Culture / Patricia Highsmith, à l’intime, ressemblait à ses personnages
Patricia Highsmith dans le programme télévisé "After Dark", le 18 juin 1988. © Open Media Ltd
Romancière et nouvelliste géniale, mais souvent sous-estimée ou reléguée dans le genre du roman à suspense, elle revit ces jours à l’occasion de son centenaire, avec la parution de mille pages d’«Ecrits intimes» incluant son journal et ses carnets de travail, qui révèlent – de ses vingt ans à sa mort - une nature hypersensible et souvent contradictoire, artiste aux dons multiples, amoureuse dévorante et dévorée, travailleuse très assidue dès sa vingtaine, exorcisant ses démons dans l’écriture et méritant plus que jamais son titre (décerné par Graham Greene) de «poète de l’appréhension»…
Patricia Highsmith (née au Texas en 1921 et décédée à Lugano en 1995), classée parfois au nombre des «reines du crime» et souvent regardée de haut par les «purs» littéraires, parlait dans son journal de son «génie» avec le mélange de candeur et d’assurance d’une très intelligente et non moins séduisante jeune fille de vingt ans, brillante étudiante du prestigieux Barnard College de New York dont la revue (le Barnard Quarterly) accueillerait ses premiers textes, exaspérant ses parents (sa mère Mary divorcée avant sa naissance et remariée au photographe et illustrateur Stanley Highsmith que Pat disait ne pas aimer depuis toujours) par ses sautes d’humeur et ses fréquentations dans la milieu gay et bohème de Greenwich Village – lesquels parents n’étaient guère plus stables et «rangés» qu’elle au demeurant...
Mais le «génie» là dedans? Eh bien il y est dès ses jeunes années! En tout cas en germe, diffus, confus, marquant de sa touche unique, de ses intuitions fulgurantes, de ses éclairs de lucidité ou de ses conclusions de «vieille sage» (sa mère lui balance assez perfidement qu’elle n’a jamais été jeune) ses écrits intimes dès l’année 1941, deux ans après qu’elle a commencé de tenir ses carnets.
Celles et ceux qui ont été troublés ou fascinés par la «touche unique» des romans et des nouvelles de PH, qu’il faut bien dire son génie, de L’Inconnu du Nord-Express (son premier roman publié en 1950, aussitôt adapté au cinéma par Hitchcock) à Small G (second roman lesbien datant de 1995, après Carol longtemps refusé et publié sous pseudo), en passant par la séries des romans hantés par l’insondable Tom Ripley, une douzaine de romans à haute tension psychologique (où culminent Ce mal étrange, L’Homme qui racontait des histoires, L’Empreinte du faux qu’elle disait son préféré, La rançon du chien ou encore l’inoubliable Journal d’Edith), ceux et celles-là que n’effarouche pas son goût presque morbide à décaper les vérités humaines, incessamment complexes et souvent même tordues, de leur faux-semblants, trouveront dans les Ecrits intimes de Patricia Highsmith une sorte de roman d’avant-le-roman résultant, il faut le souligner, d’un véritable montage (au sens cinématographique) accompli par l’équipe éditoriale alémanique de Diogenes dirigée par la Capitaine Anna von Planta. Jawohl!
Le double miroir du journal intime et des carnets de travail
Peu avant sa disparition, le 11 mai 1881, le professeur genevois Henri-Frédéric Amiel, poète à ses heures et littérateur estimable, mais doutant de l’intérêt posthume des 16'847 pages de son Journal intime, demanda posément à son amie et exécutrice testamentaire, Fanny Mercier, d’en brûler le monceau de cahiers, se doutant peut-être qu’elle n’en ferait rien et l’espérant sûrement un peu — sait-on jamais avec les écrivains —ce qui advint en effet et nous vaut aujourd’hui l’accès à un monument incomparable de la littérature universelle en douze volumes sur papier fin.
Or un peu plus de cent ans plus tard, Patricia Highsmith fut tentée, à son tour, de réduire en cendres les 8'000 pages inédites de son journal quotidien et de ses carnets parallèles, heureusement retrouvés après sa mort dans une armoire à linge sous la forme de 56 cahiers manuscrits.
Quoique relevant du même genre, les deux «corpus» sont apparemment peu comparables, et pourtant les hantises morales et les intérêts littéraires des deux écrivains se font parfois écho; plus encore: ces journaux d’écrivains constituent le reflet sincère de deux vies en leurs composantes intellectuelles, affectives, spirituelles ou sensuelles, sociales ou professionnelles, dont la lecture a le même potentiel d’intérêt, du moins est-ce mon sentiment. La grande différence, naturellement, tient à cela que le Journal intime d’Amiel, d’une seule coulée et d’une tenue littéraire constante, ne renvoie qu’à la vie et à la pensée de son auteur, tandis que les écrits intimes de Patricia Highsmith constituent, à côté de ses dix-huit volumes de journaux intimes et de trente-huit carnets de notations souvent brèves voire elliptiques renvoyant à son œuvre en travail, le laboratoire quotidien d’une œuvre narrative comptant aujourd’hui une trentaine de volumes, ou pour user d’une autre image; qu’ils représentent l’envers d’un immense tapisserie «romanesque».
