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On peut passer cent fois sur cette hauteur, peu après La Chaux-de-Fonds, sans se douter que cette grande ferme, vieille d’à peu près trois siècles, a contenu un trésor artistique. La Cibourg est au point de rencontre de trois cantons: Neuchâtel, Berne et Jura. Un personnage hors du commun y a vécu et mérite d’être connu. C’est possible grâce à un livre et une exposition au Musée national suisse de Prangins.



Charles-François Robert, né en 1769 à Renan, à deux pas de là, a bien rempli ses 44 années de vie. Marchand de vins et de divers biens, il se trouvait à la limite de la Principauté de Neuchâtel et à travers l’Evêché de Bâle du Saint Empire, qui devint terre française après la Révolution et l’arrivée de Napoléon. L’habile homme sut tirer parti de cette position. Il importait des vins de Bourgogne et de Franche-Comté, régions qu’il connaissait bien, et les vendait, probablement en contrebande, aux Neuchâtelois intimés alors par décrets de ne boire que leur piquette locale. 

Ce commerçant avait bon goût. Deux ans après son mariage, il se mit en tête d’embellir son séjour, au premier étage de la ferme, occupée au rez par les bêtes et les dépôts de marchandises. On ne sait trop comment il en vint à commander un grand décor de papiers peints, d’un raffinement extraordinaire, sur le thème des Métamorphoses du poète romain Ovide. L’œuvre, fort coûteuse, fut conçue et réalisée à Besançon selon toute vraisemblance. Il en fut fait quelques copies, on ne sait où, mais seule celle de la Cibourg a traversé les siècles, restée dans la famille dudit Robert jusqu’en 1957! Les propriétaires n’en voulaient plus. L’œuvre fut sauvée et déplacée grâce à quelques connaisseurs neuchâtelois, mais longtemps ignorée. Elle est aujourd’hui admirablement restaurée et présentée au Musée national suisse de Prangins. On en sait gré à sa directrice qui, avec toute une équipe, mena à bien ce travail, Helen Bieri Thomson. Le livre publié à cette occasion comporte des informations savantes mais aussi, surprise, une bande dessinée de Fanny Vaucher qui raconte avec légèreté et précision la destinée de l’œuvre et de son commanditaire.

Pourquoi cette histoire nous fascine-t-elle, au-delà de l’intérêt artistique? Charles-François Robert illustre une part du génie suisse. Un audacieux comme il y en eut tant au XVIIIème, au XIXème siècle et plus tard, qui avait le regard large, une énergie infatigable, l’attirance des arts et aussi le sens politique. On le voit, posant avec sa femme, dans un portrait (exposé à Prangins) dû au peintre lucernois Joseph Reinhart. En redingote, avec une cocarde bleu-blanc-rouge au sommet de son bicorne, signe ostensible de son penchant pour la France révolutionnaire et pour la République helvétique voulue par Napoléon. 

Dans son salon de la «Bise noire», le beau nom de la ferme, bien que si proche de la frontière neuchâteloise, on était loin du puritanisme protestant de la Principauté prussienne. Les images inspirées d’Ovide sont certes accompagnées d’une profusion de fleurs innocentes mais les scènes sont lestes, montrant toutes sortes de galipettes, des dames peu vêtues et des hommes joyeusement entreprenants, et aussi d’aimables frôlements entre filles. Ce qui ne choqua guère, semble-t-il, les invités choisis de la Cibourg.

Les Métamorphoses qui ont inspiré cette œuvre étaient en fait un long poème érotique, en quinze livres et douze mille vers, où se retrouvent maints récits mythologiques, où toutes sortes de divinités fraient avec les humains pour leurs plaisirs, leurs souffrances et leurs morts. Le grand Ovide, né 43 ans avant Jésus, connut les honneurs et fréquenta les hauts pouvoirs, mais il poussa trop loin son goût de la liberté et pour avoir critiqué l’empereur Auguste, il dut quitter Rome, relégué sur la Mer noire, à Tomis, ville peuplée de Grecs, l’actuelle Constanza roumaine. Le poète y mourut à l’âge de 60 ans.

«Tout change, rien ne meurt: le souffle vital n'arrête pas de souffler, ici et là, prenant possession à son gré de toutes sortes de créatures différentes; des corps des bêtes, il passe à ceux des hommes, et des nôtres à ceux des bêtes; jamais il ne s'épuise.» Ovide, Les Métamorphoses, Livre XV.

Charles-François Robert connaissait-il tout cela? Mystère. Mais qu’il soit remercié de nous rappeler ce chapitre de la littérature universelle et d’avoir mis sous nos yeux une œuvre artistique majeure du XVIIIème siècle.


«Ovide dans le Jura, l’étonnante histoire d’un papier peint», sous la direction de Helen Bieri Thomson, Editions Livreo/Alphil, 142 pages.

Exposition au Château de Prangins - Musée national suisse, jusqu'au 30 octobre 2022.

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