Culture / John Cassavetes, cinéaste de la singularité
Collection Cinémathèque suisse. Tous droits réservés.
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Une superbe rétrospective est visible à Lausanne jusqu’au 28 février. Le beau livre de Ray Carney, «Cassavetes par Cassavetes», publié aux éditions Capricci avec le soutien des Cinémathèques suisse et française, honore parallèlement l'œuvre du cinéaste étasunien indépendant, un des réalisateurs les plus originaux et avant-gardistes du siècle dernier.
D'origine grecque, John Cassavetes est né à New York en 1929. Il débute au cinéma comme acteur et se fait connaître par ses rôles dans les films Edge of the City, Dirty Dozen et Rosemary's Baby. Rapidement, il déploie aussi son talent au scénario et à la mise en scène. Avec d'autres réalisateurs, scénaristes et acteurs, à l'instar de Peter Bogdanovich et Shirley Clark, il préside à l'avènement du film d'auteur étasunien. Autoproduit, Shadows (1959) incarne ainsi un genre complètement nouveau. Le film campe Benny, un jeune homme révolté, sensible sur son identité afro-américaine, qui s'efforce de jouer de la trompette de bars en bars. Il arpente les rues de Greenwich Village et de Broadway, avec ses amis Dennis et Tom, tout en acceptant des compromis pour vivre de son art. La caméra est au service de l'inattendu, de l'imprévu, en conformité avec une méthode de tournage basée sur l'improvisation, laquelle est affirmée comme un principe par un carton au générique du film. Cependant, l’improvisation n'est pas un objectif en soi. Chez Cassavetes, elle concerne moins les dialogues que «les inventions et les découvertes émotionnelles de l’acteur», comme le souligne très justement Carney.
Le film d'auteur étasunien prend naissance à plusieurs sources. Il est également porté par l’Actors Studio. Cette organisation associative consacrée à l'art dramatique est fondée en 1947 à New York. Elle fournit un terrain d'expérimentation en dehors du cadre rigide des règles qui régissent alors l'écriture du scénario, la réalisation et le jeu d'acteurs du cinéma commercial. La première génération de ces réalisateurs, comme Mike Nichols, Sydney Lumet, Arthur Penn et Sydney Pollack ont participé à l'Actors Studio. De nombreux acteurs qui devinrent des célébrités dans des films indépendants ou des films dits du «nouvel Hollywood» comme Ben Gazzara, Gene Hackman, Estelle Parsons, Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Jack Nicholson, Robert DeNiro et Ellen Burstyn ont aussi pris part à ce mouvement.
Les rapports de Cassavetes avec Hollywood ne sont pas inexistants. Il y tisse des amitiés durables, notamment avec Don Siegel et Robert Aldrich. En 1980, il réalise pour satisfaire au vœu de son épouse et de sa muse, Gena Rowlands, qui souhaite incarner un rôle de femme forte, pour la major Columbia le film Gloria. Ce sera son opus le plus classique en terme de narration et le plus conventionnel en termes de mise en scène. Bien abouti, ce travail de commande le rattache à la tradition de grands cinéastes américains, le plus souvent cité étant Frank Capra. Les films de ce dernier ont marqué l'enfance new-yorkaise de Cassavetes. Ils ont contribué à façonner sa stature d'«Homme de la rue» (1942). Le jeu dépourvu de tout sentimentalisme de Gena Rowlands dans le rôle de Gloria, une call-girl liée à la mafia, rappelle celui de Marlene Dietrich, que l'actrice porte en admiration depuis toujours.
S'opposer à l'establishment hollywoodien
Cependant, la vie personnelle autant que la filmographie de John Cassavetes – les deux étant très étroitement liés – incarnent une opposition radicale à l'Establishment d'Hollywood. Cassavetes mène un combat en faveur du rêve, pour la véracité émotionnelle et l'expressivité singulière des individus. Son cinéma repousse les limites sociales et psychologiques. Il contredit la narration traditionnelle et va à l'encontre des conventions prescrites par le cinéma commercial. Il donne de la classe moyenne américaine une image nouvelle et inattendue. Sa vision des Etats-Unis, à fois comique et inquiétante, marque profondément les esprits.
Dans A Child is Waiting (1963), Burt Lancaster joue le rôle d'un directeur d'institution pour handicapés mentaux et enfants émotionnellement perturbés. Judy Garland campe le rôle d'une nouvelle enseignante qui remet en cause ses méthodes. Les conceptions libertaires de John Cassavetes l'entraînent dans un conflit insoluble avec le producteur Stanley Cramer. Ce dernier préconisait une approche traditionnelle et prudente du sujet traité. Il décide de mettre un terme immédiat à leur collaboration.
L'anticonformisme, la liberté de ton, l'intensité, l'inquiétude et l'ironie marquent le cinéma de Cassavetes. Il explore les profondeurs de l'âme et en particulier l'amour, qui renvoie souvent les protagonistes à une solitude fondamentale car intrinsèque à l'existence humaine (Faces, A Woman under The Influence, Opening Night, Lovestreams).
Proximité et exigence
L'approche artistique de Cassavetes est particulièrement exigeante. Ce fait contribue certainement à expliquer pourquoi le matériau de ses films est presque toujours puisé dans sa propre vie. La prise de risque matérielle et psychologique est collectivement assumée par une tribu inséparable d'amis, acteurs (Gena Rowlands, Ben Gezarra, Peter Falk) et techniciens (Sam Shaw, Al Ruban), qui s'est formée peu à peu et l'accompagne tout au long de sa filmographie.
Tous les acteurs de Faces (1968) étaient ainsi, par exemple, proches de Cassavetes. En dehors de Gena Rowlands, John Marley et Val Avery, des acteurs déjà confirmés, les autres comédiens étaient tous des amis à lui au chômage, dont les carrières stagnaient ou peinaient à démarrer. La maigreur du budget à disposition pour ce film nécessitait de trouver des lieux de tournage gratuits sans devoir demander d'autorisation. Les principaux décors furent la maison de la mère de Gena Rowlands et la maison du couple Cassavetes/Rowlands. Cassavetes ne renoncera jamais à utiliser son domicile privé pour décor. La plus grande partie de la deuxième version de Shadows est tournée dans son appartement à New-York. Cinq de ses autres films auront des scènes tournées dans sa maison d'Hollywood Hills. Ray Carney compare le tournage de Faces «à une réunion de famille légèrement dissipée, avec ses oncles grincheux et ses cousins excentriques». Et de préciser: «Chacun avait la possibilité d'être soi-même. On empêchait personne de se comporter comme il le voulait. Cassavetes aimait le bruit, le monde, les disputes, les épreuves de force, et sur un plan plus large, ses tournages étaient une tentative de recréer les réunions de famille, bruyantes, turbulentes de sa jeunesse. Il aimait les fêtes, organiser les fêtes, avec un goût sans limite pour la vie et la diversité des personnalités, des humeurs et des tempéraments. Il appréciait d'être entouré d'une foule de gens, et les aimait tous dans leurs particularités – pas malgré, mais du fait de leur singularité. Il se refusait à les juger, quelques différents qu'ils puissent être de lui. Tout cela transparaît dans le processus même de ses films».
Cassavetes était témoin de l'encadrement extrêmement contraignant des acteurs à Hollywood. L'impératif de productivité économique, de standardisation des goûts et des opinions qui prévaut dans l'industrie du film commercial entrave la spontanéité et la créativité des acteurs. Le cinéaste s'attache au contraire à exprimer la diversité et l'authenticité des émotions humaines, ce qui explique la grande liberté qui prévaut dans ses tournages. Les acteurs évoluent avec lui par l'improvisation au sein d'un espace d'exploration psychologique et physique (scénique) inhabituellement grand. Cassavetes voulait amener les acteurs à être au plus près d'eux-mêmes. Il les poussait à s'investir profondément dans les mots et les répliques qu'ils prononçaient. Leurs visages filmés en gros plan devaient refléter leur nature profonde. On trouve très peu de scènes d'extérieur dans son cinéma. Il favorise le huis clos, que ce soit dans un appartement, une discothèque ou les coulisses d'un théâtre. Par des cadrages rapprochés, sa caméra capture l'expressivité des visages. Il accorde aussi aux corps – jetés, ballotés, tiraillés – une importance primordiale.
Tout comme Faces, Husbands (1970) s'intéresse aux relations de couple et thématise le conformisme, les faux semblants, l'ennui et la duplicité. Le film évoque aussi les contradictions et les errements des êtres humains empêtrés au sein de leurs relations affectives. Suite au décès soudain de leur ami Stewart Jackson, trois quadragénaires de la bourgeoisie de Long Island s'engagent pendant quelques jours dans une escapade d'adolescents. Leur périple les conduit dans un bar de New York où les beuveries sont interminables jusqu'à Londres, où ils vont dépenser leur argent dans un casino, puis séduire des femmes qu'ils entraîneront dans leur chambre. Sans presque jamais que le nom de leur ami défunt ne soit évoqué, Harry (Ben Gezarra), Archie (Peter Falk) et Gus (John Cassavetes) feront face à la fin d'un monde, à la fin d'une durée, celle de leurs existences bien cadrées et maîtrisées, entre couples se dirigeant vers la vieillesse. C'est pourquoi, ils vivront des choses à la fois banales et inattendues, comme si tout cet épisode était à la fois la dernière et la première expérience pour eux. L'originalité d'Husbands est liée à la façon dont Cassavetes filme les protagonistes ainsi qu'à sa manière d'étirer et de suspendre le temps du récit. Ainsi parvient-il à exprimer la solitude irréductible des êtres. Ce suspense résonne avec l'attente d'un bouleversement à venir. Il se manifeste moins par une action que par des signes annonçant le basculement des personnages vers une crise, que les rotations chaotiques de la caméra, tout comme le son, et les dialogues presque inaudibles, semblent accompagner.
Mise en danger
Les films de Cassavetes peuvent s'interpréter comme une bataille entre l'être et le paraître. Opening Night a pour thème l'hypocrisie. La comédienne Myrtie Gordon (Gena Rowlands) ne peut plus supporter d'étouffer ses émotions et ses sentiments. Elle mêle de plus en plus sa vie privée à la pièce de théâtre dans laquelle elle joue (dans le film). Sa quête de vérité s'avère extrêmement périlleuse. Les relations avec le metteur en scène et la troupe s'enveniment. La pièce est un échec total.
