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A l’heure où l’idéologie woke, cette grande alliance mondiale des éveillés de tous poils, exige de chacun qu’il revendique ce qu’il est, ce qu’il aime ou ce qu’il croit, que peut bien nous réserver la visite de l’exposition «Hardcore» qui se tient dans le quartier de Soho, à Londres, depuis la fin du mois de mai? Se proposant de rejeter toute notion de tabou et présentée par certains critiques comme une expérience «aussi puissante que bandante», parviendra-t-elle à prouver que la subversion sexuelle a encore un sens aujourd’hui?



Nulle part où s’assoir. Non, j’ai beau chercher, nul banc ou chaise n’ont été prévus pour que les visiteurs de la galerie Sadie Coles HQ puissent s’attarder. Le seul tabouret est celui de la gardienne du lieu – une jeune fille sans doute étudiante au drôle de sourire en coin, qui porte un casque sur les oreilles. Il faut dire qu’elle est postée juste à côté d’un écran vidéo et d’une sono qui projettent des sons de marteau piqueur assourdissants. Nous sommes à Soho, quartier du district de Westminster anciennement célèbre pour ses bordels – des plus miteux aux plus raffinés – et, plus récemment, pour ses sex-shops – du moins jusque dans les années 2000 et l’arrivée d’internet dans les foyers. Depuis la fin du mois de mai, l’exposition Hardcore a pris place au dernier étage de cet ancien entrepôt reconverti en galerie, situé dans la même rue que le très snob magasin Liberty.

Saluée par les propriétaires du lieu «comme un rejet de la notion de tabou psychologique et sexuel à l’aune des différents paramètres de l’expérience humaine», les artistes sélectionnés attirant, quant à eux, l’attention sur «les politiques de contrôle, de hiérarchies sociales, de subjugation et de traumatisme» actives dans notre société, est-ce tout à fait un hasard si l’exposition débute en même temps que le festival londonien lié au Mois des fiertés dont Coca-Cola, Netflix et la chaine de supermarchés Tesco (l’équivalent anglais de Franprix) sont les sponsors, le tout relayé par la très active mairie de Westminster?

Gris, blanc, gris. Nous sommes dans un lieu qui se veut neutre, afin, sans aucun doute, que la puissance et l’intransigeance des œuvres exposées puissent mieux nous prendre à la gorge – ou au ventre. Dès l’entrée, une fois passées les hôtesses d’accueil aux airs de secrétaires médicales, une feuille de présentation en format A4 plastifiée donne le ton: on y lit la définition du hardcore comme «rejet des paramètres simplistes du bien ou du mal», ou encore que l’exposition «n’a pas de parti pris car le sexe est toujours unique et qu’il n’y a pas qu’une seule morale sexuelle contrairement à ce que l’on voudrait bien nous faire croire» ( qui est ce «on»? Pour le moment, mystère…). On y trouve finalement cette assertion, venant de manière très appropriée rappeler les drapeaux et décorations pailletées aux couleurs Lgbtqia+ qui ornent les rues de Soho, selon laquelle «la vulnérabilité est un arc-en-ciel».

Forte de ce manifeste, je débute donc ma visite et trouve, grâce au premier accrochage, la réponse à la question sur le «on» responsable d’une vision totalement étriquée de la sexualité. Un pan entier de vulves dessinées sous forme de frises, chacune soulignée d’une phrase, nous fait suivre les aventures de la dénommée «Vulva» au pays des machos. Il s’agit d’une prise de conscience en forme de chemin de croix s’achevant par cette épiphanie: «Vulva déchiffre la sémiotique constructiviste féministe et réalise qu’elle n’a aucun sentiment propre, même ses sensations érotiques sont le produit de projections, impositions et conditionnements patriarcaux.» Le grand coupable est donc, sans surprise, le patriarcat. Gare à toi, Diderot, voici venir la revanche des «bijoux indiscrets»! Pour le moment, ils en sont encore à l’éveil, mais bientôt, ils auront des choses à nous dire. C’est promis.

Mais que peut donc nous offrir de plus l’exposition? Ne vient-on pas de ruiner tout son intérêt si le patriarcat a d’ores-et-déjà eu la peau de la vulve? Heureusement la pratique SM tient le beau rôle pour le reste des œuvres et sous diverses formes: ici une suspension de ceintures de cuir tressées façon tapisserie, et, faisant contre-point, un gigantesque fouet pendu au plafond dont les lanières sont artistiquement disposées en bouquet… Le coin SM est complété par une installation de l’artiste américaine Tiona Nekkia McClodden, «The Brad Johnson Tape [REPAIR] (2017–22)» qui remporte haut la main la palme du verbeux et du nombrilisme. Le visiteurs a, d’entrée de jeu, droit à trois feuillets d’explications sur la genèse de l’œuvre présentée et ce qu’il advint de sa pièce-phare – un tee-shirt de la Navy américaine ayant appartenu au marin Brad Johnson – lors d’une précédente exposition (je brise le suspens: le tee-shirt fut jeté par inadvertance à la poubelle par l’un des gardiens du musée l’ayant pris pour une vulgaire nippe….). La description du traumatisme subi par l’artiste s’étale sur la même étagère que les divers instruments SM ayant servi à la réalisation de la vidéo montrée sur l’écran adjacent. Elle prend autant, si ce n’est plus, de place.

