Culture / Eloge de l’image en fuite
Vittore Carpaccio, Deux Dames vénitiennes (détail), c. 1490.
Avec son dernier essai, «La Vitesse de l’Ombre», paru au printemps dernier, Annie Le Brun nous offre un ouvrage peu commun. A la fois extrêmement personnel et intrigant, il est le prolongement – voire, à rebours, le fondement poétique d’une réflexion qui se poursuit depuis plusieurs années sur le statut de l’image contemporaine, dont les techniques de transmission ont été accaparées par le capital.
Dans Ceci tuera cela, Image, regard et capital écrit en collaboration avec Juri Armanda paru en 2021, Annie Le Brun faisait déjà ce constat sans appel: la prise de possession de notre regard par les plateformes numériques (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). La pandémie de Covid-19 ayant accéléré le phénomène, l’image est devenue aujourd’hui un ersatz de liberté, une pseudo arme contre l’invisibilité, qui n’obéit plus, en réalité, qu’à la logique marchande des algorithmes et la redistribution à grande échelle. Si cette nouvelle économie du regard n’a fait qu’empirer au détriment des «poches d’obscurité» individuelles révélées par l’expérience troublante d’images irrégulières, doit-on pour autant parler de phénomène irréversible? S’agit-il d’une victoire définitive de la loi du connexionnisme sur le pouvoir d’effraction de notre imagination et de notre désir?
La réponse apportée par Annie Le Brun dans La Vitesse de l’Ombre est à la mesure de l’enjeu – celui de notre liberté, ni plus, ni moins. Loin de se poser en pédagogue, encore moins en modèle dont il faudrait suivre l’exemple, l’auteure accomplit un geste de générosité et de confiance rares: elle nous ouvre son propre livre d’images – ces images dont elle précise: «A aucun moment, je ne les ai vraiment choisies», et qui forment entre elles ce qu’elle nomme «une constellation d’énigmes». Ainsi, placé sous le signe d’un souvenir d’enfance, celui d’un petit livre pop-up reçu en cadeau à l’âge de sept ans et «qui s’est ouvert comme un théâtre où je n’étais encore jamais allée mais où j’eus l’impression immédiate de pouvoir m’aventurer sans fin», La Vitesse de l’Ombre est une plongée dans l’irréductible profondeur d’images qui échappent à toute domestication, toute colonisation par le capital ou la loi du nombre. Cette confiance dont elle nous gratifie peut être intimidante: il faut prendre le risque de ne pas revenir indemne de la fréquentation de ces images, du contact des ténèbres, là où la vie elle-même palpite de ses ambivalences.
Les images confiées par Annie Le Brun sont de différents types et techniques (peintures, dessins, gravures, photographies…), de divers artistes (Ucello, Picasso, Toyen, Jacques-Henri Lartigue, Duchamp, Courbet..) et époques (de la première Renaissance italienne au XXème siècle français) mais elles ont toutes en commun d’avoir révélé à l’auteur une part d’elle-même qui tend vers un infini, souvent trouble, féroce, absolument érotique. A l’intérieur de chaque chapitre, les représentations se prolongent, se diffractent, gagnent toujours plus en luminosité et obscurité à mesure qu’elles s’interpellent. Descendre vers la profondeur exige d’accepter que ce périple puisse ne pas avoir de fin – imprescriptible, comme le désir.
Prenons le chapitre intitulé «Du regard sans alternative»: de la photographie de Bibi à Marseille de Lartigue (1928), à la gravure anonyme illustrant L’histoire de Juliette de Sade de 1797, en passant par la peinture des Dames vénitiennes du Carpaccio de 1490, les images qui le constituent dessinent toutes ensemble un érotisme de la ligne de fuite, de l’invisible. Ainsi du regard des personnages féminins représentés de profil faisant signe vers un objet absent (leur part secrète) nait cette tension qui suscite à son tour le désir du spectateur… jusqu’au dessin de Picasso, L’environnement vaginal (1902), où le face-à-face avec la femme au sexe béant, offert entre ses doigts comme un troisième œil, nous confronte à l’impossibilité de toute communion. Car la ligne de fuite n’est pas qu’une question de position, c’est l’essence même du regard humain hanté par ce qui est au-delà.