Les personnages des films de Cassavetes souhaitent s'extraire des contraintes sociales et affectives pesant sur eux. Ils aspirent au rêve ou à une modalité différente d'être au monde. A l'instar de Mabel du judicieusement nommé A Woman under the Influence, leur excentricité, voire leur folie, rend leur rencontre avec le réel particulièrement abrasive. Ils semblent vouloir se détacher d'une emprise, que ce soit celle du mariage (Faces, Husbands, A Women under the Influence), ou celle des parents et des enfants (Minnie and Moskowitz, Lovestreams).
Avant de réaliser Love Streams, son dernier chef d’œuvre, Cassavetes fait un retour par le théâtre.
Après l’avoir racheté et retapé de ses mains pendant plusieurs mois avec des amis, il adapte une pièce de son ami Ted Allen au Center Theater de Los Angeles. L’entrée est fixée à 2,5 dollars. Le but n’est pas de plaire aux spectateurs. Très longue, la pièce sert surtout de terrain de jeu et champ d’expérimentation pour lui et ses amis comédiens. Compte tenu de son intransigeance, Cassavetes peine à trouver des producteurs pour son prochain film. Martin Scorsese, qu’il avait aidé des années plus tôt et dont la carrière connaît un succès commercial inversement proportionnel à la sienne, refuse de produire son prochain projet.
Finalement financé par deux producteurs israéliens lui laissant une grande marge de manœuvre, Love Streams est mal accueilli par la critique aux Etats-Unis. Cependant, il est couronné par un Ours d’or au Festival de Berlin. Le dernier chef-d’œuvre de Cassavetes met en scène un écrivain à succès, allant de femme en femme, qui ne trouve le repos qu’auprès de sa sœur, elle-même incapable d’incarner l’épouse et mère modèle de la classe moyenne aisée. On y trouve de nombreux motifs et thèmes de ses films précédents, comme l’isolement et le désarroi émotionnel (Too Late Blues et Opening Night), la relation amoureuse et l’aliénation au sein du couple (Minnie and Moskowitz, Husbands), l’intensité émotionnelle d’une femme qui confine à la démence (A Woman under the Influence), le monde mystérieux et dépravé de la nuit (Murder of a Chinese Bookie) et les rapports ambivalents entre parents et enfants (Gloria). La vie de Cassavetes laisse des traces dans tous ses films et vice-versa. Love Streams, comme ses opus précédents, est fortement autobiographique. L’isolement émotionnel que subissent les personnages de Robert et Sarah est proche de celui que le réalisateur a vécu à de nombreux moments dans sa vie. Leur recherche désespérée d’amour et d’équilibre ressemble fortement à la sienne. Très attaché à sa famille, Cassavetes déclara qu’il s’était particulièrement identifié à la solitude de deux héros de Love Streams en raison de la perte récente de ses parents.
Toutefois, comme il l’avait fait remarqué au sujet de Faces et de A Women under the Influence, la tristesse des personnages n’amoindrissait pas la force du thème de l’amour. A propos de Love Streams, il déclara en effet: «C’est curieux, mais ce n’est pas un film pénible à regarder. C’est un film plaisant. Au moins pour moi, il me fait dire que la vie vaut la peine d’être vécue. Je pense que les gens passent leur vie à essayer de trouver quelque chose qui les rendra heureux. Ce film traite d’une lutte, de la difficulté à être heureux, mais tous ces gens, étrangement, vivent leur vie avec l’amour en toile de fond. La douleur est celle de la perte de l’amour, rien de plus».
Accoutumé à l’alcool tout comme le personnage qu’il y incarne, John Cassavetes décédera quelques années après la sortie de Love Streams à l’âge de 59 ans d’une cirrhose du foie. En dépit d’un état de santé très déclinant, ses dernières années de vie auront été marquées par une créativité débordante. Il s’investit dans plusieurs projets filmiques et théâtraux et il travaille sur plusieurs dizaines de scénarios.
L’empathie est centrale pour Cassavetes. Les personnages de ses films autant que le réalisateur lui-même développent une capacité à faire leur et à intégrer les expériences des autres. Les idéaux de beauté, d’héroïsme, de pureté ou de vertu sont absents de son cinéma. Sur le plateau, il pouvait être très dur avec ses actrices et ses acteurs. Par ce comportement, il espérait bouleverser leur certitude. Il voulait les aider à développer leur volonté et désir de s’exprimer. Seule l'expression de la singularité individuelle permettait d’après lui d'atteindre une certaine vérité de portée universelle.
Cassavetes pensait que la valeur de l’œuvre d’un cinéaste ne pouvait pas se mesurer financièrement. Il avait l’habitude de pester contre les avocats et les comptables d’Hollywood et leur logique mercantile. A la fin de sa vie, il se confia notamment en ces termes à Ray Carney: «C’est un territoire très dangereux quand vous êtes en position de ne faire des films que si vos profits sont de gros profits. Cela fait vingt ans que je fais des films et aucun n’a vraiment rapporté d’argent. Mais personne au monde ne pourra dire qu’on a pas réussi. Et c’est la plus belle chose que j’aie jamais ressenti de ma vie».
Un beau livre pour transmettre la passion inextinguible de Cassavetes
L'édition française de Cassavetes par Cassavetes sort dix-neuf ans après sa parution aux Etats-Unis. Premier beau livre publié par Capricci, c'est une traduction de l'ouvrage de Ray Carney, professeur de cinéma et critique de l'Université de Boston, bien connu pour défendre une version complexe et exigeante du septième art américain. Carney est le spécialiste le plus connu internationalement de Cassavetes. Aussi auteur de monographies sur Frank Capra, Carl Theodor Dreyer et Robert Bresson, il est engagé dans une démarche biographique et filmique extrêmement fouillée de long cours. Carney s’est entretenu régulièrement avec le réalisateur pendant les dernières années de sa vie. Il nous plonge dans l'univers du réalisateur en contextualisant et complétant les propos retranscrits, ou en débattant de ses trouvailles et intuitions. Le tout forme pas moins de 560 pages magnifiquement illustrées par d'innombrables photographies dans une langue très vivante et bien traduite.
Rétrospective John Cassavetes, Lausanne, Cinémathèque suisse, jusqu'au 28 février.
«Cassavetes par Cassavetes», Ray Carney et John Cassavetes, Editions Capricci, 560 pages.
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Sa vision des Etats-Unis, à fois comique et inquiétante, marque profondément les esprits.</p> <p>Dans <i>A Child is Waiting </i>(1963), Burt Lancaster joue le rôle d'un directeur d'institution pour handicapés mentaux et enfants émotionnellement perturbés. Judy Garland campe le rôle d'une nouvelle enseignante qui remet en cause ses méthodes. Les conceptions libertaires de John Cassavetes l'entraînent dans un conflit insoluble avec le producteur Stanley Cramer. Ce dernier préconisait une approche traditionnelle et prudente du sujet traité. Il décide de mettre un terme immédiat à leur collaboration.</p> <p>L'anticonformisme, la liberté de ton, l'intensité, l'inquiétude et l'ironie marquent le cinéma de Cassavetes. Il explore les profondeurs de l'âme et en particulier l'amour, qui renvoie souvent les protagonistes à une solitude fondamentale car intrinsèque à l'existence humaine (<i>Faces, A Woman under The Influence, Opening Night, Lovestreams</i>).</p> <h3>Proximité et exigence</h3> <p>L'approche artistique de Cassavetes est particulièrement exigeante. Ce fait contribue certainement à expliquer pourquoi le matériau de ses films est presque toujours puisé dans sa propre vie. La prise de risque matérielle et psychologique est collectivement assumée par une tribu inséparable d'amis, acteurs (Gena Rowlands, Ben Gezarra, Peter Falk) et techniciens (Sam Shaw, Al Ruban), qui s'est formée peu à peu et l'accompagne tout au long de sa filmographie.<b></b></p> <p>Tous les acteurs de <i>Faces </i><b></b>(1968) étaient ainsi, par exemple, proches de Cassavetes. En dehors de Gena Rowlands, John Marley et Val Avery, des acteurs déjà confirmés, les autres comédiens étaient tous des amis à lui au chômage, dont les carrières stagnaient ou peinaient à démarrer. La maigreur du budget à disposition pour ce film nécessitait de trouver des lieux de tournage gratuits sans devoir demander d'autorisation. Les principaux décors furent la maison de la mère de Gena Rowlands et la maison du couple Cassavetes/Rowlands. Cassavetes ne renoncera jamais à utiliser son domicile privé pour décor. La plus grande partie de la deuxième version de <i>Shadows</i> est tournée dans son appartement à New-York. Cinq de ses autres films auront des scènes tournées dans sa maison d'Hollywood Hills. Ray Carney compare le tournage de <em>Faces</em> «à une réunion de famille légèrement dissipée, avec ses oncles grincheux et ses cousins excentriques». Et de préciser: «Chacun avait la possibilité d'être soi-même. On empêchait personne de se comporter comme il le voulait. Cassavetes aimait le bruit, le monde, les disputes, les épreuves de force, et sur un plan plus large, ses tournages étaient une tentative de recréer les réunions de famille, bruyantes, turbulentes de sa jeunesse. Il aimait les fêtes, organiser les fêtes, avec un goût sans limite pour la vie et la diversité des personnalités, des humeurs et des tempéraments. Il appréciait d'être entouré d'une foule de gens, et les aimait tous dans leurs particularités – pas malgré, mais du fait de leur singularité. Il se refusait à les juger, quelques différents qu'ils puissent être de lui. Tout cela transparaît dans le processus même de ses films».</p> <p>Cassavetes était témoin de l'encadrement extrêmement contraignant des acteurs à Hollywood. L'impératif de productivité économique, de standardisation des goûts et des opinions qui prévaut dans l'industrie du film commercial entrave la spontanéité et la créativité des acteurs. Le cinéaste s'attache au contraire à exprimer la diversité et l'authenticité des émotions humaines, ce qui explique la grande liberté qui prévaut dans ses tournages. Les acteurs évoluent avec lui par l'improvisation au sein d'un espace d'exploration psychologique et physique (scénique) inhabituellement grand. Cassavetes voulait amener les acteurs à être au plus près d'eux-mêmes. Il les poussait à s'investir profondément dans les mots et les répliques qu'ils prononçaient. Leurs visages filmés en gros plan devaient refléter leur nature profonde. On trouve très peu de scènes d'extérieur dans son cinéma. Il favorise le huis clos, que ce soit dans un appartement, une discothèque ou les coulisses d'un théâtre. Par des cadrages rapprochés, sa caméra capture l'expressivité des visages. 