Culture / Ces séries qui sont des miroirs de nos diverses sociétés
Jin-hee Ji dans "Designated survivor: 60 days". © Netflix
Deux couples de séries, américaines et coréennes, méritent la plus vive attention comparative, traitant respectivement les mêmes thèmes. Surtout politiques, avec les deux versions de «Designated survivor»; et surtout médicaux dans «Good Doctor». Quatre approches de faits humains, remarquables par la richesse de leurs observations et leur éventuelle pertinence critique, leur empathie et l’excellence largement partagée de leurs réalisations et de leurs performances d’acteurs. Bonus de fêtes!
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Ainsi, me déclarant un soir qu’un écrivain digne de ce nom devait conclure un pacte avec le Démon (et il me regardait) lui ai-je répondu qu’il n’avait aucune idée (ou presque) de ce que représentait ce qu’il venait de me balancer, et lui de me donner absolument raison, ou presque. </p> <p>Cela noté, et sans réserve cette fois, c’est à André Comte-Sponville, parfait introducteur à la pensée de Montaigne dans le <i>Dictionnaire amoureux </i>consacré à celui-ci, que nous devons les vues les plus pertinentes de cette suite d’hommages, notamment à propos de la «profondeur superficielle» de Jaccard, de son «snobisme du mal», mais aussi de sa droiture et de sa générosité, à quoi j’ajouterai deux «presque»… </p> <p>«Voilà deux ans qu’il est mort: je l’aime plus que jamais et ce m’est une raison supplémentaire de ne pas être d’accord avec lui», écrit-ainsi Comte-Sponville. Et l’excellent écrivain qu’est aussi Mark Greene, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à la table de Jaccard chez Yushi, abonde dans le même sens en apportant une nuance personnelle à la réserve du «presque», liée au fait qu’il y avait toujours, selon lui, une limite, dans les relations avec le cher disparu: comme une impossibilité, un inaccomplissement dans l’amitié «chaleureuse», ou presque, que vous demandait ou vous accordait Jaccard.</p> <h3>Mais comment donc peut-on être Jaccard?</h3> <p>Les animateurs de la <i>Cinquième saison</i> ont estimé qu’une femme adulte responsable, ni bimbo ni nymphette, serait la meilleure introductrice à la livraison consacrée à l’affreux Jaccard, misogyne et supposé limite pédophile, pour aborder illico le côté «problématique» du personnage et ses positions «clivantes», et c’est à la prof de littérature, et fine nouvelliste Valérie Gilliard qu'a incombé cette tâche délicate, dont elle s’est acquittée avec brio, justesse critique et souci d’équilibre, se demandant illico «comment on peut être Jaccard»…</p> <p>Situant d’emblée Roland Jaccard dans la mouvance «libertaire», ce qui se discute, l’éditorialiste rappelle plus précisément le climat intellectuel ou mental des années 60-70 en citant une tribune de Gabriel Matzneff datant du 26 janvier 1977, dans <i>Libération,</i> qui prônait la dépénalisation de la sexualité avec les mineurs. Né en 1941, notre Roland, presque «boomer» et conforté par l’esprit du temps où il était de bon ton d’ânonner qu’il est «interdit d’interdire», préfigure cependant la contre-offensive visant le «politiquement correct» des soixante-huitards. Et Valérie Gilliard d’observer avec raison: «Notre époque a tendance à condamner l’amoralisme, notamment celui qui s’exprime dans les productions culturelles, c’est là tout le jeu de la succession des mondes, avec leurs couleurs respectives, leurs croyances, leurs errances. Jaccard n’aura de cesse de regretter son Paris disparu, celui des libertés. Et avec lui, la possibilité de ne pas s’offusquer; d’exprimer sans arrière-pensée le primat du désir masculin; de rêver à être un pygmalion tout en effeuillant doucement sa misogynie au soleil de la piscine Deligny». </p> <p>Cependant à peine lâchées les piques de la critique, la commentatrice se reprend en nuances en invoquant le docteur Freud, la question de la pulsion de mort, le problème papa-maman et tout le fonds de commerce du futur chroniqueur psychanalysant du <i>Monde</i>, athée déclaré mais affilié à la secte freudienne avec tous les «presque» qui iront s’accentuant, dont témoignent une vingtaine de livres que leur auteur évoque en ces lignes (presque) significatives. «Nous avons écrit des livres, sans nous soucier des critiques et des ventes. Mais taraudés par une seule question: avions-nous atteint le niveau que nous nous étions assignés? En ce qui me concerne, j’en doute. 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Autant le vain piapia du poseur à la coq, dans sa basse-cour, pouvait insupporter, autant l’écrivain du <i>Monde d’avant</i> nous intéresse en même temps qu’il nous agace, nous charme autant qu’il nous rebute, nous révulse et nous scotche – ou presque…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715245354_no2223couverture1.