinquants?</strong></p> <p>Une émission à la radio où Viviane Schekter de la fondation REPR (Relai Enfant Parents Romands) parlait des familles de détenus. La prison m’intéresse depuis longtemps, mais je n’avais jamais pensé à ce que la détention pouvait impliquer pour les familles. J’ai ensuite été bénévole pour Repère pendant des années au Bois-Mermet. 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BPLT: Concernant le titre, pourquoi avoir donné un si joli nom au trouble borderline et à quoi se réfère-t-il?
Dunia Miralles: L’une des particularités de mon trouble, c’est que je fais beaucoup de digressions. Lors d’une promenade, j’ai senti la présence d’une dame entourée de voiles, comme sur les affiches de Mucha, et entendu une voix me dire «Je m’appelle Anubia.» J’ai compris que c’était ma dépression. Je vis avec elle depuis si longtemps que c’est comme une compagnie à qui je parle et que je peux parfois éloigner, puisque je la connais. Mais il arrive aussi qu’elle soit plus puissante que moi. Jusqu’à ce moment, elle m’avait toujours semblé très laide. Ce jour-là, j’ai ressenti une certaine gratitude qu’elle se présente à moi.
Sur le plan formel, on est frappé par l’écriture en colonne. A quoi correspondent pour vous ces fréquents retours à la ligne?
J’écris souvent des sortes de petits poèmes en prose. Cette forme me permet d’avoir une meilleure vision de ce que j’éprouve, ça épure ma pensée et me clarifie les idées.
Dans le baiser d’Anubia, le trouble borderline se confond en partie avec la dépression. Qu’est-ce qui les distingue?
Le trouble borderline implique de fréquents changements d’humeur. En une journée, je passe d’un extrême à l’autre, je peux me réveiller en pleurs, puis me sentir de très bonne humeur. Quand je suis en haut, je ne ressens pas le besoin d’écrire ces fragments, sauf si j’éprouve un sentiment amoureux passionnel, en particulier pour quelqu’un de totalement inaccessible. Dans ce livre, j’exprime surtout des sentiments dépressifs, parce que ce sont eux qui m’amènent à écrire sous cette forme. Pendant que je l’écrivais, j’avais d’autres problèmes personnels qui me tiraient vers le bas, des inquiétudes pour l’avenir. J’étais sous l’influence de certains médicaments qui me déprimaient beaucoup. Mais j’ai concentré mon propos sur la maladie, pas sur les problèmes.
Attendez-vous de ce livre qu’il contribue à une meilleure compréhension de cette maladie psychique ou sinon, dans quel but l’avez-vous écrit et fait publier?
Quand j’ai réuni suffisamment de ces petits flashs, il m’est paru important que les gens sachent, qu’ils sortent du «yaka» (te mettre un pied au cul). Mais ça reste très difficile et j’aimerais qu’il y ait plus de compréhension vis-à-vis de ceux qui souffrent d’une maladie invisible. On peut être souriant et avoir envie de se pendre. J’avais envie que les psys et les professionnels des soins lisent ce livre. Une infirmière en psychiatrie m’a dit «il y aura l’avant et l’après Anubia», qu’elle comprend maintenant ce qui se passe dans le ressenti des gens. Des patients se reconnaissent dans la phobie sociale que je décris.
L’incompréhension de la société vient en partie du fait que ce trouble n’est pas visible. Pourquoi les personnes qui en souffrent font-elles tout pour le dissimuler. N’est-ce pas contradictoire?
D’abord parce que ça peut faire peur, ne serait-ce qu’à la famille, en raison du pourcentage élevé de personnes borderline qui se suicident. Ensuite parce que les manifestations de ce trouble peuvent susciter des réactions violentes, y compris de mes amis. Il m’est arrivé d’être complètement défaite avant une séance de dédicaces, mais j’arrive à donner le change sur place. Si j’exprime mon ressenti, les gens ne me croient pas. Ils préfèrent quand je suis en haut, mais pas trop. Même si on arrive à tenir la maladie, c’est très difficile et épuisant.