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On y trouve de nombreux motifs et thèmes de ses films précédents, comme l’isolement et le désarroi émotionnel (<i>Too Late Blues</i> et <i>Opening Night</i>), la relation amoureuse et l’aliénation au sein du couple (<i>Minnie and Moskowitz, Husbands</i>), l’intensité émotionnelle d’une femme qui confine à la démence (<i>A Woman under the Influence</i>), le monde mystérieux et dépravé de la nuit (<i>Murder of a Chinese Bookie</i>) et les rapports ambivalents entre parents et enfants (<i>Gloria</i>). La vie de Cassavetes laisse des traces dans tous ses films et vice-versa<i>. Love Streams</i>, comme ses opus précédents, est fortement autobiographique. L’isolement émotionnel que subissent les personnages de Robert et Sarah est proche de celui que le réalisateur a vécu à de nombreux moments dans sa vie. Leur recherche désespérée d’amour et d’équilibre ressemble fortement à la sienne. 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En témoignent leur programmation dans des ciné-clubs, leur projection dans des espaces informels de visionnement et les discussions que l’on peut trouver à leur propos sur les forums internet.</p> <p>À cause de son style unique et déroutant, son sens subtil de l’observation, sa capacité à restituer l’atmosphère d’environnements sociaux et de décors géographiques peu explorés, Jia Zhang-Ke est demeuré au cours des vingt dernières années un cinéaste de référence à l’international.</p> <p><strong>Le cinéma indépendant chinois et le réalisme post-soviétique</strong></p> <p>Le cinéma d’art et d’essai chinois a émergé au début des années 1990. Avec son film <em>Mama</em> Zhang Yuan inaugure une tradition consistant à produire des films à l’extérieur du système officiel des studios chinois. D’autres jeunes réalisateurs le suivent dans cette voie à l’instar de Wan Xiaoshuai et He Jianjun. Ils entrent en lice pour des récompenses internationales en s’attirant l’attention des producteurs étrangers.</p> <p>Avec ces trois réalisateurs, Jia Zhang-Ke partage lui aussi non seulement un mode de production indépendant, mais encore un style assez aisément reconnaissable, celui du réalisme critique post-soviétique.</p> <p>Influencé par le réalisme soviétique, le réalisme sous l’ère de Mao Tsé-toung prétendait dépeindre non seulement la surface brute et visible de la réalité, mais aussi, de manière plus profonde encore, une vérité idéologique sous-jacente composée par la lutte des classes et un mouvement historique inexorable vers l’utopie communiste. Au contraire, au lieu de professer une vérité idéologique, le réalisme critique des cinéastes indépendants chinois veut dévoiler la réalité brute en l’arrachant aux griffes des représentations idéologiques qui la déforment.</p> <p>Plutôt que de s’y opposer ouvertement, le réalisme post-soviétique critique l’idéologie dominante en mettant en évidence la souffrance des gens ordinaires. Elle place en son centre celles et ceux qui sont exclus à la fois des représentations médiatiques et du cinéma chinois traditionnels. Se confronter aux gens ordinaires avec une caméra et filmer la vie de la rue chinoise telle qu’elle est permet de lever le voile sur l’idéologie tout en documentant la réalité contemporaine chinoise. Telles sont les convictions qui animent les cinéastes indépendants issus du courant du réalisme post-soviétique.</p> <p><strong>Filmer la réalité d’une société en mutation permanente</strong></p> <p>Selon Jia Zhang-Ke, la vraie objectivité à l’écran n’existe pas. Le premier film de Jia Zhang-Ke témoigne déjà d’une volonté de construire une impression de confrontation brute avec la réalité. Dans son premier court-métrage, <em>One day in Beinjing,</em> sa caméra se fixe sur une foule de touristes à la Place Tiananmen de Pékin, en particulier sur des gens de la campagne. « Il y a toute sorte de gens sur la place – des préposés à l’entretien, des gens locaux qui promènent leurs enfants, des amateurs de cerf-volant. Pour ma part, allez savoir pourquoi, j’ai été naturellement attiré par ceux qui viennent de la campagne. D’un point de vue émotionnel, il y avait quelque chose qui m’attirait vers eux».</p> <p>Ainsi, <em>Xiao Shan going home </em>prend donc logiquement ensuite pour sujet l’histoire de travailleurs provinciaux qui viennent à Pékin pour chercher du travail. Xiao Shan est le nom d’un travailleur de la province du Henan, et son histoire se déroule juste avant le Festival du printemps lorsque le protagoniste veut rentrer à la maison pour rendre visite à sa famille pour le Nouvel An, comme le veut la coutume chinoise. Cependant, Xiao Shan ne veut pas y aller seul et se met à chercher quelqu’un de sa ville natale qui veuille bien l’accompagner. Parmi ces derniers on trouve des maçons, des revendeurs de tickets, des prostituées et des étudiants d’université – mais personne ne souhaite y aller avec lui. En fin de compte, le protagoniste accroche une annonce dans la rue, et le film se conclut sur une image de lui chez un barbier du coin en train de faire couper ses longs cheveux.</p> <p>Jian Zhang-Ke a réalisé ces deux premiers courts-métrages – et un troisième <em>Du Du –</em> grâce à ses études à la Beijing Film Academy. C’est dans cet univers très ouvert sur le cinéma et la littérature étrangère qu’il a découvert son ambition de cinéaste : « <em>Xiao Shan Going Home </em>a remporté un prix au Festival du film indépendant de Hong-kong, et c’est pendant ce voyage à Hong-kong que j’ai rencontré les producteurs Chow Kueng (Zhou Qiang) et Lit Kit-ming (Li Jieming) et le chef opérateur Yu Lik Wai (Yu Liwei). Ils sont devenus les trois membres indispensables de mon équipe. Nous avons décidé de faire des films ensemble.»</p> <p><strong>Marchandisation, délitement des liens et solitude</strong></p> <p>La décision de filmer son prochain film <em>Xia Wu (Pickpocket</em>) à Fenyang dans sa ville natale qui borde le fleuve jaune, dans la province du Shanxi, ne doit rien au hasard. Elle est en parfaite cohérence avec la vision artistique qu’il a déjà élaborée. « J’ai décidé de débuter le film avec un plan de ses mains parce que c’est un pickpocket, un voleur, et ses mains sont son outil de travail. 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Économiques, technologiques, urbanistiques et architecturaux pour citer celles qui ne relèvent que de la sphère matérielle, ces transformations ont eu un impact multiforme et profond, encore difficile à mesurer avec exactitude, notamment sur les sphères sociales, familiales et individuelles.</p> <p>Dès les années 1980, les autorités chinoises ont voulu partager avec la population leur optimisme pour l’avenir. Dans le sillage de la libéralisation des échanges commerciaux avec le reste du monde et des progressives privatisations, les régions les plus reculées de Chine ont vu arriver notamment le vélomoteur, la télévision ou le lave-linge individuel. Cependant, le capitalisme marchand autoritaire - avec son corollaire, la réification de toute chose, et de tout échange entre les individus - ont un coût social et humain très élevé. « Les transformations arrivaient au Fenyang d’une façon tellement visible. Elles touchaient le comportement des gens. Les relations de famille aussi changeaient. C’était une époque d’intense douleur aussi pour l’homme chinois vivant dans cet environnement de transformation et de changement social colossal et permanent ». Le cinéaste tente de garder à l’égard de ces phénomènes une posture de distanciation critique.</p> <p>Cette adaptation à marche forcée entraîne son cortège de destruction physique et des déplacements massifs – notamment entre les villes et les provinces chinoises. Elle provoque peut-être un sentiment mêlé de fascination et de profonde aliénation. Jia Zhang-Ke est dès le départ habité par le besoin d’en témoigner visuellement de la façon la plus créative possible. Ce qu’il continuera à faire avec talent dans l’ensemble de ses films. On peut citer notamment <em>Hidden Pleasures </em>(2002), <em>Still Life </em>(2006), <em>24 City </em>(2008)<em>, A Touch of Sin</em> (2013) et <em>Moutains May Depart </em>(2015). « Pour moi, il était important de faire quelque chose de cette réalité chinoise que je connaissais. Je ne voulais pas rester confiné au registre des cinéastes certes talentueux de la cinquième génération du cinéma chinois comme Cheng Kaige et Zhang Yimou, mais qui restaient confinés à une représentation imaginaire et idéalisée de la société chinoise traditionnelle ».</p> <p>Pour témoigner de l’impact des mutations sociétales chez la jeunesse et aussi de l’oppression ressentie par les individus dans la société chinoise, le réalisateur s’intéresse dans <em>Platform </em>(2002) à l’évolution d’une troupe de chanson et de danse. « Ces ensembles relèvent du totem chez les travailleurs de la culture en Chine. À partir d’elles, on peut observer les transformations de la Chine dans son ensemble».</p> <p>Jia Zang-Ke fait exister autant qu’il interroge la notion de culture populaire dans presque tous ses films. Il s’intéresse à cet égard en particulier à la musique, du karaoké à l’opéra, en passant par le Canto pop’ rock, les mélodies fredonnées et les briquets chantants. Les actrices et acteurs fétiches avec qui il collabore étroitement depuis longtemps – à l’instar de Wanh Hongwe et Zhao Tao - ont acquis une stature dans le milieu du cinéma en apparaissant dans nombre de ses films. Jia Zhang-Ke a apprécié et aime cependant particulièrement travailler avec des acteurs non professionnels. Ces acteurs jouent leur vraie vie dans les espaces qu’ils connaissent et qu’ils arpentent en effet quotidiennement. L’effet de réel et la créativité sont ainsi générés spontanément. Cependant, le travail avec des non-professionnels doit se fonder sur des liens d’amitié et de confiance.