La Vitesse de l’Ombre est définitivement un livre inclassable en cela que se manifeste sous nos yeux le mouvement de va et vient constant et fécond entre la profondeur des images et la poésie. Les mots s’abreuvent à cette source étrange et sauvage de la représentation en images, et en reviennent pour toujours changés. Chaque chapitre du livre s’achève ainsi par un poème original d’Annie Le Brun, lui-même graphiquement composé dans un mouvement d’échappée qui n’entend jamais offrir une conclusion ou une explication à ce qui se joue, là, sur la page. C’est un dialogue vieux comme le monde écrit dans une langue qui n’est pas celle des théoriciens si prompts à chercher le système dans la création.
Par sa forme, son ambition sensible et son refus du processus actuel massif de décervelage, ce livre est un acte de résistance dont la principale force réside dans la confiance faite à chacun de pouvoir renouer avec la navigation aventurière de son propre regard et de son imagination. Le lecteur comprend intuitivement, physiquement, l’impulsion salvatrice de la démarche d’Annie Le Brun dont le plaisir tout anarchique pris à l’effraction et à l’écart agit sur lui comme un aiguillon. Telle est la leçon qu’il tire de La Vitesse de l’Ombre: à lui de constituer son propre livre d’images, curieux d’explorer cet espace de liberté ravi aux algorithmes. Se refusant à être la proie du nombre, préférant la reconquête de l’ombre, le voici, tel le jockey perdu de Magritte, lancé à bride abattue sur les traces de ce qui «s’enfuit dans la nuit redoublée».
«La Vitesse de l’Ombre», Annie Le Brun, Editions Flammarion, 125 pages.
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Visites aux médecins, errances dans les hôpitaux, rencontres avec d’autres patients – ceux-ci sont souvent émouvants, dans leur déni comme dans leur résignation… Nous suivons l’écrivain exilé dans son parcours vers une possible guérison. Mais bientôt la description de ce que la maladie fait au corps se creuse d’un autre mal. C’est par la langue que notre homme avait cru pouvoir extirper la guerre de son corps? Délicieuse ironie: c’est par la maladie de ce même organe ulcéré que la guerre se rappelle à lui. Le narrateur l’admet, il s’est illusionné: «Nous n’avons pas le droit d’exiger de la littérature qu’elle nous aide à oublier. Elle est toujours, qu’on le veuille ou pas, essentiellement la mémoire. Et un combat qui n’en finit pas».</p> <p>Ce combat, il va le livrer une nouvelle fois, en affrontant les fantômes qu’il tenait enfouis au fond de cette boîte de Pandore refermée à la fin de l’année 1992, au moment de sa désertion. Mais pour ce faire, il doit renouer avec l’alcool, cet éternel allié de la violence décomplexée et de la survie dont il a tenté de se tenir éloigné durant toutes ces années. L’alcool, qui, bien souvent, divertit les soldats du suicide… à moins qu’il n’en soit une autre forme.</p> <p>Quand la guerre éclate au printemps 1992 dans l’ex-fédération de Yougoslavie, le jeune homme est admirateur de littérature américaine (Hemingway, bien entendu est au sommet de son Olympe des lettres) et animateur pour la radio locale. En voyant les premiers cadavres apparaître sur les écrans de télévision, il est d’abord sidéré. «Enfin, c’est stupide. Cette peur de la guerre. Je ne peux pas accepter que les Serbes sachent quelque chose que nous autres ne sachions pas», tente-t-il de se convaincre. Après la télévision, c’est la rivière Bosna qui se met elle aussi à charrier des morts. Viennent ensuite les premiers obus, et le corps de l’apprenti écrivain comprend enfin, avant même que sa conscience ne l’accepte, ce qui se passe: «douleur, diarrhée, solitude, peur». Autrement dit: la guerre a violemment pris possession de lui. Et ne va plus le lâcher.