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="317" /></p> <h4>«La Cinquième Saison. 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L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu». </p> <p>Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne… </p> <p>«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. 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Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».</p> <p>Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur»… </p> <p>Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci: «Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Et ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie? 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Un volume en partie « biographique » de la prestigieuse Pléiade, paru en 2009, témoigne à la fois de la reconnaissance et du niveau de qualité et de profondeur d’au moins une trentaine de romans qu’on taxe tantôt, comme l’auteur, de « romans durs », ou de « romans de l’homme ».</p> <p>C’est ainsi que <em>Lettre à mon juge</em><em> </em>ou <em>le balzacien</em><em> Bourgmestre de Furnes</em>, <em>La neige était sale</em>, <em>Les inconnus dans la maison</em>, <em>Feux rouges</em>, <em>Les gens d’en face</em><em> </em>ou <em>L’homme qui regardait passer les trains</em>, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de <em>Crime et châtiment</em><em> </em>de Dostoïevski, si proche à l’inverse de certains romans noirs.</p> <p>Mais qui était Simenon, formidable personnage lui-même de roman sans rien de « policier » ? De <em>Pedigree</em> à la <em>Lettre à ma mère</em>, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.</p> <h3><strong>Quand le « je » devient « il »</strong></h3> <p>Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...</p> <p>Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…</p> <p>À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de <em>Je me souviens</em>) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.</p> <p>Ainsi fut écrit <em>Pedigree,</em> pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. 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Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche… </p> <p>Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierres où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.</p> <p>Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.</p> <p>On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.</p> <p>Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. 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Pedigree et autres romans, Lettre à ma mère. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p.</p> <p>Montricher. 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Cinq ans avant les événements du Capitole de janvier 2021, les petits écrans américains frémirent sous l’effet d’une attaque terroriste bien plus meurtrière, lors de la première diffusion du «pilote» de la série Designated survivor sur la chaîne ABC, aujourd’hui visible sur Netflix comme l’est sa version coréenne datant de 2019.
Rappel des faits communs aux deux versions: après l’explosion d’une bombe fatale à la vie du Président et des plus hautes autorités gouvernementales et parlementaires, un «survivant désigné», conformément à la loi, est immédiatement appelé à remplacer le chef suprême; et l’ironie du sort veut, en l’occurrence, que le ministre survivant, secrétaire du logement et de l’urbanisation (pour l’Américain) et de l’environnement (dans le remake coréen), vienne d’être viré de ses fonctions pour motifs d’incompatibilité éthique et soit de fait (dans les deux cas), une sorte d’idéaliste intègre pas vraiment attiré par le Superpouvoir.
Lorsque nous avons vu Kiefer Sutherland (alias Tom Kirkman, le nouveau Président-malgré-lui) prêter serment sur la Bible, via Netflix, son homologue réel Donald Trump venait d’entrer à la Maison-Blanche. Or le «survivant désigné» de la série américaine, comptant actuellement 5 saisons, apparaissait comme l’anti-Trump à tous égards: le type du démocrate de bonne foi, écoresponsable et socialement concerné, complice parfait de sa très smart épouse (Natasha McElhone) et très cool avec ses deux enfants. Moins machiavélique tu oublies, en tout cas au début…
Sur une ligne analogue, le couple coréen qui investit la Maison-Bleue de Séoul dégage la même chaleur familière et sans apprêts, avec un survivant aussi mal préparé à affronter les grands fauves de la politique que son confrère.