Comment Anubia pourrait-elle se manifester si vous la laissiez s’exprimer en société?
Si je me laisse aller, je risque de parler en boucle ou de ne plus lâcher la parole. Si le hasard m’amène à rencontrer une connaissance, je panique à l’idée que je n’aie rien à lui dire. Un vernissage est un calvaire, j’aurais tendance à me ruer sur le buffet pour cacher ma timidité.
Vous insistez sur le fait que les personnes diagnostiquées borderline ne peuvent pas travailler. Qu’est-ce qui rend ce trouble incompatible avec les exigences de la vie professionnelle?
Il y a des personnes borderline qui travaillent. Le trouble peut être confondu avec l’hypersensibilité. Comme journaliste, je ne gérais pas du tout les briefings de rédaction. Par exemple dans les années 90, j’ai su qu’il y avait des problèmes d’illettrisme. Le rédacteur en chef pensait que ce sujet n’intéresserait personne. Je n’ai pas su argumenter et suis sortie du briefing en larmes. Une année plus tard, l’association Lire et écrire faisait un battage médiatique sur le sujet. J’en ai été malade, car j’aurais pu être la première à traiter le sujet. A l’usine aussi, j’ai eu beaucoup de mal à faire un travail répétitif et à m’intégrer aux conversations de l’équipe. Je me sentais tout le temps extérieure. Je prenais du motilium pour ne pas vomir. Je me suis fait mobber, parce que je n’arrivais pas à être comme les autres. Ensuite, je ressasse.
Votre livre témoigne d’une relation très ambiguë avec les psychiatres: le patient ressort souvent de leur cabinet plus mal qu’il n’y est entré. Recommandez-vous malgré tout de les consulter? A quels risques s’expose le patient?
Sur les six psychiatres que j’ai consultés, deux m’ont écoutée. Les autres m’ont donné l’impression de m’avoir étiquetée au moment où j’ai passé la porte de leur cabinet. Il me semble que la psychiatrie n’a pas beaucoup évolué. Sur les sites de patients borderline, on remarque que les psychologues font du bien, alors que les psychiatres sont des distributeurs de médicaments et que leur écoute est conditionnée par leur grille de lecture. Les médicaments sont des camisoles de force prescrites par des apprentis sorciers. Beaucoup de patients borderline ont l’impression d’être des cobayes. Les médicaments ne nous sont pas forcément utiles. Ils déforment qui nous sommes, nous empêchent de nous mouvoir. J’ai pris du poids au point de ne pas me reconnaître dans la glace.
Qu’est-ce que le fait d’avoir un diagnostic, de poser des mots sur un trouble, apporte au patient?
Depuis que je suis au courant que je souffre de ce trouble, ça m’aide à relativiser, à me dire que l’état du moment n’est pas définitif. Avant, je me sentais incapable, maintenant j’écris des articles pour le blog du Temps. Je gère mon temps et mes articles comme je veux, mais je suis très lente. Je ne pourrais jamais suivre la cadence imposée aux journalistes. Dès que je suis sous pression, je suis obligée de m’arrêter. Je ne peux pas passer d’une activité à l’autre sans une pause. J’ai aussi les idées qui partent dans tous les sens. Depuis le diagnostic, je n’attribue plus ça à de la flemme. Et je sais pourquoi je suis tout le temps épuisée.
Y a-t-il d’autres solutions ou ressources possibles?