A cet égard, un autre rapprochement serait plus éclairant: avec Julien Green (que lisait d’ailleurs Patricia Highsmith), dont le journal quotidien intègre lui aussi de nombreux «germes» de romans ou de nouvelles…
Notable différence cependant: Pat n’écrit pas, a priori, un journal intime à caractère sagement littéraire, soigné pour la publication, comme le tenaient un Paul Léautaud, un André Gide ou Julien Green précisément. Son journal est son confident, miroir quotidien et secret de l’éternelle «collégienne», qu’elle sera tentée de brûler en janvier 1992. «Mon but serait de couper court à toute curiosité malsaine» notera-t-elle alors. En outre, aux cahiers du journal s’ajoutent ceux de ses «carnets», miroir de l’écrivain. Rien qu’en 1941, elle rédige un total de 450 pages: deux journaux (écrits en anglais, français et allemand) et trois carnets (écrits en anglais ), cet ensemble étant réduit, dans Les écrits intimes de Patricia Highsmith, à 90 pages, dont l’éditrice en chef explique les critères de choix du raccourci évidemment indispensable — dans ses carnets, rien que les entrées consacrées à deux de ses romans, soit L’Inconnu du Nord-Express et Carol, totalisent plus de 1'200 pages de notes manuscrites. Dont acte…
La maison de la (tendre) sorcière
Il me souvient que, sur la porte du grand éditeur Daniel Keel (1930-2011), patron des éditions Diogenes, figurait un petit carton sur lequel se lisait, en lettre d’or, l’inscription suivante: ON EST PRIE DE NE PAS EMMERDER LE MONDE. On ne saurait mieux renvoyer l’emmerdeur à la porte de Patricia Highsmith, dans la peau duquel je me suis trouvé un jour glacial de février 1988, me présentant au seuil de sa petite maison tessinoise d’Aurigeno, avant d’y être reçu — très gentiment à vrai dire. Comme je lui avais offert deux dessins de nos petites filles et un jeu de tarots, elle consentit à me parler assez librement d’elle-même, rompant avec sa réputation de terrible taiseuse, avant de faire bifurquer l’entretien sur deux de ses préoccupations du moment: le sort des Palestiniens, victimes selon elle d’un génocide de la part d’Israël, et ce que je savais de Georges Simenon, mon voisin à Epalinges durant quelques années…
Celles et ceux qui, à leur tour, se présenteront à la porte virtuelle des Ecrits intimes de Patricia Highsmith, feront probablement la même expérience que moi, ce jour-là, en pénétrant dans cette petite maison de pierre dont j’ai appris par son journal qu’elle ne l’avait jamais aimée — d’où la construction de sa dernière demeure de Tegna, près d’Ascona —, à savoir que Pat, qui m’a dit rêver de se réincarner sous la forme d’un petit poisson dans une mer limpide ou sous celle d’un grand éléphant très sage, n’avait rien, mais rien du tout de l’écrivain célèbre à la vie plus ou moins scandaleuse. Malgré les millions que lui ont rapporté ses livres à la fin de sa vie, elle vivait dans une «casaccia» de fée-sorcière avec ses chats et sa machine à écrire, sans télévision de peur, m’a-t-elle avoué, d’y voir couler du sang…
Le labyrinthe de la femme-enfant
Je lis à l’instant ce qu’elle notait le 19 mai 1941 dans son journal: «Base possible pour ma conception du monde, ma weltanschauung. Nous conservons notre caractère enfantin mais l’âge adulte lui passe une couche de vernis dessus. A l’intérieur, nous continuons de penser comme des enfants, nous avons les mêmes aspirations, nous réagissons comme eux. Nos manières extérieures sont absurdement bouffies de vanité. Méditer ça plus tard».
Et le 20 juin: «Le livre de Thomas Wolfe m’a fait une forte impression. Mère m’accuse d’être une égoïste invétérée et de lui ressembler, de ce point de vue. Une égoïste, certes, mais un génie aussi. Cela nécessitée une bonne dose de courage pour clamer (ce qu’elle ni Stanley ne peuvent comprendre): «Pour la première fois, j’ai évalué le fossé qui sépare l’Artiste de l’Homme!».
Un mois plus tard, le 17 juillet: «Pourquoi un tel attrait chez moi pour les sujets morbides?». Et le 30 août: «Sexe et alcool: je les réfute de la manière suivante: l’alcool ne vaut pas son prix — comme source habituelle de plaisir et d’inspiration; et le sexe est un canular, un canular de la taille d’une attraction foraine à Coney Island. Autant surfait qu’une excursion à Pike’s Peak. Le mariage, c’est comme retourner deux fois au même manège , complètement crétin. Pour les femmes, c’est encore pire, car elles sont toujours le dindon de la farce».