Plus précisément, le nouveau Président Park Mu-Jin (campé par Jin Hee Ji avec le même naturel débonnaire que Kiefer Sutherland), ancien prof de chimie très engagé dans la défense de l’environnement, va devoir troquer ses baskets et ses jeans contre une «armure» officielle lui permettant de tenir le coup durant ses 60 jours d’intérim.
Comme chacune et chacun peut s’en douter, ces situations parallèles, au départ, vont donner lieu à des développements complètement différents, liés au contexte socio-politique interne et extérieur des deux nations. Dès sa nomination, Tom Kirkman va devoir «répondre» à ce qui semble un début d’hostilités, de la part des Iraniens; et c’est pour lui l’occasion de s’imposer, contre toute attente, au dam d’un général impatient d’en découdre, alors que c’est contre les va-t-en guerre de l’armée sud-coréenne, invoquant forcément l’agressivité du Nord, que le Président Park Mu-jin doit exercer un début d’autorité crédible…
Lois des séries obligeant: l’on n’échappe pas aux stéréotypes et aux clichés de feuilletons dans les deux versions du «survivant désigné» – dont le titre anglicisé est un premier signe d’assimilation… –, mais, sans paradoxe, c’est dans le gigantisme «à l’américaine» que la version initiale me semble perdre de sa force au fil des innombrables épisodes, après la très impressionnante mise en place de la fresque décrivant les coulisses de la Maison-Blanche et du Congrès, le travail des services secrets et les opérations anti-terroristes sur le terrain, les conflits entre politiciens et tacticiens militaires, la difficulté de concilier vie privée et fonctions publiques, les plaies vives du racisme et des inégalités sociales, etc.
Tant par son casting brillant, correspondant à une frise de personnages à la fois représentatifs et plus ou moins attachants, que par sa scénarisation et son filmage, le Designated survivor original mérite recommandation, mais la version coréenne gagne finalement en intensité dramaturgique et en subtilité psychologique sur une seule saison quasiment exhaustive quant aux thèmes spécifiquement coréens, avec de très bons acteurs et une cinématographie de premier ordre.
Quand le handicap est un atout, ou l’ahuri sublime...
Une intense poésie de l’image, et l’émotion qu’on trouve dans les romans de Dickens évoquant l’enfance en détresse, marquent le premier des vingt épisodes de l’unique saison de la série coréenne Good Doctor, dont la version américaine constitue le copié/collé quant à la situation de base.
L’exposé de celle-ci, après une plongée très émouvante dans le passé du protagoniste – un enfant autiste tyrannisé par son père et rêvant de devenir médecin après la mort accidentelle de son frère aîné – suit l’arrivée, à l’hôpital pédiatrique où il va accomplir son internat en chirurgie, de ce Park Shi-on dont la nomination suscite la fronde immédiate de certains pontes en place. Or le matin même, le jeune médecin a sauvé la vie d’un petit garçon accidenté en pleine rue, lui prodiguant des soins immédiatement filmés par les passants et répercutés sur les réseaux sociaux et les médias mondiaux. C’est le premier d’une série d’actes chirurgicaux bonnement «inspirés» par la prodigieuse mémoire de Shi-on et sa capacité unique d’établir des diagnostics, laquelle lui vaudra d’être considéré en dépit des préjugés que conforte son comportement souvent déroutant de grand enfant aux airs d’ahuri, incapable de se plier aux usages sociaux ou de «tenir sa langue», et d’autant plus dérangeant qu’il voit souvent plus juste que ses confrères – à préciser que le personnage doit beaucoup au jeu fort sensible et crédible de Joo won, jeune acteur aussi populaire dans son pays que méconnu sous nos latitudes...
