Culture / Le cauchemar de la numérisation
"Gas", Edward Hopper, 1940.
Avec son roman «A pied d'œuvre», Franck Courtès s’impose comme un Ian Levison à la française, un Zola du XXIème siècle. Ce récit à la fois très intime et très social est le témoignage d'un photographe qui renonce à son métier par dégoût de la numérisation et de l'exploitation de son travail artistique à des fins commerciales pour se vouer à l'écriture et qui, ce faisant, découvre la précarité inhérente à cette activité. Car si cette passion réclame énormément de temps, elle ne nourrit pas son homme, contrairement à l’idée que s’en fait le grand public. Même quand on a, comme Franck Courtès, l’honneur et le privilège d’être publié chez Gallimard.
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Mais plus lucide que beaucoup de ses compatriotes, Primitivo ne tombe pas dans l’illusion que son départ a suscité au pays la même nostalgie que celle qu’il nourrit pour son lieu d’origine et qu’il serait accueilli comme le Messie en cas de retour. Premier, il l’est aussi dans l’ordre de préférence, vu qu’une amitié singulière liait l’adolescent et le vieil homme. Lequel a soutenu le narrateur dans la transition difficile entre le cocon de l’école et le monde rude et éprouvant des chantiers.</p> <p>Primitivo a aussi initié Charly à la poésie, en lui montrant qu’elle n’est pas aussi inaccessible qu’on pourrait le craindre. Un autre homme va ensuite l’amener à revenir sur les préjugés qu’il entretenait cette fois à l’égard de la religion. En effet le prêtre qui a demandé à le rencontrer pour préparer la cérémonie ne correspond pas du tout à l’idée qu’il s’en était faite et va contribuer par son ouverture d’esprit à le réconcilier avec le catholicisme. 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Sa vie de photographe l’avait habitué à la notoriété, mais aussi à l’aisance matérielle. En y renonçant au profit de la littérature, Franck Courtès découvre une autre réalité: «Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune». Une fois ses à-valoir épuisés, il se voit contraint de subvenir à ses besoins et s’aperçoit que ses qualifications ne valent rien sur le marché de l’emploi: «Je me fais penser à ces animaux de zoo que l’on relâche dans la nature, bien en peine de trouver de quoi se nourrir.»
Seuls les petits boulots alimentaires lui semblent à sa portée. Il les trouve sur une plateforme numérique qui met en relation des prestataires à la recherche de revenu et des clients à la recherche de main-d’œuvre corvéable. «Ces plateformes, explique l’auteur, jouent sur la sous-enchère salariale en mettant les travailleurs en concurrence les uns contre les autres. Elles sont à Uber, la plus connue d'entre elles, ce que les accordéonistes dans le métro sont aux concertistes d'opéra». Elles ont donc aussi pour effet d’isoler les travailleurs et de les priver ainsi de tout moyen de se syndiquer.
Régies par des algorithmes, ces plateformes numériques obligent l’utilisateur à accepter n’importe quel job à n’importe quel prix, s’il veut ensuite améliorer sa visibilité et avoir une chance d’en décrocher de plus intéressants. Elles vont même jusqu’à lui faire payer l’accès au travail. Les clients peuvent y obtenir toutes sortes de services près de quarante fois moins cher qu’en recourant à une entreprise spécialisée. Ils n’ont pas forcément conscience qu’ils sont en train de démanteler tout le filet de sécurité sociale. Ce qui rend un tel système possible, c’est aussi la manne inépuisable de personnes déclassées, prêtes à tout pour survivre.
L’auteur ne s’est pas mis dans la peau d’un travailleur précaire dans l’intention d’en faire un livre; il en est devenu un par envie ou par besoin de dégager du temps pour écrire. L’expérience a duré des années. L’idée de décrire son quotidien de manœuvre est venue après coup, au fil des expériences accumulées.
A pied d'œuvre est donc aussi l’histoire d’un déclassement social. Celle d’un bourgeois qui bascule dans l’extrême précarité, sans pour autant réussir à se percevoir comme un nouveau pauvre, mais plutôt comme «un riche sans argent»: «deux ou trois cents euros par mois, ce n’est pas la misère, néanmoins on commence à en avoir une vue bien dégagée». C’est le témoignage d’un homme prêt à tous les sacrifices pour continuer à écrire. Quitte à se priver de chauffage et de nourriture. Quitte à endurer l’incompréhension de son entourage et la honte de sa nouvelle condition. Et qui découvre par hasard, en s’adonnant à cette passion, un monde parallèle où les codes du travail n’ont plus cours. Au point qu’il n’est même pas nécessaire de montrer son permis de conduire pour faire le taxi clandestin. Tant qu’on le fait à des prix imbattables et en endossant tous les risques.
Rejeté par son milieu, mais étranger à celui qu’il côtoie désormais, le narrateur se contente d’observer ses compagnons d’infortune à distance. Comme eux, il se réfugie dans un bar miteux dont le seul attrait est qu’on y échappe au regard jugeant des autres.
«Il règne à l’intérieur de ce bistrot une atmosphère d’échec que rien dans la décoration ne vient sauver. La valeur de ce café sinistre tient au fait qu’il ne ment pas. La vérité éclate, crue.»
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«A pied d'œuvre», Franck Courtès, Editions Gallimard, 192 pages.
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