Vingt ans plus tard, le 6 août 1962: «Je vis ma vie à rebours. Enfant j’étais lugubre et très adulte, adolescente, j’ai atteint l’âge mur et, aujourd’hui, à l’âge mur, je suis adolescente : même mes cheveux, de noir sont devenus bruns, ils s’éclaircissent».
L’enfant fut confiée à sa grand-mère très puritaine — d’ou les tourments moraux ultérieurs de Pat — pour cause de mésentente familiale; l’adolescente de tous les âges se jeta dans tous les bras, de quelques hommes et d’énormément de femmes en général plus âgées qu’elle; comme Georges Simenon (dont elle me parla avec beaucoup d’admiration) elle travailla dur toute sa vie pour défendre son indépendance.
Le 6 mai 1992, Patricia Highsmith écrit: «L’homme qui prie Dieu ne se parle qu’à lui-même, Pourquoi tant compliquer les choses?» Et le 19 juin: «Le mal-être découle d’une mauvaise appréciation personnelle d’une situation». Or ce mal-être fut celui d’une vie entière, dont toute son œuvre témoigne, non du tout par le ressassement nombriliste à la manière d’Amiel, mais par l’objectivation des névroses et de psychoses de toute une société dont témoignent ses romans autant que ses nouvelles, notamment celles de Catastrophes — motif de notre rencontre — préfigurant, en somme, l’état de pandémie que nous connaissons.
Au fil des années, la partie «journal» des cahiers de Patricia Highsmith, tout ce qui avait trait à ses états d’âme autant qu’à ses innombrables «affaires» sentimentales et sensuelles, tendit à se restreindre au profit de ses notations d’écrivain, alors même que l’œuvre narrative prenait de plus en plus d’ampleur, débordant en une douzaine d’adaptations cinématographiques et une série télé.
Si la reconnaissance de l’œuvre en question a parfois tardé, notamment aux Etats-Unis, il faut savoir gré à Daniel Keel d’en avoir été un artisan majeur au niveau européen, après avoir gagné l’entière confiance de Patricia Highsmith. Pour ce dernier ouvrage, c’est le travail d’Anna von Planta qu’il faut saluer, ainsi que Joan Schenkar pour son éclairante postface (Un collier de femmes), et tous ceux et celles qui ont collaboré à cette vaste entreprise éditoriale, à l’enseigne des éditions Diogenes.
Le 6 octobre 1993 marque la dernière entrée du journal de Patricia Highsmith: «Des moines – les Chartreux? – dormaient dans leur cercueil, se préparant apparemment à la mort, méditant dessus fréquemment de nuit comme de jour. Je préfère être prise par surprise! On vaque à ses occupations comme à l’ordinaire, puis la mort arrive sans trop crier gare, disons une maladie de deux semaines. Alors, la mort est comme la vie, imprévisible».
«Les écrits intimes de Patricia Highsmith, Carnets et Journaux, 1941-1995», Patricia Highsmith, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Calmann-Lévy, 1034 pages.
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La grande différence, naturellement, tient à cela que le <i>Journal intime</i> d’Amiel, d’une seule coulée et d’une tenue littéraire constante, ne renvoie qu’à la vie et à la pensée de son auteur, tandis que les écrits intimes de Patricia Highsmith constituent, à côté de ses dix-huit volumes de journaux intimes et de trente-huit carnets de notations souvent brèves voire elliptiques renvoyant à son œuvre en travail, le laboratoire quotidien d’une œuvre narrative comptant aujourd’hui une trentaine de volumes, ou pour user d’une autre image; qu’ils représentent l’envers d’un immense tapisserie «romanesque». </p> <p>A cet égard, un autre rapprochement serait plus éclairant: avec Julien Green (que lisait d’ailleurs Patricia Highsmith), dont le journal quotidien intègre lui aussi de nombreux «germes» de romans ou de nouvelles…</p> <p>Notable différence cependant: Pat n’écrit pas, <i>a priori</i>, un journal intime à caractère sagement littéraire, soigné pour la publication, comme le tenaient un Paul Léautaud, un André Gide ou Julien Green précisément. Son journal est son confident, miroir quotidien et secret de l’éternelle «collégienne», qu’elle sera tentée de brûler en janvier 1992. «Mon but serait de couper court à toute curiosité malsaine» notera-t-elle alors. En outre, aux cahiers du journal s’ajoutent ceux de ses «carnets», miroir de l’écrivain. Rien qu’en 1941, elle rédige un total de 450 pages: deux journaux (écrits en anglais, français et allemand) et trois carnets (écrits en anglais ), cet ensemble étant réduit, dans <i>Les écrits intimes de Patricia Highsmith,</i> à 90 pages, dont l’éditrice en chef explique les critères de choix du raccourci évidemment indispensable — dans ses carnets, rien que les entrées consacrées à deux de ses romans, soit <i>L’Inconnu du Nord-Express</i> et <i>Carol</i>, totalisent plus de 1'200 pages de notes manuscrites. 