</p> <p>L’alcool – encore lui! – aidant, le jeune homme décide de s’enrôler. Entre la peur qui ne le quitte plus, ses entrailles qui le trahissent à la moindre alerte, son accoutrement ridicule, le rire ou la méfiance qu’il inspire aux autres soldats et l’absence d’organisation d’une armée bosniaque plus proche d’une version sanglante et psychotique des pieds nickelés que d’une troupe d’élite, comment le narrateur pourrait-il prendre le soldat qu’il est devenu au sérieux? <i>Tragi-comique</i> … L'adjectif revient souvent sous la plume de Velibor Čolić. Tout comme le nom de Chveik, ce soldat dépenaillé et parfaitement inutile inventé par l’écrivain tchèque Jaroslav Hašek. 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Une manière de dire l'impermanence et l'interpénétration des choses. La gravité aussi. Et la verticalité. Enfin le rapport au mur je veux dire. C'est une condition pour qu'il y ait peinture, cette verticalité. Pollock qui travaille pourtant à plat, ou Spoerri avec ses tableaux-pièges conçus horizontalement, redressent ensuite leur travail pour que celui-ci accède au statut de tableau. Ainsi, dans ma peinture, le feu ou une tête ou un mot peuvent «couler», et ce faisant, ce qui est sur le passage de la coulure va se désagréger, s'altérer. La coulure n'étant qu'à moitié maîtrisée, il y a le risque qu'elle traverse un visage ou autre… Ce hasard me plaît. C’est même assez jouissif. Ces coulures me permettent d'éviter à tout prix une trop grande <i>netteté globale</i> qui serait selon moi mensongère, angoissante, trop propre pour être honnête. Et puis, je pense aussi que ce sont des résurgences de ma culture <i>grunge</i>, <i>hardcore</i>, mais aussi d'un côté «brouillon» <i></i>qui m'a toujours caractérisée. </p> <p><strong>Le chaos aurait-il donc une vertu?</strong></p> <p>Oui, à la fois comme état originel, comme soupe primordiale, espace indifférencié, et aussi comme état plastique. Le mot origine se dit en allemand <i>Ursprung</i>, ça dit bien l'idée de jaillissement, de saut, d'un état tourbillonnant. Peut-être que peindre, c'est <i>sauter.</i></p> <p><strong>Comment savez-vous quand vous avez atteint le niveau de chaos souhaitable, de jaillissement supportable dans une toile?</strong></p> <p>Comme tout chaos, il est constitué d'affects très différents les uns des autres, réunis par une sorte de mouvement perpétuel. Cette confusion, ce désordre fait de calme et de tempêtes, ça se circonscrit dans le cadre du drap tendu. C'est assez jungien je m’en rends compte, là, cette obsession de la<i> complétude</i>, essayer de peindre un équilibre de joie et de souffrance. Un peintre (Mais qui? J'ai oublié son nom et le cherche depuis des années) disait: «on ne finit pas un tableau, simplement on l’abandonne». Il y a de ça… Il y a un moment où le mur ne veut plus rien. Et où on a fait tout ce qu'on pouvait à ce moment-là. On peut appeler ça un épuisement. D'un commun accord, la peinture et moi on décide que c'est plié, zou, au séchage.</p> <p><strong>Les mots, les écritures sont très présents dans vos toiles et certains écrivains sont d’ailleurs des figures centrales de votre série «Idols Asylum».</strong></p> <p>Oui c'est vrai... Des musiciens, des peintres, des cinéastes, et des écrivains. Kafka, Rimbaud, Nietzsche...</p> <p><strong>Pourquoi ne pas évoquer votre rapport à la littérature avec l’un de ces écrivains en particulier dont vous avez fait le portrait: l’américaine Flannery O’Connor? 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J'ai grandi dans et avec la musique, car élevée par une mère chanteuse… Et mes peintures d'adolescence étaient très marquées par l'influence de Klee, Rothko, Malevitch, ce rythme, justement. La vibration, les variations, le temps déplié/replié… Et il y a le fait de travailler en musique, la danse face au mur… Une de mes dernières expositions à Bruxelles s'intitulait «Hardcore Psalmoï», manière de dire comme il y a aussi une dimension disons sacrée ou mystique dans l'élan de ces musiques, qui aident à faire le <i>saut de peindre,</i> en tous cas pour moi. Je partage ma vie avec Christophe Guiraud, qui écrit de la musique contemporaine mais qui vient de la <i>noise</i> extrême, et du punk. Alors, évidemment, on retrouve des partitions spectrales dans mes peintures, où j'imite son écriture… Une amoureuse des glyphes comme moi ne peut qu'être exaltée par ce travail de scribe! 