</p> <p>Bien qu’elle soit associée à certaines contraintes, Jia Zhang-Ke a fait usage de la caméra digitale sur plusieurs de ces tournages, notamment <em>Unknown Pleasures </em>(2002) et <em>Still Life </em>(2006). « Cet équipement procure l’avantage de tourner dans une atmosphère relaxante et donne la liberté d’expérimenter toute sorte de choses.» Le réalisateur a suivi de très près les avancées technologiques – du digital à la 3D en passant la réalité virtuelle.</p> <p>Ancrée dans le réalisme social et teintée de mélancolie, l’oeuvre de Jian Zhang-Ke explore avec brio les paradoxes de la modernité chinoise. Elle emmène aussi le spectateur dans une quête esthétique jubilatoire sans cesse renouvelée.</p> <hr /> <p>Sources bibliographiques :</p> <p>Michael Berry (Foreword by Martin Scorsese), <em>Interview with contemporary chinese filmmakers</em>, Columbia University Press, New York, Chichester West Sussex, 2004.</p> <p>Antony Fiant, <em>Le cinéma de Jia Zhang-Ke</em>, Presses Universitaires de Rennes, 2009.</p> <p>Zhang Zen, <em>The Urban Generation : Chinese cinema and society at the Turn of the Twentieth-first Century</em>, Duke University Press, Durham and London, 2007.</p> <p> </p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'jia-zhang-ke-frenesie-et-solitudes-chinoises', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 153, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 1259, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 4686, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Caméras françaises', 'subtitle' => 'Après avoir consacré l’an dernier une rétrospective à l’âge d’or hollywoodien, les Cinémas du Grütli de Genève proposent jusqu’au 19 janvier une plongée au cœur des classiques du cinéma français de 1930 à 1968. 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Jean Gabin y joue le rôle d’un déserteur de la Coloniale arrivé dans le port du Havre et qui cherche à se cacher avant de pouvoir quitter le pays. </p> <p>Grâce à un sympathique SDF, Jean trouve un abri dans une baraque du port où il fait la connaissance d’un peintre original et de Nelly, une jeune orpheline de dix-sept ans dont il s’éprend. En dépit de leur passion et du goût retrouvé par le héros pour l’existence, le destin, tragique, va l’emporter. Nelly soupçonne Zabel (Michel Simon) d'avoir assassiné Maurice, son amant. Pour défendre Nelly, Jean assassine Zabel. Alors qu'il s'enfuit pour rejoindre le bateau qui doit l'emmener au Venezuela, il est tué par Lucien (Pierre Brasseur), un jeune voyou local dont il s'est attiré les foudres.</p> <p>Le film est interdit sous l’Occupation allemande par la censure française et devra attendra mai 2011 pour entrer dans la catégorie des «tous publics». Il est projeté en Italie avec des dialogues modifiés par la censure fasciste qui change le personnage du déserteur incarné par Jean Gabin en un militaire en permission. En France, le scénario passe le cap de la censure mais le représentant du ministère de la Guerre demande que le mot «déserteur» ne soit pas prononcé dans le film.</p> <p>Avant de s’emparer de la caméra, Carné a d’abord été un brillant critique de cinéma. Au moment de l’avènement du parlant, il nourrissait une forte nostalgie pour le cinéma muet. Il rêve d’un cinéma parlant qui ne soit pas trop théâtral. Filmer la parole doit permettre selon lui de répondre aux exigences d’un «réalisme populaire», reflétant fidèlement la France des années 1930, à l’opposé de conventions du théâtre de boulevard. Son <i>Quai des Brumes</i> exsude un réalisme pesant. Le temps gris, la pluie, les pavés luisants, les aubes sinistres annoncent le triomphe de la fatalité. Le destin tragique s’empare des individus, comme une brume. 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Il se fait connaître du grand public avec <i>Le Crime de Monsieur Lange</i>, écrit par Jacques Prévert (1936), <i>La Grande illusion</i> (1937) avec Jean Gabin et Eric von Stroheim et <i>La Bête humaine</i> (1938) adapté du roman d’Emile Zola avec Jean Gabin.</p> <h3>«Tendresse et violence» des bas-fonds</h3> <p>Né à Paris d’un père français et d’une mère écossaise, Jacques Becker a été l’assistant, l’ami et le disciple de Jean Renoir. Révélé sous l’Occupation par <i>Dernier atout (1942)</i>, <i>Goupi Mains rouges (1943) </i>et <i>Falbalas (1944)</i>, ses films témoignent de sa connaissance subtile des milieux sociaux et d’une rare intelligence psychologique.</p> <p>Dans les années 1950, Jacques Becker dirige deux de ses meilleurs longs-métrages <i>Casque d’or </i>(1952) et <i>Touchez pas au grisbi (</i>1954). L’intrigue de <i>Casque d’Or</i> a pour cadre le Paris des «Apaches», gangs rivaux de la Belle époque. Le tout est reconstitué jusqu’aux moindres détails. Les personnages se déplacent, parlent et agissent de manière extrêmement crédible. Leur jeu est tel qu’il donne aux spectateurs, comme le remarque Becker lui-même, «l’impression qu’ils continuent à vivre hors écran, entre les scènes et qu’ils existaient avant même le début du film».</p> <p>Les amants maudits, Marie et Manda, incarnés par Simone Signoret et Serge Reggiani, sont bouleversants et inoubliables. Ainsi, la chanteuse et pianiste Eunice Kathleen Waymon, futur icône du jazz et du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, prit pour pseudonyme Nina Simone: «Nina» pour niña, petite fille en espagnol et «Simone» en référence à Simone Signoret car l’artiste fut éblouie par la prestation de Simone Signoret dans le film de Becker.</p> <p>La force des liens qui les unit est immédiatement perceptible. Manda (Reggiani) est tendre et déterminé, sous des abords fragile et impénétrable. Marie (Signoret) est à la fois décidée et vulnérable. La majorité de l’action se déroule dans les rues et les estaminets enfumés de Paris. Cependant, au milieu du film, Becker octroie aux amants une courte idylle au bord de la rivière. D’autres scènes d’extérieur évoquent «Une partie de campagne» de Jean Renoir. Echec commercial à sa sortie, <i>Casque d’or </i>suscitera l’admiration des futurs représentants de la Nouvelle Vague. François Truffaut loua le film en particulier, et à très juste titre, pour «la tendresse et la violence» de son évocation du passé.</p> <h3>Le mouvement orchestré</h3> <p>«Le goût du luxe chez Max Ophuls masquait, en réalité, une grande pudeur; ce qu’il recherchait – un tempo, une courbe – était si frêle et cependant tellement précis, qu’il fallait l’abriter dans un emballage disproportionné comme un bijou précieux que l’on enfouirait dans quinze écrins toujours plus vastes, s’emboitant les uns dans les autres», nous dit François Truffaut dans <i>Les films de ma vie </i>(p. 308). </p> <p>Comme le père de la Nouvelle Vague, Max Ophuls s’inspire de l’énergie de la vie qu’il cherche à capturer. «Ma caméra, et on me l’a du reste suffisamment reproché, est en mouvement car elle s’adapte au rythme de la scène. Je ne travaille pas à l’avance, le plus souvent, mais j’attends de voir comment la scène évolue au studio. 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Une fois arrivé à Hollywood, défendu par le réalisateur Preston Surges, acquis de longue date à son style, il réalise un certain nombre de films appréciés par la critique.</p> <p>De retour en France, il adapte <i>La Ronde </i>(1950) d'Arthur Schnitzler, qui remporte le BAFTA Award du meilleur film en 1951, <i>Lola Montes</i> (1955) avec Martine Carol et Peter Ustinov, ainsi que <i>Le Plaisir</i> et<i> Les Boucles d’oreille de Madame De</i> (1953). Ce dernier, avec Danielle Darieux et Charles Boyer, couronne sa carrière. </p> <p>Dans <i>Madame De</i>, d’après le roman de Louise de Vilmorin, Danielle Darieux, alors l’héroïne emblématique de Max Ophuls, se débat avec les tracas d’une grande dame, coquette, futile et dépensière. Soudain touchée par la passion amoureuse, elle va devoir affronter tous ses périls. Le style baroque et lyrique décrit à la perfection le tourbillon de la vie mondaine 1900, son calendrier réglé et son cortège d’us et coutumes: caprices, bals, sentiments dissimulés, élans du cœur et rivalités masculines (Charles Boyer et Vittorio de Sica). Le cinéaste porte un regard amusé, mais critique et acéré sur l’art du mariage, le bonheur que l’institution bourgeoise fait miroiter et qui cache mal l’implacable subordination des femmes. </p> <p>Max Ophüls est décédé en 1957 à Hambourg d’une maladie cardiaque rhumatismale alors qu'il tournait des intérieurs sur <i>Les Amoureux de Montparnasse</i>. Il a été enterré au cimetière du Père Lachaise à Paris. Ce dernier film a été réalisé par son ami Jacques Becker.</p> <h3>Amour vécu, amour perdu, d'une beauté sans égale</h3> <p>La ville d’Hiroshima est hantée par la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’usage de la bombe atomique contre les civils. Au cours de son séjour sur place, une Française va revivre dans les bras d’un Japonais l’amour auquel elle a succombé pendant la guerre avec un soldat allemand. Cette aventure lui avait valu d’être tondue et de subir l’humiliation et l’opprobre à la Libération. L’écriture incantatoire de Marguerite Duras et la caméra avant-gardiste de Resnais plongent le spectateur dans un vertige amoureux et existentiel. Le récit littéraire – tout comme le récit filmique adapté de ce dernier – est celui de l’amour et de son impossibilité, à la fois pratique et morale. L’amour vécu et l’amour perdu, passé et présent, se vivent à la fois dans le cadre du récit et à travers son souvenir, ce qui leur confère une portée obsédante, d’une beauté sans égale.</p> <p><i>Hiroshima mon amour</i> a déconstruit les concepts classiques du récit cinématographique et exposé, de manière nouvelle pour l’époque, les notions de mémoire et d’oubli. Le film évoquait les différents traumatismes liés à la Seconde Guerre mondiale. Avec 2,2 millions d'entrées en France, il a obtenu un immense succès. <i>Hiroshima mon amour </i>est récompensé en 1959 par le prix Meliès <i>ex æquo </i>avec un autre film qui, comme lui, connut un très grand retentissement et devint tout de suite un classique du cinéma: <i>Les Quatre cent coups</i> de François Truffaut.