L'hôpital, microcosme révélateur
Comme il en va de la série consacrée au «survivant désigné», démarquée du modèle américain, le Good doctor coréen, diffusé dès 2013, nous captive aussitôt par sa lecture de la réalité économique et sociale concentrée dans l’hôpital pédiatrique de Sungwon, où médecins de vocation et praticiens opportunistes, sponsors et gestionnaires soucieux de rentabilité s’affrontent pendant que l’on se bat et que l’on en bave au bloc.
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«Designated survivor», David Guggenheim, 43 épisodes de 52min.
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Moins machiavélique tu oublies, en tout cas au début…</p> <p>Sur une ligne analogue, le couple coréen qui investit la Maison-Bleue de Séoul dégage la même chaleur familière et sans apprêts, avec un survivant aussi mal préparé à affronter les grands fauves de la politique que son confrère.</p> <p>Plus précisément, le nouveau Président Park Mu-Jin (campé par Jin Hee Ji avec le même naturel débonnaire que Kiefer Sutherland), ancien prof de chimie très engagé dans la défense de l’environnement, va devoir troquer ses baskets et ses jeans contre une «armure» officielle lui permettant de tenir le coup durant ses 60 jours d’intérim.</p> <p>Comme chacune et chacun peut s’en douter, ces situations parallèles, au départ, vont donner lieu à des développements complètement différents, liés au contexte socio-politique interne et extérieur des deux nations. Dès sa nomination, Tom Kirkman va devoir «répondre» à ce qui semble un début d’hostilités, de la part des Iraniens; et c’est pour lui l’occasion de s’imposer, contre toute attente, au dam d’un général impatient d’en découdre, alors que c’est contre les va-t-en guerre de l’armée sud-coréenne, invoquant forcément l’agressivité du Nord, que le Président Park Mu-jin doit exercer un début d’autorité crédible…</p> <p>Lois des séries obligeant: l’on n’échappe pas aux stéréotypes et aux clichés de feuilletons dans les deux versions du «survivant désigné» – dont le titre anglicisé est un premier signe d’assimilation… –, mais, sans paradoxe, c’est dans le gigantisme «à l’américaine» que la version initiale me semble perdre de sa force au fil des innombrables épisodes, après la très impressionnante mise en place de la fresque décrivant les coulisses de la Maison-Blanche et du Congrès, le travail des services secrets et les opérations anti-terroristes sur le terrain, les conflits entre politiciens et tacticiens militaires, la difficulté de concilier vie privée et fonctions publiques, les plaies vives du racisme et des inégalités sociales, etc.</p> <p>Tant par son casting brillant, correspondant à une frise de personnages à la fois représentatifs et plus ou moins attachants, que par sa scénarisation et son filmage, le <i>Designated survivor</i> original mérite recommandation, mais la version coréenne gagne finalement en intensité dramaturgique et en subtilité psychologique sur une seule saison quasiment exhaustive quant aux thèmes spécifiquement coréens, avec de très bons acteurs et une cinématographie de premier ordre.</p> <h3>Quand le handicap est un atout, ou l’ahuri sublime...</h3> <p>Une intense poésie de l’image, et l’émotion qu’on trouve dans les romans de Dickens évoquant l’enfance en détresse, marquent le premier des vingt épisodes de l’unique saison de la série coréenne <i>Good Doctor</i>, dont la version américaine constitue le copié/collé quant à la situation de base.</p> <p>L’exposé de celle-ci, après une plongée très émouvante dans le passé du protagoniste – un enfant autiste tyrannisé par son père et rêvant de devenir médecin après la mort accidentelle de son frère aîné – suit l’arrivée, à l’hôpital pédiatrique où il va accomplir son internat en chirurgie, de ce Park Shi-on dont la nomination suscite la fronde immédiate de certains pontes en place. Or le matin même, le jeune médecin a sauvé la vie d’un petit garçon accidenté en pleine rue, lui prodiguant des soins immédiatement filmés par les passants et répercutés sur les réseaux sociaux et les médias mondiaux. C’est le premier d’une série d’actes chirurgicaux bonnement «inspirés» par la prodigieuse mémoire de Shi-on et sa capacité unique d’établir des diagnostics, laquelle lui vaudra d’être considéré en dépit des préjugés que conforte son comportement souvent déroutant de grand enfant aux airs d’ahuri, incapable de se plier aux usages sociaux ou de «tenir sa langue», et d’autant plus dérangeant qu’il voit souvent plus juste que ses confrères – à préciser que le personnage doit beaucoup au jeu fort sensible et crédible de Joo won, jeune acteur aussi populaire dans son pays que méconnu sous nos latitudes...