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Comme je lui avais offert deux dessins de nos petites filles et un jeu de tarots, elle consentit à me parler assez librement d’elle-même, rompant avec sa réputation de terrible taiseuse, avant de faire bifurquer l’entretien sur deux de ses préoccupations du moment: le sort des Palestiniens, victimes selon elle d’un génocide de la part d’Israël, et ce que je savais de Georges Simenon, mon voisin à Epalinges durant quelques années…</p> <p>Celles et ceux qui, à leur tour, se présenteront à la porte virtuelle des <em>E</em><i>crits intimes de Patricia Highsmith</i>, feront probablement la même expérience que moi, ce jour-là, en pénétrant dans cette petite maison de pierre dont j’ai appris par son journal qu’elle ne l’avait jamais aimée — d’où la construction de sa dernière demeure de Tegna, près d’Ascona —, à savoir que Pat, qui m’a dit rêver de se réincarner sous la forme d’un petit poisson dans une mer limpide ou sous celle d’un grand éléphant très sage, n’avait rien, mais rien du tout de l’écrivain célèbre à la vie plus ou moins scandaleuse. 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Enfant j’étais lugubre et très adulte, adolescente, j’ai atteint l’âge mur et, aujourd’hui, à l’âge mur, je suis adolescente : même mes cheveux, de noir sont devenus bruns, ils s’éclaircissent».</p> <p>L’enfant fut confiée à sa grand-mère très puritaine — d’ou les tourments moraux ultérieurs de Pat — pour cause de mésentente familiale; l’adolescente de tous les âges se jeta dans tous les bras, de quelques hommes et d’énormément de femmes en général plus âgées qu’elle; comme Georges Simenon (dont elle me parla avec beaucoup d’admiration) elle travailla dur toute sa vie pour défendre son indépendance.</p> <p>Le 6 mai 1992, Patricia Highsmith écrit: «L’homme qui prie Dieu ne se parle qu’à lui-même, Pourquoi tant compliquer les choses?» Et le 19 juin: «Le mal-être découle d’une mauvaise appréciation personnelle d’une situation». Or ce mal-être fut celui d’une vie entière, dont toute son œuvre témoigne, non du tout par le ressassement nombriliste à la manière d’Amiel, mais par l’objectivation des névroses et de psychoses de toute une société dont témoignent ses romans autant que ses nouvelles, notamment celles de <i>Catastrophes — </i>motif de notre rencontre — préfigurant, en somme, l’état de pandémie que nous connaissons.</p> <p>Au fil des années, la partie «journal» des cahiers de Patricia Highsmith, tout ce qui avait trait à ses états d’âme autant qu’à ses innombrables «affaires» sentimentales et sensuelles, tendit à se restreindre au profit de ses notations d’écrivain, alors même que l’œuvre narrative prenait de plus en plus d’ampleur, débordant en une douzaine d’adaptations cinématographiques et une série télé. </p> <p>Si la reconnaissance de l’œuvre en question a parfois tardé, notamment aux Etats-Unis, il faut savoir gré à Daniel Keel d’en avoir été un artisan majeur au niveau européen, après avoir gagné l’entière confiance de Patricia Highsmith. Pour ce dernier ouvrage, c’est le travail d’Anna von Planta qu’il faut saluer, ainsi que Joan Schenkar pour son éclairante postface (<i>Un collier de femmes</i>), et tous ceux et celles qui ont collaboré à cette vaste entreprise éditoriale, à l’enseigne des éditions Diogenes.</p> <p>Le 6 octobre 1993 marque la dernière entrée du journal de Patricia Highsmith: «Des moines – les Chartreux? – dormaient dans leur cercueil, se préparant apparemment à la mort, méditant dessus fréquemment de nuit comme de jour. Je préfère être prise par surprise! On vaque à ses occupations comme à l’ordinaire, puis la mort arrive sans trop crier gare, disons une maladie de deux semaines. 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Eh bien il y est dès ses jeunes années! En tout cas en germe, diffus, confus, marquant de sa touche unique, de ses intuitions fulgurantes, de ses éclairs de lucidité ou de ses conclusions de «vieille sage» (sa mère lui balance assez perfidement qu’elle n’a jamais été jeune) ses écrits intimes dès l’année 1941, deux ans après qu’elle a commencé de tenir ses carnets. </p> <p>Celles et ceux qui ont été troublés ou fascinés par la «touche unique» des romans et des nouvelles de PH, qu’il faut bien dire son génie, de <i>L’Inconnu du Nord-Express</i> (son premier roman publié en 1950, aussitôt adapté au cinéma par Hitchcock) à <i>Small G (</i>second roman lesbien datant de 1995, après <i>Carol </i>longtemps refusé et publié sous pseudo), en passant par la séries des romans hantés par l’insondable Tom Ripley, une douzaine de romans à haute tension psychologique (où culminent <i>Ce mal étrange</i>, <i>L’Homme qui racontait des histoires</i>, <i>L’Empreinte du faux</i> qu’elle disait son préféré, <i>La rançon du chien</i> ou encore l’inoubliable <i>Journal d’Edith</i>), ceux et celles-là que n’effarouche pas son goût presque morbide à décaper les vérités humaines, incessamment complexes et souvent même tordues, de leur faux-semblants, trouveront dans les <em>E</em><i><em>crits</em> intimes</i> de Patricia Highsmith une sorte de roman d’avant-le-roman résultant, il faut le souligner, d’un véritable montage (au sens cinématographique) accompli par l’équipe éditoriale alémanique de Diogenes dirigée par la Capitaine Anna von Planta. Jawohl!