</p> <p>Réalisateur d'<i>Hiroshima Mon amour </i>(1959) et de <i>L’année dernière à Marienbad</i> (1961), Alain Resnais a été rapidement considéré comme l'un des grands représentants du courant de la <i>Nouvelle Vague</i>. Il est aussi perçu comme l’un des tenants de la modernité cinématographique européenne, avec Roberto Rossellini, Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni, en raison de sa façon de questionner la grammaire du cinéma et de battre en brèche la narration linéaire classique.</p> <p>Alain Resnais est reconnu pour sa propension à créer des formes inédites et à enrichir les codes de la représentation cinématographique par le biais d’apports d’autres arts: littérature, théâtre, musique, peinture ou bande dessinée. On retrouve dans son œuvre des sujets historiques, la mémoire, l'engagement politique, l'intimité, la réalité de l'esprit, le rêve, le conditionnement des êtres, la mort, la mélancolie et l'art.</p> <p><i>Hiroshima mon amour </i>est présenté hors compétition au Festival de Cannes en 1959. Il divise alors les spectateurs. Le film fait parler de lui très loin à la ronde. Il s’attire les grâces de la critique et du public. Pour Louis Malle, «ce film fait faire un bond dans l'histoire du cinéma». Jean-Luc Godard s’estimera plus tard envieux du film: «Je me souviens avoir été très jaloux de <i>Hiroshima mon amour</i>. Je me disais: "Ça c'est bien et ça nous a échappé, on n'a pas de contrôle là-dessus"».</p> <h3>Une femme dans la ville</h3> <p>Le courant de <i>La Nouvelle Vague</i> du tournant des années 1960 est devenu un modèle de l’art au cinéma sur le plan international. Il a combiné la subjectivité du créateur, sa maîtrise totale de l’œuvre et la transgression des nombreuses normes, à la fois culturelles et morales.</p> <p>Ce courant<i> </i>a redonné une vigueur au cinéma français. Il lui a offert une immense bouffée d’oxygène, faisant respirer le milieu jusqu’alors très hermétique et hiérarchisé de l’industrie cinématographique française. Depuis la fin de la guerre et jusqu’au milieu des années 1950, Henri-Georges Clouzot, Jean Delannoy, Claude Autant-Lara, Christian-Jaque et Marc Allégret dominent en effet la production et les studios. Ces cinéastes se réclament d’une «tradition de la qualité» grâce à leur important savoir-faire. Cependant, le système qu’ils ont érigé est très défavorable à la jeunesse et au renouvellement des cadres. Comme l’explique Antoine de Baecque, «parmi la vingtaine de réalisateurs de la <i>Nouvelle Vague</i> ayant laissé une empreinte durable, on peut discerner sinon quelques écoles, du moins certaines filiations. Le groupe issu des <em>Cahiers du cinéma</em>, celui dit des Jeunes Turcs devenus cinéastes tels que Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer, véritable noyau dur de la Nouvelle Vague. Les auteurs <i>Rive Gauche </i>ensuite, appellation spatiale, culturelle, politique, littéraire, certains travaillant avec les écrivains du Nouveau Roman: Alain Resnais, Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Chris Marker, Agnès Varda, Jean-Daniel Pollet. Ceux que l’on pourrait regrouper sous le nom d’"aventuriers de la caméra", adeptes des expériences de caméra légère, de cinéma direct, pris sur le vif, proches de l’école documentaire, tels que Jean Rouch, François Reichenbach, Pierre Schoendoerffer. Quelques francs-tireurs, inclassables, autodidactes de la caméra, comme Jacques Demy, Jean-Pierre Mocky ou Jacques Rozier. Enfin, un dernier groupe plus éclaté encore, comportant de jeunes cinéastes issus du cinéma commercial (ils ont fait une carrière d’assistant dans les années 1950) mais portés par la vague au point de s’identifier à elle (Roger Vadim, Louis Malle, Edouard Molinaro, Claude Sautet, Philippe de Broca)». (<em>Dictionnaire de la pensée du cinéma</em>, Antoine de Baecque & Philippe Chevallier, Presses Universitaires de France, 2012, pp. 518-519).</p> <p>Lors de son émergence, le cinéma de la <i>Nouvelle Vague</i> est avant tout apprécié pour l’authenticité des images de la jeunesse qu’il véhicule et sa façon d’explorer les rapports amoureux. D’après l’historienne et critique du cinéma Genève Sellier, du fait que les cinéastes qui en sont issus étaient quasiment tous des hommes, le cinéma de la <i>Nouvelle Vague</i> allait privilégier l’expression de la subjectivité et le culte de la nouveauté formelle au détriment des enjeux de société. De jeunes acteurs masculins incarnent le rôle d’alter-egos des réalisateurs alors que les personnages féminins représentent un mélange d’archaïsme et de modernité. Les deux représentantes les plus célèbres de la Nouvelle Vague sont Jeanne Moreau, incarnant l’amoureuse éperdue ou la femme fatale, ainsi que Brigitte Bardot, icône ambigüe de la culture de masse. En dépit des films passionnants de Marguerite Duras et d’Agnès Varda ou du regard indomptable de Jacqueline Audry (treize long-métrages à son actif), le cinéma de la génération <i>Nouvelle Vagu</i>e est resté tributaire d’un regard masculin souvent misogyne, et de son imaginaire tel que façonné par des siècles d’éducation ainsi que par l’influence des arts et des lettres (Geneviève Sellier, <i>La nouvelle vague, un cinéma au masculin singulier</i>, Paris, CNRS Ed., coll. Cinéma & Audiovisuel, 2005, 217 pages).</p> <p>La cinéaste Agnès Varda s’intéresse aux mouvements d’émancipation collectifs. Elle a signé plusieurs œuvres marquantes sur le mouvement d’émancipation féminine. <i>Réponse de Femmes: notre corps, notre sexe</i> (1975) explore d’un point de vue féministe le rapport des femmes à leur corps. <i>L’une chante, l’autre pas</i> (1976) évoque, par-delà les barrières sociales existantes, la question du droit à l’avortement. <i>Cléo de 5 à 7</i> (1962) peut se lire comme un appel à une conscientisation féministe. L’héroïne de cette fiction est une diva de la chanson. Son personnage satisfait à tous les critères esthétiques et comportementaux du glamour médiatique. Des cheveux blonds permanentés; la perfection surfaite du maquillage; la taille de guêpe et les talons aiguilles; l’allure, mais aussi le discours et les manières hyper stéréotypées: Cléo est l’incarnation de l’idéal féminin sur papier glacé. Pourtant, elle ne respire de loin pas le bonheur. Elle attend les résultats d’une analyse médicale. Son esprit tourmenté lui fait croire à l’imminence de l’annonce d’une maladie cancéreuse qui viendrait rapidement l’emporter. Son angoisse de mort est symbolisée par une peur panique d’atteinte à son intégrité corporelle. Celle-ci n’est que le reflet de son obsession à voir sa beauté, son seul et unique atout dans sa triste manche existentielle, à jamais préservée. L’exploration de cette névrose très spécifique, qui prend dans certaines scènes carrément la forme d’une angoisse de mutilation (verbalisée par l’héroïne), est une critique de la fétichisation du corps féminin dans une société où règne encore la domination du masculin, de ses fantasmes et de ses valeurs. Le spectateur est bientôt l’heureux témoin de la transformation intérieure de l’héroïne. Celle-ci s’opère en écho à la rébellion qu’elle va mettre en œuvre contre les codes et usages qui l’avaient jusqu’ici enfermée. Cette libération s’effectue au travers d’une déambulation, à pied et virevoltante, par les rues de Paris. Dans la culture occidentale, la flânerie était jusqu’à récemment l’apanage quasi exclusif du masculin. L’affirmation de l’héroïne se joue donc dans l’acte de flâner. La transformation intérieure implique un changement d’attitude vis-à-vis du monde extérieur. Une porte d’accès vers l’Autre s’ouvre alors que la caméra, comme en écho à ce nouveau regard, adopte une multiplicité de points de vue sur la ville.</p> <h3>Décor enchanté</h3> <p>Comme Agnès Varda, son compagnon Jacques Demy est venu à la réalisation par le court-métrage. Ils font tous deux partie de la constellation de la <i>Nouvelle Vague</i>. Cependant, leurs films sont très différents. Enclin à la rêverie poétique et aux sentiments exacerbés, Jacques Demy se laisse très volontiers aller au lyrisme. Il s’attarde longuement au pays des amours contrariées et des aventures passionnées. Ses personnages féminins sont parés d’une auréole quasi mythique. Le blanc laiteux prévaut dans ses films en noir et blanc. Il affectionne particulièrement les couleurs pastel. Cependant, le rose, le bleu et le jaune, si présents dans ses films en couleur, ne sont pas censés évoquer uniquement la béatitude. </p> <p><i>Les parapluies de Cherbourg </i>(1964) raconte l’histoire d’un amour brisé par la guerre d’Algérie. Les acteurs parlent une prose mélodique sur une musique enivrante de Michel Legrand. La musique est une composante cruciale du récit cinématographique. Catherine Deneuve, Nino Castelnuovo et les autres interprètes du film sont doublés par des chanteurs dont les voix ressemblent parfaitement aux leurs. Les rues, les maisons, les décors, les costumes changent d’apparence et de couleurs en fonction des états d’âme et des pensées des personnages. Romantique, tendre, mélancolique, le film échappe toutefois à la niaiserie et au happy-end. Selon l’actrice Virginie Ledoyen, il fait l’effet d’un «bonbon empoisonné». En 1964, <i>Les parapluies de Cherbourg</i> reçoit le prix Louis-Delluc, la Palme d’Or du Festival de Cannes, le prix de l’Office catholique du cinéma et, enfin, le prix Meliès 1965.</p> <h3><em>Playtime</em></h3> <p>Dans ce film «comique» sorti en 1967, Jacques Tati incarne une nouvelle fois Monsieur Hulot, le personnage populaire qui a joué une partition cruciale dans ses films précédents, <i>Les Vacances de Monsieur Hulot </i>(1953) et <i>Mon oncle</i> (1958).</p> <p><i>Playtime </i>se déroule dans un Paris moderniste en proie à la surconsommation permanente. L’histoire est structurée en six séquences, liées par deux personnages qui se croisent à plusieurs reprises au cours d’une journée: Barbara, une jeune américaine en visite à Paris accompagnée de touristes américaines, et Monsieur Hulot, un Français déconcerté et perdu dans une modernité trop grande pour lui. La venue des voyageuses, plus ou moins aisées, dans la mégalopole française, est annonciatrice du tourisme de masse.