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Après George Orwell, Doris Lessing et Ian McEwan, entre autres, Kazuo Ishiguro emprunte à son tour les voies de la conjecture rationnelle avec «Klara et le soleil», très étonnant roman d’apprentissage d’une androïde dont les qualités de cœur et d’esprit n’ont rien à envier aux humains qui en ont fait l’acquisition.



On se croirait d’abord dans un livre pour enfants, tant le récit de Klara, dans la vitrine du magasin où elle a été disposée, à côté de son amie Rosa, par la gérante du lieu précisément nommée Gérante, s’amorce en douceur et dans la plus immanente simplicité, à ras la description… 

On comprend aussitôt que Klara fait partie d’un lot d’androïdes à vocation d’AA (Amis Artificiels), qu’elle s’est déjà distinguée, aux yeux de Gérante, par de remarquables qualités d’observation et de mémorisation, et que son souci est d’acquérir le plus d’informations utiles à sa future fonction.

D’où son attention à tout ce qui se dit autour d’elle, à tout ce qu’elle voit hors du magasin par la vitrine, à tout ce qu’elle lit dans les magazines qu’il y a à portée d’yeux – tout cela en s’efforçant de recevoir le plus possible de «nutriments» solaires, pour elle vitaux, même si le soleil ne fait que passer assez haut au-dessus des immeubles avant d’aller se reposer elle ne sait trop où, à l’autre bout de la rue ou, plus tard, dans une grange où elle l’a vu disparaître en fin de journée… 

Si Klara découvre le monde avec son regard parti de rien – elle a passé de l’usine au magasin sans transit par aucune école –,  il en va de même du lecteur qui découvre le monde par les yeux de Klara, avec des moments où, le réel se compliquant aux yeux de l’androïde, son cerveau décompose la chose vue par le truchement de boîtes séparées dans l’espace-temps – vous suivez au fond de la classe?

Bref, et la psychologie de Klara s’affinant avec l’apparition d’une jeune fille un peu boiteuse mais visiblement attirée par l’AA dans sa vitrine, l’on passe à ce qui pourrait être un roman  pour ados avec une relation «à la vie à la mort» entre deux jeunes filles. Mais non, c’est bien ailleurs que l’auteur des fameux Vestiges du jour nous entraîne, nous plongeant dans un monde très étrange qui n’est autre que le nôtre…   

De la SF sans gadgets mais non sans vertiges

Plus on avance dans la lecture de Klara et le soleil, et moins on est en mesure de classer ce récit déroutant dans aucune case, même s’il touche parfois au fantastique ou au réalisme magique et, bien entendu, aux thèmes de la science-fiction, à commencer par la robotique chère à un Isaac Asimov.

Rien pourtant n’est précisé, à cet égard, sur les composants technologiques, l’apparence physique ou le fonctionnement de la charmante androïde, dont on sait juste qu'elle n'a pas d'odorat. Ce qui est sûr, c’est que son «programme» lui permet d’assimiler toutes les nuances, subtilités et autres aberrations logiques du comportement humain, sans rien perdre de sa bienveillance fondamentale d’Amie.

Ce n’est pas déflorer le secret de cette lecture que de préciser, en bref, que Klara a été achetée par Chrissie, la mère de la jeune Josie, laquelle a tout de suite «flashé» à la vue de l’AA dans sa vitrine; que Klara s’est tout de suite investie dans sa fonction à valeur thérapeutique – Josie étant affectée d’une maladie assez mystérieuse; que les relations de Josie et Klara se sont un peu compliquées, au quotidien, quand le jeune Ricky est apparu, et que tout ce qui semblait simple se révèle de plus en plus complexe, jusqu’au vertige quand la mère de Josie, craignant de perdre sa fille, révèle à Klara qu’elle l’a achetée pour remplacer la disparue «à l’identique»…

Les révélations du regard «autre»…

Si le monde que découvre Klara ressemble «presque» en tous points au nôtre, certains indices sont là pour entamer notre certitude de nous trouver en pays de connaissance, et par exemple le fait que le jeune Ricky n’a pas été «relevé».

Que cela signifie-t-il? Klara ne semble pas s’en étonner, mais la lectrice et le lecteur butent ici sur un mystère, comme ils en viennent à se demander dans quel pays et à quelle époque se passe ce récit. Dans quelle sorte de société tel ou tel personnage peut-il être dit «relevé». Pourquoi, dans cet univers-là, certains individus, «relevés» ou non, genre petits merdeux jeunes et cons (pour faire court) traitent-ils immédiatement Klara comme une esclave ou une poupée juste bonne à être jetée par terre pour épater les potes, et pourquoi Ricky, déclaré «relevé», s’oppose-t-il à ces imbéciles alors que Klara elle-même, sans répondre à leur agressivité se borne à constater celle-ci comme une donnée de plus à stocker?

La réponse découlera de votre lecture. Ce qui est avéré, c’est que, comme le Huron de Montesquieu, Klara fait office, avec son regard «décalé», de révélateur…

Des androïdes plus humains que nature…

Après le mémorable Adam d’Ian McEwan, protagoniste d’Une machine comme moi (Gallimard, 2019), la Klara de Kazuo Ishiguro propose un nouvel avatar des dernières avancées de la recherche en matière d’intelligence artificielle et de fantaisie littéraire, dans une configuration affective et sociale différente, mais avec une parenté frappante dans le regard, tendre et finalement voilé de mélancolie, des deux écrivains sur leurs «machines» animées par ce qu’on pourrait dire le «logiciel Bienveillance».

Rien pour autant de niaisement «positif» dans la foncière bonne volonté des deux androïdes, même s’ils prolongent une tradition de la SF qui prête plus de sagesse aux artefacts humains qu’à leurs concepteurs. Contrairement à la créature bricolée en sept jours par le Dieu de la Bible, ces personnages ne sont pas faits à l’image de leurs créateurs mais plutôt conçus dans la visée idéale d’une vie fondée sur la sympathie. On peut rêver…

Hélas, l’ange passe, qui finira tantôt à la casse, tandis que le «trop humain» reste ce qu’il est…


«Klara et le soleil», Kazuo Ishiguro, traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch, Editions Gallimard, 384 pages.

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