</p> <h3>Le double miroir du journal intime et des carnets de travail</h3> <p>Peu avant sa disparition, le 11 mai 1881, le professeur genevois Henri-Frédéric Amiel, poète à ses heures et littérateur estimable, mais doutant de l’intérêt posthume des 16'847 pages de son <i>Journal intime</i>, demanda posément à son amie et exécutrice testamentaire, Fanny Mercier, d’en brûler le monceau de cahiers, se doutant peut-être qu’elle n’en ferait rien et l’espérant sûrement un peu — sait-on jamais avec les écrivains —ce qui advint en effet et nous vaut aujourd’hui l’accès à un monument incomparable de la littérature universelle en douze volumes sur papier fin. </p> <p>Or un peu plus de cent ans plus tard, Patricia Highsmith fut tentée, à son tour, de réduire en cendres les 8'000 pages inédites de son journal quotidien et de ses carnets parallèles, heureusement retrouvés après sa mort dans une armoire à linge sous la forme de 56 cahiers manuscrits. </p> <p>Quoique relevant du même genre, les deux «corpus» sont apparemment peu comparables, et pourtant les hantises morales et les intérêts littéraires des deux écrivains se font parfois écho; plus encore: ces journaux d’écrivains constituent le reflet sincère de deux vies en leurs composantes intellectuelles, affectives, spirituelles ou sensuelles, sociales ou professionnelles, dont la lecture a le même potentiel d’intérêt, du moins est-ce mon sentiment. La grande différence, naturellement, tient à cela que le <i>Journal intime</i> d’Amiel, d’une seule coulée et d’une tenue littéraire constante, ne renvoie qu’à la vie et à la pensée de son auteur, tandis que les écrits intimes de Patricia Highsmith constituent, à côté de ses dix-huit volumes de journaux intimes et de trente-huit carnets de notations souvent brèves voire elliptiques renvoyant à son œuvre en travail, le laboratoire quotidien d’une œuvre narrative comptant aujourd’hui une trentaine de volumes, ou pour user d’une autre image; qu’ils représentent l’envers d’un immense tapisserie «romanesque». </p> <p>A cet égard, un autre rapprochement serait plus éclairant: avec Julien Green (que lisait d’ailleurs Patricia Highsmith), dont le journal quotidien intègre lui aussi de nombreux «germes» de romans ou de nouvelles…</p> <p>Notable différence cependant: Pat n’écrit pas, <i>a priori</i>, un journal intime à caractère sagement littéraire, soigné pour la publication, comme le tenaient un Paul Léautaud, un André Gide ou Julien Green précisément. Son journal est son confident, miroir quotidien et secret de l’éternelle «collégienne», qu’elle sera tentée de brûler en janvier 1992. «Mon but serait de couper court à toute curiosité malsaine» notera-t-elle alors. En outre, aux cahiers du journal s’ajoutent ceux de ses «carnets», miroir de l’écrivain. Rien qu’en 1941, elle rédige un total de 450 pages: deux journaux (écrits en anglais, français et allemand) et trois carnets (écrits en anglais ), cet ensemble étant réduit, dans <i>Les écrits intimes de Patricia Highsmith,</i> à 90 pages, dont l’éditrice en chef explique les critères de choix du raccourci évidemment indispensable — dans ses carnets, rien que les entrées consacrées à deux de ses romans, soit <i>L’Inconnu du Nord-Express</i> et <i>Carol</i>, totalisent plus de 1'200 pages de notes manuscrites. Dont acte…</p> <h3>La maison de la (tendre) sorcière</h3> <p>Il me souvient que, sur la porte du grand éditeur Daniel Keel (1930-2011), patron des éditions Diogenes, figurait un petit carton sur lequel se lisait, en lettre d’or, l’inscription suivante: ON EST PRIE DE NE PAS EMMERDER LE MONDE. On ne saurait mieux renvoyer l’emmerdeur à la porte de Patricia Highsmith, dans la peau duquel je me suis trouvé un jour glacial de février 1988, me présentant au seuil de sa petite maison tessinoise d’Aurigeno, avant d’y être reçu — très gentiment à vrai dire. Comme je lui avais offert deux dessins de nos petites filles et un jeu de tarots, elle consentit à me parler assez librement d’elle-même, rompant avec sa réputation de terrible taiseuse, avant de faire bifurquer l’entretien sur deux de ses préoccupations du moment: le sort des Palestiniens, victimes selon elle d’un génocide de la part d’Israël, et ce que je savais de Georges Simenon, mon voisin à Epalinges durant quelques années…</p> <p>Celles et ceux qui, à leur tour, se présenteront à la porte virtuelle des <em>E</em><i>crits intimes de Patricia Highsmith</i>, feront probablement la même expérience que moi, ce jour-là, en pénétrant dans cette petite maison de pierre dont j’ai appris par son journal qu’elle ne l’avait jamais aimée — d’où la construction de sa dernière demeure de Tegna, près d’Ascona —, à savoir que Pat, qui m’a dit rêver de se réincarner sous la forme d’un petit poisson dans une mer limpide ou sous celle d’un grand éléphant très sage, n’avait rien, mais rien du tout de l’écrivain célèbre à la vie plus ou moins scandaleuse. Malgré les millions que lui ont rapporté ses livres à la fin de sa vie, elle vivait dans une «casaccia» de fée-sorcière avec ses chats et sa machine à écrire, sans télévision de peur, m’a-t-elle avoué, d’y voir couler du sang…</p> <h3>Le