Au centre de la salle, le marronnier de tout artiste qui connait ses classiques, je veux bien entendu parler de l’éternelle carcasse écorchée de Rembrandt, est présentée dans sa variante porcine pourrissante. C’est une sculpture en silicone qui ruisselle d’autant de pus que de perles et de cristaux, tandis que ses viscères se répandent au sol. Elle jouxte un pain de viande avariée prédécoupé du même artiste. Est-ce à dire que l’idéal de récupération, le no-waste, est lui-même hardcore? Je m’interroge. Heureusement, deux photographies de couples homosexuels (hommes et femmes, la parité est donc respectée) vient remettre de l’ordre dans tout ça. Munis de mitraillettes, éclaboussés de sang mais se tenant embrassés, ils nous rappellent subtilement que s’aimer librement est une lutte de chaque instant.

Et puisqu’il faut bien entendu une «star» d’envergure mondiale pour rameuter du monde, trois photographies de Cindy Sherman sont également présentes à la toute fin de l’exposition: des corps de mannequins en plastique photographiés en très gros plans: ici, un sexe d’homme éjaculant, là, l’orifice béant d’un anus, là, encore, une tête artificielle, bouche ouverte, positionnée sous deux autres corps. Les poils pubiens bien visibles attestent du jusqu’au-boutisme de la démarche de Sherman. Le problème est que, en dépit des angles incongrus de ces photographies, depuis les travaux de Hans Bellmer sur la Poupée datant du début du XXème siècle, cet hyperréalisme celluloïdé offert en contre-plongée parait bien insignifiant.

Je comprends soudain pourquoi ce type de lieux ne veut surtout pas que ses visiteurs puissent s’assoir, s’attarder pour fréquenter les œuvres exposées: ils sont conçus comme des zones de passage, de déambulation, dont on ressort pour parcourir d’un même pas tranquille, inébranlé, les rues et les boutiques d’un Soho arty-chic plaisamment estival pavoisant aux couleurs arc-en-ciel. Prendre son temps reviendrait à goûter un peu plus le vide abyssal de ce qui nous est montré, sentir davantage qu’il ne se passe strictement rien au contact de ces œuvres et que tout repose sur des «notes d’intention», des déclarations. Nulle sensation, ni trouble. Les ténèbres du désir, eux, ne sont tout simplement jamais approchés. Ce qu’a parfaitement analysé Annie Le Brun lorsqu’elle évoque un art contemporain au réalisme globaliste, signe d’un cynisme ultime puisque ce dernier met place un système qui fonctionne par subjugation et sensationnalisme, annihilant toute sensation, tout jugement possible. Choqué? Tant mieux. Pas choqué? C’est tout aussi bien. Moralité: tout est indifférent. Seul le discours, forcément militant, compte. Avec des expositions comme Hardcore, le sexe est un label fourre-tout, un thème politique inclusif obligé correspondant à un calendrier annuel de divertissements voulus par les associations de défense des droits des individus et soutenus par les institutions gouvernementales. Les deux sont, il est vrai, particulièrement actives au Royaume-Uni, et à Londres en particulier.

Je retiendrai cependant de cette exposition une photographie grandeur nature d’un personnage nommé «Supermasochist» affublé de tout l’attirail nécessaire à son titre. Gringalet à la peau rose, posant les mains gainées de gants chirurgicaux sur les hanches, un masque à oxygène sur le nez et une chemise d’hôpital en guise de cape, le scrotum étiré par un poids qui effleure le sol, notre héros fixe le spectateur avec un mélange de candeur et de stoïcisme qui a réussi à m’arracher un pauvre sourire. De ces sourires non pas de pitié, mais de connivence devant le pathétique humain, ce qui nous fait désirer et jouir, montré sans fard – l’inverse de la fierté. Je ne connaissais rien de cet artiste, Bob Flannagan. Avec sa compagne Sheree Rose, ils sont notamment les auteurs d’un film tourné au début des années 90 et ayant servi de clip à la chanson «Happiness in slavery» du groupe Nine Inch Nails où l’on voit Flannagan, attaché à une chaise de torture, subir tous les sévices possibles et imaginables jusqu’à l’extrême. Flannagan se savait condamné depuis l’enfance par la mucoviscidose. Il en est mort à 43 ans. De toute l’exposition, notre super-héros est sans doute le seul qui ne triche pas. C’est également, derrière son masque à oxygène, le seul qui nous regarde droit dans les yeux.


«Hardcore», Sadie Coles HQ, Londres, jusqu'au 5 août 2023.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Chan clear 12.07.2023 | 10h02

«Merci d’être allée et de nous avoir partagé vos impressions, me demande quelle sera la prochaine forme d‘art lorsque la page de l‘art contemporain sera tournée :)»


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