Culture / Les Mille et un jours de Saki étincèlent de cinglante malice
Puck ou punk, l'insolence à la Saki. Sculpture par Brenda Putnam, 1930, Washington DC.
Sous les dehors d’un dandy super snob au redoutable humour «very british», H.H. Munro (1870 - 1916), alias Saki, était un satiriste tendrement impitoyable, un moraliste apparemment amoral, un tigre de papier fait à tous les feux de la société anglaise puritaine et colonisatrice, à laquelle il tendait le miroir kaléidoscopique de ses féroces nouvelles. Que voici complètes, à quelques exceptions, traduites et présentées avec maestria par Gérard Joulié à l’enseigne de la Bibliothèque de Dimitri.
Le regard terrible d’un enfant sur la société des gens comme il faut, le grain de sel qu’y ajouteraient tel chat doté de parole ou telle loutre aux palmes peu académiques, le dieu Pan moqueur dans son buisson, un dandy à la Oscar Wilde passant par là non sans se dédoubler en joyeux flandrins terreurs des familles, une flopée de tantes guindées comme des oies à binocles, quelques oncles gravement allurés, des militaires revenus des Indes ou en partance pour les tranchées, l’angélique et démoniaque Ariel de Shakespeare, les orphelins de Dickens au fond d’un poétique Jardin où les animaux de Kipling feraient la sieste au long des après-midi de l’enfance éternelle: telles sont les présences volatiles et multiformes qui hantent l’univers enchanteur quoique truffé de pièges et d’embûches d’un des plus réjouissants auteurs comiques qui soient, certes anglais et à outrance mais à la fois «universel» de portée, dans la lignée de Swift en plus smart et faisant en somme le joint entre celui-ci et les modernes Chesterton ou Evelyn Waugh - mais foin de références littéraires puisque c’est au bain moussant et gloussant de la bonne vie que Saki nous invite à nous plonger entre deux garden parties et autres chasses au lapin ou au mot d’esprit…
Un punk à Downton Abbey
Une société hautement organisée, structurée, codifiée à l’extrême dans ses rites et usages, où tout est prévu de la base au sommet, où la loi du groupe est enseignée à son moindre rejeton dès son premier rot: c’est le monde de Saki, qui aurait d’autres castes s’il était indien, d’autres étiquettes s’il était chinois ou français.
Mais la Providence fantaisiste, et parfois même facétieuse, a fait naître Hector Hugh en Birmanie, troisième enfant d’un Inspecteur général de la police impériale indienne, du nom d’Augustus Munro, époux d’une aimante Mary Frances hélas décédée en 1872 à la suite de la charge brutale d’une bête à cornes – cette fin qu’on dirait inventée par son fils aboutissant à la mise en pension de celui-ci en Angleterre, chez une aïeule stricte et de non moins sourcilleuses tantes.
Une éducation très puritaine suffit-elle à faire de vous un dynamiteur des familles et de la société (edwardienne, donc post-victorienne en pas plus cool) du moment? Ce serait exagéré de le prétendre, mais la préfacière de ce volume, Nelly Kaprièlian, a raison de qualifier Saki de punk, pour autant qu’un tel rapprochement avec un mouvement culturel souvent délabré soit intégré à la filiation la plus radicale de l’extravagance anglaise, qui fait du Puck de Shakespeare un punk à la même enseigne que Reginald ou Clovis – deux figures emblématiques de l’insolence à la Saki, surgissant soudain dans un épisode de Downton Abbey…
L’auteur de Sredni Vashtar, chef-d’œuvre de six pages où s’accomplit la vengeance sacrée d’un petit garçon maladif en butte à la haine mesquine de sa cousine et tutrice, l’auteur de Laura, la mourante bien décidée à se réincarner dans une loutre pour ne cesser d’importuner ses proches survivants, l’auteur de La musique sur la colline décrivant ce qui arrive à une écervelée chrétienne se moquant du dieu Pan, relève bel et bien de cette «punkitude» aux paradoxes à la fois provocants et révélateurs, mais tout Saki n’est pas dans cette attaque du conformisme, car H.H. Munro, qui mourra dans les tranchées en 1916, est lui aussi un anglais à part entière, un grand voyageur familier de l’Europe autant que de l’Asie, un observateur à large spectre du monde politique dont il brocarde la langue de bois des «perroquets» dans un hommage charmant au Mowgli de Kipling (Une histoire de la jungle), un polémiste abordant d’innombrable autres thèmes et situations ressaisis et épurés par ses nouvelles – jusqu’à sa désopilante mise en boîte des «adultes responsables» offrant à Noël des jouets éducatifs à leurs mômes qui n’ont de cesse, évidemment de les transformer en armes de guerre…
Bref, et si tout n’est pas du même niveau de densité dans cet immense corpus, sa (re)découverte ne cesse, au degré le plus immédiat, de nous divertir «au coin du feu», non sans nous révéler de multiples nouveaux aspects du talent du conteur et de son esprit critique à la fois débonnaire et impitoyable, défense manifeste d’une douleur remontant à l’enfance et que ravivent les faux semblants – et lire Saki peut alors nous servir, aujourd’hui, de salutaire contre-poison…
«Le parlement infernal. Nouvelles intégrales», Saki, Traduction et avant-propos de Gérard Joulié, préface de Nelly Kaprièlian, Editions Noir sur Blanc, («La Bibliothèque de Dimitri»), 842 pages.