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L’honorable université se voyait ainsi accusée de participer au racisme systémique de l’Occident moderne. Que croyez-vous qu’il advint? La réponse du département incriminé ne se fit point attendre: il s’engagea, après avoir reçu la pétition des offensés, à mener un plan d’action en 13 points contre l’absence honteuse de diversité dans la sculpture gréco-romaine. Les Monty Pythons n’auraient pas pu imaginer histoire plus grotesque, et pourtant, cette anecdote est bien réelle – une parmi tant d’autres, judicieusement choisie par Sylvie Perez.</p> <p>La grande «chance» du wokisme, souligne l’essayiste, est «qu’on le prend à la légère; on en sous-estime le sérieux, faute d’en mesurer les implications et le potentiel révolutionnaire». 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Son livre va plus loin en retraçant les initiatives les plus éclairantes de la résistance anglo-saxonne désormais à l’avant-garde d’une lutte qui devrait être celle de tous les défenseurs de la liberté d’expression. Certains de ces combattants prêts à monter sur le ring pour débattre là où les wokes ne pensent qu’à faire taire leurs opposants, sont devenus des <i>super stars</i> médiatiques à l’instar du docteur en psychologie Jordan Peterson, de l’explosive féministe Camille Paglia, ou bien de l’intellectuel polémiste Douglas Murray. Mais <em>En finir avec le wokisme</em> rend également justice aux initiatives d’individus moins flamboyants. Ceux-ci ont dû trouver des alliés, constituer eux-mêmes des coalitions de défense et de ripostes, élaborer des outils efficaces pour contre-carrer une machinerie de condamnation morale et sociale woke bien huilée. Sylvie Perez est allée à leur rencontre, les a interrogés. 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Cette histoire qui représente «un trésor pour toujours plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment», écrivait Thucydide dans son <i>Histoire de la guerre du Péloponnèse. </i>C’était au Vème siècle avant notre ère.</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1698220063_9782204133838.png" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="311" /></p> <h4>«En finir avec le wokisme», Sylvie Perez, Editions du Cerf, 366 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'wokisme-les-territoires-perdus-de-la-pensee', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 332, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 5, 'person_id' => (int) 13394, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' } ] $embeds = [] $images = [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) { 'id' => (int) 10394, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'name' => 'Vittore_Carpaccio_079.jpg', 'type' => 'image', 'subtype' => 'jpeg', 'size' => (int) 341897, 'md5' => '5c9515807237cfa6217ce62707dfde6f', 'width' => (int) 2507, 'height' => (int) 1802, 'date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'title' => '', 'description' => 'Vittore Carpaccio, Deux Dames vénitiennes (détail), c. 1490.', 'author' => '', 'copyright' => '', 'path' => '1690455954_vittore_carpaccio_079.jpg', 'embed' => null, 'profile' => 'default', '_joinData' => object(Cake\ORM\Entity) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Attachments' } ] $audios = [] $comments = [] $author = 'Olivia Resenterra ' $description = 'Avec son dernier essai, «La Vitesse de l’Ombre», paru au printemps dernier, Annie Le Brun nous offre un ouvrage peu commun. 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