labyrinthe de la femme-enfant<b></b></h3> <p>Je lis à l’instant ce qu’elle notait le 19 mai 1941 dans son journal: «Base possible pour ma conception du monde, ma <i>weltanschauung</i>. Nous conservons notre caractère enfantin mais l’âge adulte lui passe une couche de vernis dessus. A l’intérieur, nous continuons de penser comme des enfants, nous avons les mêmes aspirations, nous réagissons comme eux. Nos manières extérieures sont absurdement bouffies de vanité. Méditer ça plus tard». </p> <p>Et le 20 juin: «Le livre de Thomas Wolfe m’a fait une forte impression. Mère m’accuse d’être une égoïste invétérée et de lui ressembler, de ce point de vue. Une égoïste, certes, mais un génie aussi. Cela nécessitée une bonne dose de courage pour clamer (ce qu’elle ni Stanley ne peuvent comprendre): «Pour la première fois, j’ai évalué le fossé qui sépare l’Artiste de l’Homme!». </p> <p>Un mois plus tard, le 17 juillet: «Pourquoi un tel attrait chez moi pour les sujets morbides?». Et le 30 août: «Sexe et alcool: je les réfute de la manière suivante: l’alcool ne vaut pas son prix — comme source habituelle de plaisir et d’inspiration; et le sexe est un canular, un canular de la taille d’une attraction foraine à Coney Island. Autant surfait qu’une excursion à Pike’s Peak. Le mariage, c’est comme retourner deux fois au même manège , complètement crétin. Pour les femmes, c’est encore pire, car elles sont toujours le dindon de la farce». </p> <p>Vingt ans plus tard, le 6 août 1962: «Je vis ma vie à rebours. 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Or ce mal-être fut celui d’une vie entière, dont toute son œuvre témoigne, non du tout par le ressassement nombriliste à la manière d’Amiel, mais par l’objectivation des névroses et de psychoses de toute une société dont témoignent ses romans autant que ses nouvelles, notamment celles de <i>Catastrophes — </i>motif de notre rencontre — préfigurant, en somme, l’état de pandémie que nous connaissons.</p> <p>Au fil des années, la partie «journal» des cahiers de Patricia Highsmith, tout ce qui avait trait à ses états d’âme autant qu’à ses innombrables «affaires» sentimentales et sensuelles, tendit à se restreindre au profit de ses notations d’écrivain, alors même que l’œuvre narrative prenait de plus en plus d’ampleur, débordant en une douzaine d’adaptations cinématographiques et une série télé. </p> <p>Si la reconnaissance de l’œuvre en question a parfois tardé, notamment aux Etats-Unis, il faut savoir gré à Daniel Keel d’en avoir été un artisan majeur au niveau européen, après avoir gagné l’entière confiance de Patricia Highsmith. Pour ce dernier ouvrage, c’est le travail d’Anna von Planta qu’il faut saluer, ainsi que Joan Schenkar pour son éclairante postface (<i>Un collier de femmes</i>), et tous ceux et celles qui ont collaboré à cette vaste entreprise éditoriale, à l’enseigne des éditions Diogenes.</p> <p>Le 6 octobre 1993 marque la dernière entrée du journal de Patricia Highsmith: «Des moines – les Chartreux? – dormaient dans leur cercueil, se préparant apparemment à la mort, méditant dessus fréquemment de nuit comme de jour. Je préfère être prise par surprise! On vaque à ses occupations comme à l’ordinaire, puis la mort arrive sans trop crier gare, disons une maladie de deux semaines. Alors, la mort est comme la vie, imprévisible».</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1637595317_9782702182192001t.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="247" height="380" /></h4> <h4>«Les écrits intimes de Patricia Highsmith, Carnets et Journaux, 1941-1995», Patricia Highsmith, traduit de l’anglais par Bernard Turle, Calmann-Lévy, 1034 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'patricia-highsmith-a-l-intime-ressemblait-a-ses-personnages', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 374, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Edition) {} ], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 4915, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Roland Jaccard s’est achevé, pour mieux survivre en écrivain', 'subtitle' => '«La Cinquième saison», revue littéraire romande au titre chinoisant aussi «improbable» que le fut le (presque) mauvais sujet, réunit les témoignages, à (presque) charge et (presque) décharge, de vingt-cinq plus ou moins proches et amis, pour un portrait éclaté du «gentil garçon» se la jouant «bad boy», presque infréquentable – diront les wokistes – mais survivant par ses écrits.', 'subtitle_edition' => '«La Cinquième saison», revue littéraire romande au titre chinoisant aussi «improbable» que le fut le (presque) mauvais sujet, réunit les témoignages, à (presque) charge et (presque) décharge, de vingt-cinq plus ou moins proches et amis, pour un portrait éclaté du «gentil garçon», presque infréquentable mais survivant par ses écrits.', 'content' => '<p>Presque un monstre, dira-t-on de Roland Jaccard. Et c’est lui qui prend les devants: «Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’une chose à faire: aller au-delà de leurs attentes». C’est en tout cas ce qu’il explique à sa pharmacienne, comme il l’écrit dans sa <i>Confession d’un gentil garçon,</i> paru en janvier de l’année pandémique 2020.