Certains spécialistes ont constaté l’effet apaisant d’une vie amoureuse stable avec une personne compréhensive et capable de relativiser les sautes d’humeur. Il peut aussi être bénéfique de faire de l’exercice, de participer à des groupes de parole ou à des forums internet de partage entre pairs ou de suivre une thérapie comportementale. Contrairement à une angine, on ne peut pas conseiller le même traitement à tous les patients. Certains ont subi des violences très graves. Le trouble résulte souvent d’abus sexuels ou de maltraitances telles que le manque d’écoute. Je n’ai rien à reprocher à ma famille, mais en tant qu’immigrée, j’ai vécu des situations compliquées. Mes parents subissaient le racisme des gens de l’immeuble qui affirmaient que «les bébés espagnols, ça pleure beaucoup.»
Quel genre d’attitude est contre-productive face à une personne borderline?
Nier sa souffrance et surtout lui dire qu’elle peut faire un effort. Il m’arrive d’avoir des réactions très violentes avec mes proches et on me les reproche. Mais il faut savoir que quand j’explose, ça fait déjà un moment que je me retiens. Je ne me rends pas compte de la violence et de la grossièreté de mes propos. Quand je vois que j’ai blessé un proche, je suis effondrée.
«Le baiser d'Anubia. Brèves pensées en mélancolie borderline», Dunia Miralles, Editions Torticolis et frères, 210 page.
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Cet amour très fort et cet agacement ultime existent avant l’incarcération du père. S’y ajoutent ensuite l’inquiétude et le besoin de protéger le petit frère. Oriane en veut à ses parents de devoir porter leur mensonge.</p> <p><strong>Votre narratrice est gardienne de foot dans une équipe mixte: le prétexte pour ajouter une petite touche féministe à votre livre?</strong></p> <p>Oui clairement. Je me suis demandée ce qu’on faisait à cet âge comme activité extrascolaire. J’ai voulu choisir quelque chose d’éloigné de mes propres activités pour éviter qu’Oriane ne devienne une sorte d’alter ego. C’était un bon moyen de prendre de la distance.</p> <p><strong>Comment avez-vous réussi à restituer de façon aussi convaincante les tics de langage, l’attitude très entière propre à l’adolescence, mais aussi une forme de mal-être, de crainte du jugement sans doute exacerbée par ce qu’elle vit?</strong></p> <p>C’est venu très naturellement. J’avais beaucoup travaillé la voix de Noah: dans tous les ateliers d’écriture, j’essayais de faire parler un enfant. J’ai construit Oriane par antithèse en m’inspirant de la façon de parler des gens qui m’entourent. J’avais vingt-et-un ans à l’époque, j’étais encore assez proche de l’adolescence. J’ai aussi pris soin d’éviter un vocabulaire trop précisément daté. J’y ai plus réfléchi comme un souffle que comme une langue.</p> <p><strong>Et la logorrhée de l’enfant?</strong></p> <p>C’est comme une pelote qu’on déroule et qui part dans tous les sens sans jamais se censurer.</p> <p><strong>Pourquoi avoir choisi de fondre les dialogues dans la narration?</strong></p> <p>Les dialogues ont eu beaucoup de formes différentes. Dans les premières versions, j’étais dans cette idée de flux de pensée rendue sous forme de monoblocs avec des dialogues juste marqués par des tirets. Ensuite j’ai quand même ajouté des retours à la ligne, mais comme Oriane a de la peine à dire tout ce qu’elle pense, je trouvais intéressant de maintenant le flou entre dialogue et pensée, pour que le lecteur puisse se demander si elle l’a réellement dit ou juste pensé et si elle a été entendue. Ce qu’elle dit s’inscrit dans une continuité par rapport à son flux de pensée.</p> <p><strong>L’histoire se déroule dans un milieu social très modeste: est-ce que la précarité économique excuse en partie le dérapage du père?</strong></p> <p>Je ne pense pas qu’elle l’excuse, mais elle l’explique. J’avais quand même envie qu’il y ait d’autres solutions, par exemple solliciter l’aide de la grand-mère. Mais les alternatives sont maigres. Maintenant que j’ai travaillé comme assistance sociale, je développerais ces problématiques autrement. 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