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Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes», lisons-nous dans la sixième nouvelle de <i>Tribus</i>, intitulée <i>Yoav et Maya</i> et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite «foi en la rédemption des hommes» a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le «judaïsme bonhomme» pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre; enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les «faux juifs prosélytes d’Amérique», et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un «judaïsme de la joie», se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...</p> <p>La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs «petites histoires», ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.</p> <p>Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu». </p> <p>Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne… </p> <p>«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. Un endroit où Dieu me semblera heureux»...</p> <p>Dans la nouvelle intitulée <i>Le jour du colonel</i>, ce jeune caporal-chef chargé de conduire une juge militaire au procès d’un colonel dégradé représentant «le patron de ce qui restait de l’opposition parlementaire», taxé d’antisémitisme et de trahison par le Premier ministre et qui se suicidera le soir même – cet Avroumchik a perçu la nouvelle violence plombant la capitale de l’Etat hébreu, «une violence qui échappait au sens commun de la violence tribale, économique ou sociale, ici la violence était divine, il n’en doutait pas un instant, une justice sans miséricorde, une violence de la radicalité». </p> <p>Et le vieux Ravi, le cœur à gauche et l’âme en lambeaux, de formuler son propre désespoir dès la première nouvelle de <i>Tribus</i> et dans son épilogue: «Lui qui était, aux yeux de la communauté séfarade, lorsqu’il portait encore l’uniforme, un symbole de fierté, était devenu à sa retraite et depuis son remariage avec Nava, la cible préférée des prêcheurs des synagogues orientales. 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Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils». </p> <h3>Des prénoms et des noms, des visages et des voix</h3> <p>Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby (qui avait tout pour réussir et en a été empêché), ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de <i>Haaretz</i>, pas de soucis les amis: vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et «tout ça» qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…</p> <h3>Par delà l'horreur, la vie</h3> <p>La composition des douze nouvelles de <i>Tribus</i> a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».</p> <p>Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur»… </p> <p>Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci: «Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Et ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie? 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. 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De <em>Pedigree</em> à la <em>Lettre à ma mère</em>, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.</p> <h3><strong>Quand le « je » devient « il »</strong></h3> <p>Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...</p> <p>Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…</p> <p>À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. 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Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir, comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.</p> <h3><strong>Figures de l’humiliation</strong></h3> <p>Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les <em>Écrits intimes</em> de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. </p> <p>Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche… </p> <p>Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierres où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.</p> <p>Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.</p> <p>On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.</p> <p>Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. 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Condamné à mort une première fois, puis libéré, exilé en Italie, voyageant de là en France où il se livra au journalisme, il revint en Russie dès 1916, adhéra à la Révolution de Février, mais s'éleva contre celle d'Octobre et, en 1919, passa une nouvelle fois à deux doigts de la mort, séjournant quelque temps dans la sinistre fosse du «vaisseau de la mort» de la Loubianka (prison de la Tchéka) qu'il décrit dans les deux livres auxquels le lecteur de langue française a désormais accès: <i>Saisons</i>, son autobiographie, et <i>Une rue à Moscou. </i></p> <p>Expulsé d'Union soviétique en 1922, réfugié à Paris jusqu'en 1940, puis finissant ses jours dans une petite maison située au cœur de la France occupée, Michel Ossorguine semble n'avoir gardé aucun ressentiment à l'égard d'un régime qu'il a certes combattu, acceptant comme une composante de l'âme et de l'histoire de son peuple bien-aimé le dernier état, catastrophique, de la révolution trahie.