</p> <p>Le film est dépourvu <b></b>d’une vraie narration. Il met en scène la frénésie d’un monde animé par la recherche du profit et de l’utilité, mais aussi par la soif de loisirs et de divertissements caractéristique des décennies 1960 et 1970.<b></b></p> <p>Le personnage de Monsieur Hulot, avec son manteau à carreau porté comme une cape à l’anglaise, sa silhouette élancée et sa pipe, fait corps avec Jacques Tati. L’acteur-réalisateur s’est comparé à Charlie Chaplin ou à Buster Keaton.<b></b>Toutefois, il a renoncé à faire de son personnage comique le cœur de ses films et il a choisi plutôt de mettre en avant ses très nombreux figurants.</p> <p>La vie sociale a cependant un goût quelque peu amer dans <i>Playtime</i> comme dans d’autres des réalisations de Tati car les gens ne s’y parlent pas vraiment. Le vieux camarade de service militaire rencontré par hasard<i> </i>semble ainsi ravi de montrer à Hulot son nouvel appartement, mais pas intéressé à prendre de ses nouvelles et à échanger avec lui. Les personnages vivent dans une culture des apparences qui empêchent une réelle communication. Tati observe la société contemporaine avec l’œil d’un anthropologue ou d’un sociologue. Il se moque abondamment du monde moderne, en particulier de la technique. Cependant, le regard qu’il porte sur l’humanité demeure bienveillant. Ses personnages sont plus burlesques que méchants ou violents. Même les plus caricaturaux d’entre eux conservent une part attachante ou paraissent la retrouver au gré des péripéties.</p> <p>L’univers de <i>Playtime</i> est celui du gigantisme urbain et de la modernité technologique, tout en couleur bleu, gris ou violet pâle. On comprend à peine les mots prononcés le plus souvent en anglais par les personnages. En dépit de la quasi absence de dialogues dans ses films, Tati apporte un soin très prononcé aux bandes-son. Totalement composée en postsynchronisation, travaillée avec un soin et une minutie extrêmes, la bande-son permet par la précision de chaque élément, de donner l’impression d’une ruche dans laquelle les personnages évoluent et interagissent de manière bruyante. De l’avis de nombreux critiques, l’on peut reconnaître immédiatement un film de Tati en écoutant la bande-son, sans les images.</p> <p>Pourtant, à propos de <i>Playtime</i>, Jacques Tati estimait que «ce film n’est pas fait exactement pour un écran, mais fait pour l’œil». «Il considérait en effet que ce film était moins le sien que celui du spectateur. "Les plans sont ainsi conçus que si vous voyez le film deux ou trois fois, ce n’est déjà plus mon film. Cela devient le vôtre. Vous reconnaissez les gens, vous savez qui ils sont et vous ne savez même plus qui a dirigé le film. 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Barria Bignotti au Commun, espace culturel de la Ville de Genève, le 23 août dernier, fera date. Pour tous les membres de la communauté chilienne qui résident à Genève et leur.e.s ami.e.s. Et pour Marisa Cornejo en particulier.</p> <p>Elle est née en 1971, à Santiago du Chili. Artiste plasticienne dotée d’un grand talent d’écriture, son travail s’articule depuis plus de vingt ans autour des thèmes de la mémoire et de la réparation de l'identité déterritorialisée.</p> <p>Marisa Cornejo Studio, l’association au travers de laquelle son travail d’artiste se déploie, a reçu récemment le soutien de Pro Helvetia. Plusieurs de ses œuvres sont exposées à la Galerie Gallatin de New York en ce moment et jusqu’à la fin du mois.</p> <p>Les traumatismes nécessitent de faire le bilan du passé. Cependant, ils exigent également de trouver un chemin vers l'avenir, une voie transformatrice, constructive et, idéalement, porteuse d’espoir. Dans <i>Chili: Memory and The Future</i>, Marisa Cornejo et d'autres artistes chiliens contemporains reconnus et qui résident pour la plupart hors du Chili proposent leurs visions du monde d'aujourd'hui et de ce qu'il pourrait être à l'avenir.<b></b></p> <p>Artiste-autrice, Marisa Cornejo propose depuis longtemps déjà des performances filmées, mais aussi des œuvres tridimensionnelles et des livres illustrés où textes et images se répondent.</p> <p>En 2008, on pouvait découvrir ainsi <i>Personal</i>, un livre d'artiste sous la forme d'un dossier administratif, celui avec lequel son père Eugenio faisait des démarches pour obtenir – sans succès – le statut de réfugié. Dans ce très beau livre, on trouvait des lettres authentiques, copiées, que l'artiste avait dactylographiées, mais aussi des dessins, hommage à la mémoire de son père, décédé en 2002.</p> <p>En 2013, dans «I am, inventaire de rêves» elle offrait au lecteur une plongée dans ses rêves par le biais de dessins le plus souvent très colorés, mêlant destin personnel et grande Histoire.</p> <h3>L’empreinte de l’exil, l’empreinte d’Eugenio<b></b></h3> <p>Marisa Cornejo et sa famille ont vécu un très long exil, sur les routes d’Argentine, de Bulgarie, du Mexique, de Belgique, de France et de Suisse.<b></b></p> <p>L’exil a laissé des traces profondes que l’artiste évoque encore dans un magnifique ouvrage paru cette année <em>L’empreinte: une archive d’artiste soustraite au terrorisme d’Etat</em> (Collectif Pacific/Terrain, Edition Art & Fiction). L’empreinte dans son œuvre est une notion polysémique. C’est d’abord l’irruption dans l’appartement familial à Santiago de paramilitaires, à laquelle elle a assisté impuissante en tant qu’enfant. Ainsi, il s’agit du souvenir traumatique lié à cette image. L’empreinte, c’est aussi la torture et la violence d’Etat que son père a subie à l’instar de nombreux prisonniers politiques chiliens disparus sans laissé aucune trace; cependant, enfin, dans une perspective de transmission et de vocation filiale, l’empreinte évoque les archives de son père. Lui-même artiste, son travail plastique a malheureusement été privé de reconnaissance de son vivant à cause de son statut d’apatride. Le livre paru aux éditions Art & Fiction en 2023 permet d’évoquer mais aussi d’apprécier visuellement les gravures, dessins, affiches, meubles, objets d’art et très nombreuses photographies qu’Eugenio transportait au cours des déménagements familiaux successifs. Au fil des années, Marisa Cornejo a décidé de numériser le contenu de boîtes de diapositives retraçant tout l’itinéraire du tortueux exil de sa famille au beau milieu de la guerre froide. Sites archéologiques, beautés de la nature, scènes de famille, excursions, les images qu’elle a ainsi redécouvertes ont permis de remplir les vides de la mémoire de la jeune fille qu’elle était. Reconstruire un récit de vie cohérent lui a permis de surmonter un vécu traumatique indicible.</p> <p><em>«L’Empreinte, une archive d’artiste soustraite au terrorisme d’Etat</em>, a reçu un accueil enthousiaste dans les différents lieux où nous l’avons présenté. 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Les nombreuses épreuves ayant jalonné son existence – la mort de son frère et de ses deux filles dans des circonstances particulièrement tragiques – enrichirent positivement son répertoire et ses performances d’acteur. «Les êtres humains sont faits de leur bonheur et de leur drame, d’où leur profonde humanité», soulignait-il en commentant sa double vie, entrelacée, d’homme et de comédien.</p> <h3>Enfance et jeunesse</h3> <p>Jean-Louis Trintignant est né à Piolenc en 1930 dans une famille de notables du Vaucluse. Son père, un industriel, est maire de Pont-Esprit et Conseiller général du Gard entre 1944 et 1949. Engagé dans la Résistance, il rejoint un maquis de l’Ardèche avant d’être fait prisonnier par les Allemands. Il échappe de peu à la fusillade. Sa mère est tondue après la guerre pour avoir eu une liaison avec un Allemand. Dans un entretien pour l’émission «Presque rien sur presque tout» de la RTS donné en 2012, Jean-Louis évoque l’humiliation publique de sa mère baladée aux yeux de tous sur une carriole à travers le village. Cet épisode empoisonne la vie du couple de ses parents pour le restant de leurs jours: «Il n’y avait plus que de la haine entre eux jusqu’à la fin». Le père de Jean-Louis reprocha à son fils, pourtant très jeune au moment des faits, de ne pas avoir pu prévenir le comportement de sa mère pendant la guerre.</p> <p>Le fracas de la grande Histoire, les déchirements et drames familiaux le prédestinaient-il à une vie artistique? «Une enfance conventionnelle et facile ne m’aurait en tous cas pas permis de devenir acteur», estimait-il.</p> <p>Jean-Louis Trintignant étudia le droit à Aix-en-Provence avant de se frotter au jeu et à la mise en scène à Paris. A treize ans, il s’initie à la poésie par la lecture de Prévert. Il entend sa mère réciter des vers tragiques de Corneille et surtout Racine. Il en gardera un goût prononcé pour la poésie. Apollinaire, Baudelaire, Cendras, Cocteau, Desnos, Rimbaud, etc. La poésie lui permit de combiner deux inclinations en apparence contradictoires, l’introspection solitaire et recluse d’un côté, le dévoilement intime face au public de l’autre.</p> <h3>Découverte du théâtre</h3> <p>Jeune étudiant en droit à Aix-en-Provence, Trintignant est fasciné par l’interprétation d’Harpagon de <i>L’Avare</i> de Molière par le comédien et chef de troupe Charles Dullin. Il assiste également à une représentation de <i>Jules César</i> par Raymond Hermantier. Il en tire une fascination pour Shakespeare. Il décide de laisser tomber ses études, de suivre les cours des disciples de Charles Dullin qui vient de mourir et de Tania Balachova à Paris. «J’ai aussi eu le privilège d’assister à toutes les représentations du Théâtre national populaire de Jean Vilar. 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Très emprunté à ses débuts, tenu de se débarrasser de son accent méridional, il doit son succès à sa patience et à sa ténacité.