</p> <p>Et de balancer à la pharmacienne en question, dont il est sûr qu’elle n’a pas lu Cioran et qui ne lui fourguera ni Stilnox (qu’il m’a demandé deux ou trois fois de lui apporter à Paris) ni Xylo Mepha (qu’il ramenait de Lausanne à Paris à François Ceresa, autre nez bouché), quelques horreurs propres à l’émouvoir: à savoir que ce qui est intéressant dans l’amour, selon Cioran, est son impossibilité, que lorsqu’on est «attaché aux putains, on l’est pour toujours», et que lui-même, le Jaccardo, se rappelle cette dame de mauvaise vie qui, chaque fois qu’elle faisait l’amour, voyait le cadavre de son amant à côté d’elle. «Après cela, comment parler encore d’amour?, avais-je ajouté. Je l’intriguais déjà. 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Et l’excellent écrivain qu’est aussi Mark Greene, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à la table de Jaccard chez Yushi, abonde dans le même sens en apportant une nuance personnelle à la réserve du «presque», liée au fait qu’il y avait toujours, selon lui, une limite, dans les relations avec le cher disparu: comme une impossibilité, un inaccomplissement dans l’amitié «chaleureuse», ou presque, que vous demandait ou vous accordait Jaccard.</p> <h3>Mais comment donc peut-on être Jaccard?</h3> <p>Les animateurs de la <i>Cinquième saison</i> ont estimé qu’une femme adulte responsable, ni bimbo ni nymphette, serait la meilleure introductrice à la livraison consacrée à l’affreux Jaccard, misogyne et supposé limite pédophile, pour aborder illico le côté «problématique» du personnage et ses positions «clivantes», et c’est à la prof de littérature, et fine nouvelliste Valérie Gilliard qu'a incombé cette tâche délicate, dont elle s’est acquittée avec brio, justesse critique et souci d’équilibre, se demandant illico «comment on peut être Jaccard»…</p> <p>Situant d’emblée Roland Jaccard dans la mouvance «libertaire», ce qui se discute, l’éditorialiste rappelle plus précisément le climat intellectuel ou mental des années 60-70 en citant une tribune de Gabriel Matzneff datant du 26 janvier 1977, dans <i>Libération,</i> qui prônait la dépénalisation de la sexualité avec les mineurs. 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Echec sur toute la ligne (ou presque )»…</p> <p>Si Jaccard s’accorde cet «ou presque», comme un Georges Haldas le fait à sa façon (peu frivole!) après s’être taxé de nullité, c’est en estimant, à juste titre, que ses livres plaideront pour lui, avec tous les réserves qu’on voudra y trouver, mais en toute liberté accordée à la lectrice et au lecteur. </p> <p>Le nom d’oiseau de Jaccardo figurait sur son siège réservé (genre metteur en scène de cinéma, son rêve) de chez Yushi, rue des Ciseaux , à un coup d’aile de l’Hôtel La Perle jadis offert par Marcel Proust à ses amis Albaret – voisinage qui fait de ce drôle de volatile graphomane un cousin lointain des personnages de <i>La Recherche</i>, entre snobisme germanopratin et goûts bizarres sinon extrêmes, cynisme de façade et (presque) gentillesse.</p> <p>Après la mort de l’écrivain Bergotte, supposé voué au néant de l’oubli, Proust évoque les livres de celui-ci en vitrine, battant des ailes comme des anges, et l’on filera la métaphore au bénéfice du monstre de second rang que figure le Jaccardo, personnage représentatif d’une époque d’eaux basses, son style tant loué par certains n’atteignant pas les cimes d’un Saint-Simon – lequel n’aurait jamais usé du mot poufiasse pour qualifier une femme –, d’un Joubert, d’un Chamfort, d’un Benjamin Constant, d’un Amiel ou d’un Cioran, et pourtant! </p> <p>Pourtant il y a, bel et bien, un écrivain de style chez Roland Jaccard, ou de ton, ou de voix ou de «papatte», comme on voudra. Autant le vain piapia du poseur à la coq, dans sa basse-cour, pouvait insupporter, autant l’écrivain du <i>Monde d’avant</i> nous intéresse en même temps qu’il nous agace, nous charme autant qu’il nous rebute, nous révulse et nous scotche – ou presque…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715245354_no2223couverture1.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="317" /></p> <h4>«La Cinquième Saison. 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Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux. </p> <p>«La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes», lisons-nous dans la sixième nouvelle de <i>Tribus</i>, intitulée <i>Yoav et Maya</i> et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite «foi en la rédemption des hommes» a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le «judaïsme bonhomme» pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre; enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les «faux juifs prosélytes d’Amérique», et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un «judaïsme de la joie», se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...