</p> <p>Aussi peu marxiste que peut l'être un individualiste ennemi des systèmes simplificateurs, ayant éprouvé la vérité de ses opinions au trébuchet de l'expérience et des souffrances humaines, il nous a laissé, avec <i>Une rue à Moscou</i>, le témoignage artistique le plus extraordinaire qui soit sans doute, recouvrant la période de 1914 aux années 1920 – exceptionnel en cela qu'il prend le parti des humains contre celui des idées, celui des destins particuliers contre celui des concepts abstraits.</p> <h3>Une journée merveilleuse</h3> <p>Roman de presque cinq cents pages serrées divisé en tout petits chapitres, <i>Une rue à Moscou</i> s'ouvre sur une merveilleuse journée, dans la maison d'angle d'une ruelle connue sous le nom de Sivtzev Vrajek, domicile d'un vieil ornithologue savant, célèbre dans le monde entier pour ses travaux. </p> <p>C'est le temps du retour des hirondelles, et la délicieuse Tanioucha, petite-fille du professeur, apparaît à la fenêtre, qui va éclairer de son sourire jusqu'aux pages les plus tragiques du livre. Le soir, tout un monde d'amis et de connaissances afflue dans la maison de Sivtzev Vrajek – que l'auteur nous présente d'emblée comme le centre de l'univers –, l'on converse et l'on écoute les dernières compositions d'un musicien de grand talent, Edouard Lvovitch.</p> <p>Il y a là un étudiant ratiocineur, l'une des premières victimes de la guerre toute proche, un savant biologiste, le jeune Vassia préparateur à l'université, un jeune officier plein d'avenir (et l'on verra duquel!) du nom de Stolnikov, la grand-mère Aglaya Dmitrievna, et bien d'autres personnages encore que nous suivrons dans leur destinée.</p> <p>De fait, tandis qu'Edouard Lvovitch exécute au piano son improvisation sur le thème du «Cosmos», la vie, elle, poursuit son œuvre féconde et destructrice à la fois. 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A en croire Michel Ossorguine, qui en parle assez longuement dans <i>Saisons,</i> ce ne sont pas les historiens brassant leurs papiers poussiéreux qui nous renseigneront les mieux. Le «bruit du temps», dont parle Ossip Mandelstam, n'est pas à écouter dans les bibliothèques ou les archives, mais c'est dans la rue, dans les cours intérieures des maisons, dans les trains et sur les places qu'il faut lui prêter l'oreille. 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Quant aux gens bornés, ils parlaient de simple duperie, ce qui était injuste: la duperie était très compliquée et grandiose…»</p> <p>Plus compliquée et plus grandiose, encore, car née du peuple, et non plus seulement orchestrée par les puissants de ce monde, sera la duperie de la Révolution, et la vision qu'Ossorguine nous en donnera, multipliant les points de vue, saura nous apprendre, par le détail, à replacer chaque élan légitime et chaque erreur dans le contexte dramatique d'alors: «Des deux côtés, il y avait des héros, des cœurs purs, des sacrifices, des hauts faits, de l'endurcissement, une noble humanité non livresque, de la cruauté bestiale, la crainte, les désillusions, la force, la faiblesse, le morne désespoir. Il eût été beaucoup trop simple, et pour les survivants et pour l'histoire, qu'il existât une vérité unique ne combattant que contre le mensonge. Car il y avait deux vérités et deux honneurs luttant l'un contre l'autre. 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Si toutes les classes sociales ne sont pas représentées par Ossorguine (point de bourgeois ni d'aristocrates, par exemple), il nous invite néanmoins à suivre les faits et gestes d'une poignée de braves gens, parmi lesquels il s'en trouvera de plus vulnérables que les autres – ou de moins chanceux, tout simplement –, qui succomberont à la première vague d'événements.</p> <p>Il en va ainsi du beau Stolnikov, les jambes sectionnées par un obus, homme-tronc monstrueux qui finira par se jeter du haut d'une fenêtre; et d'autres qui, lors des années de famine, «s'arrangeront» comme ils pourront avec le nouveau régime, tel le misérable Zavalichine, devenu bourreau de la Tchéka en sorte de toucher de plus abondantes rations.</p> <p>Or Michel Ossorguine ne juge pas, et n'accuse jamais. Ce n'est pas «omnitolérance» de sa part, car on sent bien la sourde colère qu'il entretient à l'endroit des «grosses légumes», mais cela participe bien plutôt de son choix de décrire et d'expliquer le sort et les réactions d'une humanité moyenne prise dans un engrenage qui la dépasse.</p> <p>C'est là justement que réside l'immense intérêt d'<i>Une rue à Moscou</i>, sans compter la foison de détails observés par l'auteur. Le roman s'achève, après l'audition de l'Opus 37, dernière œuvre d'Edouard Lvovitch dans laquelle le génial musicien (on pense à Chostakovitch) concentre les aboutissants de la tragédie: «Le sens du chaos est né. 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