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1686223808_capturedcran2023060813.29.16.png" class="img-responsive img-fluid center " width="516" height="753" /></p> <h4><em>"L'Escapade", de Michel Soutter, 1974. © Collection Cinémathèque suisse. DR.</em></h4> <h3>Débuts au cinéma</h3> <p>«Si je n’avais pas été joli, je n’aurais pas fait de ciné», estime-t-il en esquissant un sourire. Son physique agréable de jeune premier est un atout important pour <i>Et Dieu créa la femme</i>, le film qui lui donna une visibilité à l’échelle internationale. Dans cet opus à scandale mythique de Roger Vadim sorti en 1956, Trintignant incarne le jeune mari éperdument amoureux de Juliette, une jeune femme à la beauté envoûtante qui ne pense qu’à aimer les hommes dans un village balnéaire de la communauté de Saint-Tropez attaché aux bonnes mœurs. «Roger Vadim voulait faire un film en couleurs. Et en engageant la star allemande Kurt Jurgens, il a pu effectivement se payer cette nouveauté. Le film véhiculait une image inédite de la femme: une femme qui allait se faire respecter. Mais ce n’était pas un grand film, ses vertus artistiques étaient mineures». Trintignant assiste cependant à la naissance du phénomène Bardot avec qui les médias lui prêtent une liaison. Il pose déjà alors un regard critique sur le phénomène de la starification. «Brigitte Bardot était littéralement harcelée par les journalistes. Cette notoriété était délétère et désagréable, surtout pour une personne secrète comme moi n’aimant pas faire de déclarations tapageuses.»</p> <h3>Films politiques</h3> <p>Ces débuts au cinéma sont interrompus par le service militaire. Trintignant parvient en se rendant malade à éviter d’être envoyé dans les Aurès en Algérie. Cependant, il est assigné à Trèves en Allemagne, puis à la caserne Dupleix à Paris. «J’ai voulu oublier cette période. A 26 ans, j’étais plus âgé et plus lucide que les autres. La torture était totalement banalisée. On me disait "Ah tu sais, le Français est cruel!" Ce fut pour moi une très mauvaise période. J’étais démoli. Je pensais ne pas avoir la force de redevenir comédien». L’expérience militaire le marqua profondément. Sympathisant de la gauche, elle l’incitera à accepter des rôles dans des films situés historiquement de manière explicite ou engagés politiquement: <i>Le combat dans l’île</i> d’Alain Cavalier (1962), <i>Z </i>de Costa-Gavras (1969), <i>Le conformiste</i> de Bernardo Bertolucci (1970), <i>L’attentat </i>d’Yves Boisset (1972), <i>Paris brûle-t-il</i>? de René Clément (1966), <i>Le Train</i> de Pierre Granier-Deferre (1973), <i>L’argent des autres </i>de Christian de Chalonge (1978), <em>Under Fire</em> de Roger Spottiswoode (1985) et <em>Fiesta</em> de Pierre Boutron (1995). </p> <p>Trintignant revient toutefois au théâtre grâce à Maurice Jacquemont. Il travaille longuement avec le metteur en scène sur <em>Hamlet</em> de Shakespeare. La première version de la pièce est «raccourcie» d’une durée de 5h15 à une version de 3h30! Elle reçoit un très bon accueil au Grand Théâtre des Champs-Elysées de Paris. «On peut passer toute une vie avec Hamlet! C’est le plus beau rôle dont un acteur puisse rêver! On peut le relire indéfiniment. On en a jamais fini avec ses personnages!» L’occasion de réapparaître à l’écran lui est fournie par Roger Vadim et son adaptation sulfureuse des <i>Liaisons dangereuses</i> de Choderlos de Laclos. Il y joue aux côtés des grands acteurs Gérard Philippe, Jeanne Moreau, Annette Vadim et Boris Vian. Ce film réalisera les plus importantes recettes du cinéma français pendant de longues années.</p> <h3>Cinéma italien</h3> <p>Trintignant connait rapidement le succès avec <i>Le Fanfaron</i> de Dino Risi, film culte de la comédie italienne des années 1960 avec Vittorio Gassman. Il inaugure avec cet opus une longue présence sur grand écran en Italie. Il y apparaît dans une vingtaine de films. «Je n’acceptais pas d’être un acteur sans voix et d’être doublé en dépit du fait que je ne parlais pas l’italien parfaitement. J’ai toujours joué des rôles d’Italiens, refusé de jouer seulement un étranger avec un accent.» Trintignant s'éprend du cinéma de la péninsule: «Il y avait quelque chose de très joyeux, de très gai, de très insouciant dans le cinéma italien de cette époque, qui était magnifique». Selon lui, les cinéastes italiens possédaient aussi presque instinctivement un très bon goût. «Ils étaient très portés vers les arts plastiques et la photographie. Ils étaient très intéressés par l’habillage et le maquillage, ce qui me plaisait».</p> <p>Le jeune et séduisant Trintignant s’était fait repérer en 1959 des spectateurs d’<i>Eté violent</i> de Valerio Zurlini. Dans <i>Le conformiste </i>(1969) de Bertolucci, adapté du roman éponyme d’Alberto Moravia, il jouera l’un des plus grands rôles de sa très longue carrière. Il incarne le personnage complexe et ambigu de Clerici. Ce dernier est tourmenté par un sentiment de culpabilité et d'anormalité liés à des abus subis dans l’enfance. Il ressent la nécessité d'être conforme à ce que la société attend d'un homme de son époque et le besoin de se fondre dans la masse en adhérant au fascisme. Parallèlement, dans la vraie vie, Jean-Louis Trintignant devient ami du cinéaste Ettore Scola. Les deux sont contemporains. Il joue des petits rôles dans ses films. «J’ai joué notamment dans <i>La Terrasse </i>avec <i></i>les quatre grands du cinéma italien, Ugo Tognazzi, Marcello Mastroianni, Serge Regianni et Vittorio Gassman». Dans ce film, quatre amis de longue date, proches des milieux de la gauche culturelle, se retrouvent à Rome pour une soirée-buffet sur la grande terrasse de l'un d'entre eux. L'enthousiasme de la jeunesse fait place pour eux à l'amertume et aux constats d'échecs, autant professionnels que sentimentaux. «Les personnages principaux de ce film incarnent une certaine décadence. Ce fut le film testament de la comédie italienne. C’était déplaisant d’être aussi lucide. 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Au début, j’ai décliné la proposition, mais comme le réalisateur Eric Rohmer et le producteur Barbet Schroeder insistaient, j’ai décidé de participer et de financer le film.»</p> <p>Trintignant s’était déjà illustré dans <i>Compartiments tueurs</i> (1965), le premier film réunissant une pléiade d’amis du réalisateur franco-grec Costa-Gavras. Tout comme Yves Montand, Irène Papas et Jacques Perrin et également par affinité élective, il accepte d’incarner bénévolement le rôle du juge d’instruction dans <i>Z</i> de Costa-Gavras (1968). «Egalement producteur, Jacques Perrin a obtenu que le film soit tourné en Algérie. Nous n’étions pas payés». Jean-Louis Trintignant aime travailler avec certains cinéastes non-conventionnels. Il affectionne la sensibilité qui émane du nouveau cinéma suisse, le vent discret de contestation qui souffle dans ses films. On peut le voir ainsi à l’écran dans trois films des réalisateurs genevois Michel Soutter (<i>L’escapade </i>(1974) et <i>Repérages </i>(1977)) et Alain Tanner (<i>La vallée fantôme</i> (1987)). Il partage avec ces cinéastes un même humour, fait vœu avec eux d’une même liberté et inventivité. Il communique son enthousiasme dans le cadre de l’émission Spécial Cinéma de la Radio-télévision suisse à Genève en 1977: «Les cinéastes suisses sont privilégiés. A Genève, vous avez la chance d’avoir un groupe de producteurs qui vous soutiennent pour faire ce que vous voulez. J’aime travailler avec vous!»</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1686224055_capturedcran2023060813.33.31.png" class="img-responsive img-fluid center " width="699" height="555" /></p> <h4><em>"La Vallée fantôme", Alain Tanner, 1987. © Collection Cinémathèque suisse. DR.</em></h4> <h3>Des rôles très variés</h3> <p><i>Z</i> de Costa-Gavras dénonçait la dictature des colonels instaurée en Grèce à la fin des années 1960. Avec ce rôle, Trintignant obtient le prix d’interprétation au Festival de Cannes en 1969. A l’instar de celui de <i>Z</i>, le personnage qu’il incarne dans <i>Ma Nuit chez Maud</i> est habité par le doute. Cependant, Jean-Louis Trintignant brille également lorsqu’il se glisse dans la peau de personnages plus décidés et volontaires, mus par le goût de l’action, le désir sexuel ou par le sentiment amoureux. En témoignent <i>Un homme et une femme</i> de Claude Lelouch (Palme d’Or à Cannes en 1966 avec Anouk Aimée), <em>Mon amour, mon amour</em> de Nadine Trintignant (1967), <i>L’homme qui ment</i> d’Alain Robbe-Grillet (Ours d’argent au Festival du film de Berlin en 1968), <i>Le train</i> de Pierre Granier-Deferre (sorti en 1973 avec Romy Schneider), <em>Je vous aime</em> de Claude Berri (1980, avec Catherine Deneuve, Gérard Depardieu, Alain Souchon, Serge Gainsbourg), <i>Le mouton enragé</i> (diffusé en 1984 avec Romy Schneider et Jane Birkin) et <em>Rendez-vous</em> d'André Techiné (1985 avec Juliette Binoche).</p> <h3>Intransigeance artistique</h3> <p>Sa compagne à la ville, Nadine Marquand-Trintignant, est une femme à poigne. Elle-même réalisatrice, elle souhaite que son compagnon fasse du cinéma. Elle l’encourage beaucoup. Une tragédie frappe le couple. Leur première fille Pauline qui vient à peine de naître meurt subitement en 1970 à l’âge de dix mois. «J’ai eu ma part de malheur. Ce fut une période douloureuse de ma vie. Pauline est morte d’une asphyxie du nourrisson pendant le tournage du film alors qu’elle était avec nous à Rome. Je l’ai trouvée morte dans mon lit d’hôtel. J’ai décidé de continuer à tourner <i>Le Conformiste</i> quand bien même j’étais dévasté intérieurement. Si on accepte d’être acteur, de jouer la comédie, il faut aller jusqu’au bout. Tous les grands metteurs en scène sont très durs. Bernardo Bertolucci, c’est évident, en a profité. Mon personnage a dans <i>Le Conformiste </i>une sensibilité écorchée. Cette interprétation est peut-être ce que j’ai fait de mieux, de plus fort, de toute ma carrière.» Un an après le drame, Nadine décide d’écrire et de réaliser le film <i>Ça n’arrive qu’aux autres</i>. Pour ce récit directement inspiré du drame que le couple vient de vivre, elle sollicite Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni. </p> <p>Il se plaît à explorer les interstices de la fiction et de la réalité. Dans <i>Flic Story </i><b></b>de Jacques Deray (1975), Jean-Louis Trintignant incarne un tueur en série. Il commente ainsi les exigences du rôle: «On ne peut pas être un personnage auquel tout nous oppose naturellement. Il faut faire un effort. Pendant le film, je suis devenu antipathique. Je me suis enfermé dans un hôtel pour épargner cela à mes proches. Cela m’est arrivé pour d’autres rôles. Je donne d’ailleurs souvent ce conseil aux comédiens: s’isoler pour entrer dans la peau de leur personnage». A la fin des années 1980 et durant les années 1990, Trintignant incarne des rôles plus énigmatiques. Il joue des personnages souvent misanthropes, cyniques ou enfermés dans leur solitude: <em>Rendez-vous</em> d’André Techiné (1985), <i>La vallée fantôme</i> d’Alain Tanner (1987), <i>Trois couleurs: Rouge</i> de Krzystof Kieslowski (1994), <i>Regarde les hommes tomber</i> de Jacques Audiard (1994)<i>, Ceux qui m’aiment prendront le train</i> de Patrice Chéreau (1997).