</p> <p>La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs «petites histoires», ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.</p> <p>Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu». </p> <p>Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne… </p> <p>«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. 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Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».</p> <p>Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur»… </p> <p>Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci: «Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Et ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie? 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Un volume en partie « biographique » de la prestigieuse Pléiade, paru en 2009, témoigne à la fois de la reconnaissance et du niveau de qualité et de profondeur d’au moins une trentaine de romans qu’on taxe tantôt, comme l’auteur, de « romans durs », ou de « romans de l’homme ».</p> <p>C’est ainsi que <em>Lettre à mon juge</em><em> </em>ou <em>le balzacien</em><em> Bourgmestre de Furnes</em>, <em>La neige était sale</em>, <em>Les inconnus dans la maison</em>, <em>Feux rouges</em>, <em>Les gens d’en face</em><em> </em>ou <em>L’homme qui regardait passer les trains</em>, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de <em>Crime et châtiment</em><em> </em>de Dostoïevski, si proche à l’inverse de certains romans noirs.</p> <p>Mais qui était Simenon, formidable personnage lui-même de roman sans rien de « policier » ? 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Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de <em>Je me souviens</em>) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.</p> <p>Ainsi fut écrit <em>Pedigree,</em> pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. 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Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir, comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.</p> <h3><strong>Figures de l’humiliation</strong></h3> <p>Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les <em>Écrits intimes</em> de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. </p> <p>Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». 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C’est un peu la version thriller de <em>L’homme sans qualités,</em> dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux insondables profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…</p> <p>Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment, tout ce que symbolisait ce fils d’enfant gâté. Mais Ripley lui-même est un monde, qui suscite de multiples interprétations, comme on l’a vu au cinéma sous les visages successifs du (trop) bel Alain Delon (<em>Plein soleil</em> de René Clément), du plus équivoque Matt Damon (<em>Le talentueux M. 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Pedigree et autres romans, Lettre à ma mère. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p.</p> <p>Montricher. Fondation Jan Michalski. <a href="https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon?fbclid=IwAR3Ew-xfs48NeLbFnoCl5IrdI8zVgeKdFx-fDBVW12ISDz2IntW1ku_xlUQ_aem_ATVpJq1sLpfhRXj1et6ytZQ6Nomt31-UcZpTbfJ3-c1B2nW_hMACFeaichqJ0nvkx6IWLY9oqljQo0SIfin4abOZ">https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon</a></p> <p>Patricia Highsmith<em>. </em><em>Les écrits intimes de Patricia Highsmith</em> (1941-1995)</p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'comment-simenon-et-highsmith-dejouent-les-poncifs-du-polar', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 611, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 3 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 4840, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Quand le trou noir de notre corps donne du sens à l’écriture', 'subtitle' => 'L’infarctus de l’un, et l’AVC de l’autre, ont suscité deux écrits relevant de la meilleure littérature. 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Mais celui qui croyait vivre la mort «seul à seul» en dit assez, ici, pour se trouver justifié par le partage attentif de notre écoute…</p> <h3>Une rêverie scientifico-poétique</h3> <p>Si le retour à la vie – la «ressuscitation» médicale, selon l’expression teintée d’humour du miraculé – de Péter Nádas est en somme celui d’un routier de l’existence qui a une bonne part de sa vie de quinqua derrière lui, il en va tout autrement d’Abel Fleck, le narrateur d’<i>Une singularité</i>, que l’AVC hémorragique frappe dans sa trentaine, et qui, des symptômes moins douloureux en apparence que ceux d’un infarctus, va tirer un «narratif» littéraire plus foisonnant, voire extravagant, développé avec maestria par le jeune auteur en phase avec l’esprit du temps et le vécu de sa génération.</p> <p>Non sans humour, c’est dans un urinoir de boîte de jeunes, à quatre heures du matin, que l’auteur situe la première «révélation» faite au protagoniste de son roman par les commentaires d’un certain Cyril, 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