</p> <h3>Eclectisme, autonomie et goût du risque</h3> <p>Jean-Louis Trintignant s’essaie à la réalisation une première fois avec la comédie d’humour noir <i>Une journée bien remplie</i>, puis une deuxième fois avec <i>Le Maître-Nageur</i>, un récit empreint de la même tonalité sardonique que le précédent. Il décide de ne pas poursuivre dans cette voie. S’il le regrette, il observe manquer de certitudes et des compétences de leadership nécessaires pour exercer le métier de réalisateur. Malgré quelques apparitions dans des films tournés outre-Atlantique (<i>Un homme est mort</i> de Jacques Deray (1972) et <em>Under Fire</em> de Roger Spottiswoode (1985)), le cinéma américain ne le fait pas rêver. Il décline les invitations à incarner les personnages de Lacombe dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Rencontres_du_troisi%25C3%25A8me_type"><i>Rencontres du troisième type</i></a> de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Steven_Spielberg">Steven Spielberg</a> et d'un journaliste dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Apocalypse_Now"><i>Apocalypse Now</i></a> de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Ford_Coppola">Francis Ford Coppola</a>. Ces rôles sont respectivement repris par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%25C3%25A7ois_Truffaut">François Truffaut</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dennis_Hopper">Dennis Hopper</a>. 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Il termine deuxième aux <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/24_Heures_de_Spa">24 heures de Spa</a> en 1982 avec ses coéquipiers <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Pierre_Jarier">Jean-Pierre Jarier</a> et Thierry Tassin.</p> <p>En 1996, à l’instar de son oncle Maurice Trintignant (1917-2015) retiré de la course automobile dans son domaine viticole de Vergèze dans le Gard, il se lance dans une nouvelle aventure en achetant cinq hectares de vignes dans les côtes du Rhône avec un couple d’amis.</p> <h3>Surmonter l’horreur, vivre et jouer malgré le deuil</h3> <p>Marie Trintignant a débuté sa carrière d'actrice en 1966, à l'âge de quatre ans, dans <i>Mon amour, mon amour</i> de sa mère Nadine, aux côtés de son père Jean-Louis. Puis, elle enchaîne d'autres films avec sa mère, ensuite sous l’égide de son père adoptif le cinéaste Alain Corneau et d’autres réalisateurs. Active au théâtre, elle est nominée cinq fois aux César. Pendant quatre ans, de 1999 à 2003, Jean-Louis et Marie Trintignant jouent sur scène <i>Lettre d’amour du poète Guillaume Apollinaire à sa bien aimée Lou</i> mise en scène par Samuel Benchétrit. Trois ans plus tard, en 2002, Marie Trintignant est assassinée par son compagnon le chanteur Bertrand Cantat à Vilnius où elle tourne le téléfilm <i>Colette, une femme libre</i>, suite à une dispute au sujet d'un message envoyé par son mari Samuel Benchétrit dont elle est séparée.</p> <p>La mort de Marie plonge son père dans une stupeur et un désarroi total. «Cela m’a complètement détruit. Je n’arrive pas à m’en remettre. Marie est la personne que j’aime le plus au monde. Elle était très maternelle avec moi. Elle a établi cette relation avec moi sachant que cela me plaisait. J’ai pensé au suicide. J’ai appris à vivre sans consolation».</p> <p>En 2005, en hommage à sa fille tuée, Jean-Louis Trintignant lit la pièce d’Apollinaire, crée avec elle, au Festival d’Avignon. «Les mots ne m’ont pas guéri, mais ils m’ont nourri. J’ai réalisé que je pouvais vivre encore, partager des choses en redevenant comédien». Au cours de la même année, il joue avec Roger Dumas dans la pièce <i>Moins 2</i>, écrite et mise en scène par Samuel Benchetrit au Théâtre Hébertot. Au côté de Daniel Mille à l’accordéon et de Grégoire Korniluk au violoncelle et après l’avoir présenté en province en 2011, il joue au théâtre de l’Odéon de Paris son spectacle «Trois poètes libertaires: Boris Vian, Jacques Prévert et Robert Desnos». Ce spectacle tourne dans d’autres villes en 2012 et 2013.</p> <p>Après quatorze années loin des caméras, Jean-Louis Trintignant accepte de revenir au cinéma dans <i>Amour</i> de Michael Haneke. Son interprétation magistrale d’un mari aimant au chevet de son épouse qui perd la mémoire est saluée unanimement par la critique. Ce drame familial et universel au sujet de la maladie, la vieillesse et de la mort est récompensé par la Palme d’or au 65ème Festival de Cannes, le César du meilleur film et l’Oscar du meilleur film étranger.</p> <p>En dépit de ses succès, Jean-Louis Trintignant est conscient de devoir affronter une double épreuve, la mort atroce de sa fille et celle sa propre vieillesse. «On nous avait pas prévenus que la vieillesse n’est pas une continuité! C’est une situation qui est très déplaisante. Il faut essayer de vivre le naufrage de la vieillesse le mieux possible». L’acteur pose sur sa vie un regard rétrospectif: «J’ai eu une adolescence très difficile. J’ai vécu l’âge adulte comme une renaissance. Le théâtre m’a arraché à la mélancolie. Et les femmes – l’amour – aussi.» Son art a été enrichi par ses expériences de vie, y compris celles les plus terriblement douloureuses et dramatiques. Cependant, il confesse le plaisir intense qu’il éprouve à remonter sur les planches. «Porter un masque tout en étant au plus proche de qui on est: c’est ce à quoi l’on peut aspirer une fois l’âge venu». «Ce que je préfère au théâtre, c’est le temps pour l’improbable et la place pour l’improvisation. J’aime l’expérimentation de jeu possible au théâtre. J’aime l’action sur le moment présent. J’aime l’instantanéité, le hasard, le jeu, le risque. La noblesse de l’art du théâtre, c’est qu’on ne peut pas s’installer dans une routine. J’aime la liberté que la poésie nous procure. La poésie nous dépasse, elle réussit à enthousiasmer. J’ai cherché et je cherche un théâtre pur, un jeu sincère qui puisse susciter l’émotion.»</p> <p>Jean-Louis Trintignant est mort le 17 juin 2022, à Collias dans le Gard, «entouré de ses proches», selon son épouse Marianne Hoepfner Trintignant, à l’âge de 91 ans. Il a consacré sa vie à faire rayonner les arts du théâtre et du cinéma, à partager avec beaucoup de justesse, de sincérité et de générosité ses émotions et les réflexions que nourrissaient sa personnalité hors du commun.</p> <hr /> <h4><a href="https://live.cinematheque.ch/cycle/2006-jean-louis-trintignant-un-an-dj" target="_blank" rel="noopener">Jean-Louis Trintignant, un an déjà. Rétrospective à la Cinémathèque suisse</a>.</h4> <hr /> <h4>Pour aller plus loin:</h4> <h4><a href="https://www.rts.ch/archives/tv/culture/special-cinema/3470191-jl-trintignant.html">Spécial Cinéma de Christian Defaye avec Jean-Louis Trintignant, Radio-télévsion suisse, 1977</a>.</h4> <h4><a href="https://www.rts.ch/archives/tv/culture/special-cinema/7917214-trintignant-et-soutter.html">Spécial Cinéma de Christian Defaye avec Trintignant & Soutter, Ma RTS, Les Archives de la Radio-télévision suisse, 1977.</a></h4> <h4><a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-jean-louis-trintignant-l-integrale-en-cinq-entretiens-2004">Jean-Louis Trintignant – A Voix nue, France Culture, 2004</a>.</h4> <h4><a href="https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=XD5t1VyyRT8&feature=youtu.be" target="_blank" rel="noopener">Jean-Louis Trintignant - Vie privée, Vie publique, Mireille Dumas, 2005.</a></h4> <h4><a href="https://www.youtube.com/watch?v=9QhrA2JJdI4">Portrait de Jean-Louis Trintignant, pour la collection "empreintes", produit par Pierre Bouteiller et écrit et réalisé par François Chayé, Youtube, 2015.</a></h4> <h4><a href="https://www.youtube.com/watch?v=KWZCCjPu2Ko">Jean-Louis Trintignant: c’est quoi? Blow-up – Arte, 2017.</a></h4> <h4><a href="https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=FQPbDMn67dY&feature=youtu.be" target="_blank" rel="noopener">Jean-Louis Trintignant mort à 91 ans. Hommage C à vous, 2022.</a></h4> <h4><a href="https://www.youtube.com/watch?v=SkLs_PioFNo">Jean-Louis Trintignant: le monstre sacré, Code source, le podcast quotidien d'actualité du Parisien, 2022.</a></h4> <h4><a href="https://www.rts.ch/info/culture/cinema/9737168-jeanlouis-trintignant-le-discret.html#chap03">Jean-Louis Trintignant, le discret, Marie-Claude Martin, Radio-télévision suisse, 2022.</a></h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'jean-louis-trintignant-talent-et-profondeur', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 279, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 1259, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' } ] $embeds = [] $images = [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) { 'id' => (int) 8979, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'name' => 'Capture d’écran 2022-02-09 à 18.56.10.png', 'type' => 'image', 'subtype' => 'png', 'size' => (int) 1111155, 'md5' => '00314cb2f0d9c71b488a4edfc07f18f3', 'width' => (int) 857, 'height' => (int) 686, 'date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'title' => '', 'description' => '', 'author' => '', 'copyright' => 'Collection Cinémathèque suisse. 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