</p> <h3>L'hôpital, microcosme révélateur</h3> <p>Comme il en va de la série consacrée au «survivant désigné», démarquée du modèle américain, le <i>Good doctor </i>coréen, <i></i>diffusé dès 2013, nous captive aussitôt par sa lecture de la réalité économique et sociale concentrée dans l’hôpital pédiatrique de Sungwon, où médecins de vocation et praticiens opportunistes, sponsors et gestionnaires soucieux de rentabilité s’affrontent pendant que l’on se bat et que l’on en bave au bloc.</p> <p>La dimension affective est constamment présente dans les vingt épisodes de cette unique saison, que symbolise la relation quasi paternelle liant le directeur de l’institution et le jeune autiste dont il est le mentor depuis qu’il est intervenu en urgentiste «sur le terrain» où le frère du protagoniste a trouvé la mort. Rien pour autant de larmoyant dans les liens entre les personnages, bien au contraire: la violence reproduit souvent l’arrière-plan social à deux vitesses de la société sud-coréenne, dont le père forcené de Shi-on est le meilleur exemple; et puis la dimension comique, voire grotesque «à la Shakespeare», comme souvent dans les meilleures productions de ce pays revenu de loin, compense les aspects souvent tragiques des multiples situations évoquées.</p> <p>Mutatis mutandis, et dans un parallélisme inversé, le<i> Good doctor</i> américain a repris et développé le thème de l’autiste aspirant à surmonter son handicap dans la chirurgie de pointe, dans une fresque également passionnante quoique tirant parfois en longueur – faiblesse fréquente du genre quand il devient «culte»…</p> <p>Du moins le personnage central de Shaun Murphy (Freddie Highmore, moins émouvant mais aussi crédible que son «frère» coréen), qui souffre du syndrome d’Asperger et se confronte assez héroïquement à ses limites et au monde extérieur avec l’aide de son propre mentor (un chirurgien-humaniste lui aussi), nous touche-t-il par sa complète et, parfois, insupportable singularité. En outre, les spécificités américaines de la série font bien ressortir, entre autres nombreux thèmes «sociétaux», l’importance des précautions judiciaires pesant sur l’acte médical et les avancées saisissantes de la technique en matière de chirurgie, qui n’excluent pas la plus extrême attention à la complexité parfois «ingérable» du corps et du cœur humains…</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1672309951_178249.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="195" height="260" /></h4> <h4>«Designated survivor», David Guggenheim, 43 épisodes de 52min.</h4> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1672310008_60_days.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="192" height="288" /></p> <h4>«Designated survivor: 60 days», Tae-hee Kim, 16 épisodes.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1672309901_3067003.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="196" height="245" /></h4> <h4>«Good Doctor», David Shore, 103 épisodes de 42min.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1672309840_1839282.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="194" height="259" /></h4> <h4>«Good Doctor», Park Jae-bum, 20 épisodes de 70min.</h4> <h4>Quatre séries à voir sur Netflix. 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Et c’est lui qui prend les devants: «Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’une chose à faire: aller au-delà de leurs attentes». C’est en tout cas ce qu’il explique à sa pharmacienne, comme il l’écrit dans sa <i>Confession d’un gentil garçon,</i> paru en janvier de l’année pandémique 2020.</p> <p>Et de balancer à la pharmacienne en question, dont il est sûr qu’elle n’a pas lu Cioran et qui ne lui fourguera ni Stilnox (qu’il m’a demandé deux ou trois fois de lui apporter à Paris) ni Xylo Mepha (qu’il ramenait de Lausanne à Paris à François Ceresa, autre nez bouché), quelques horreurs propres à l’émouvoir: à savoir que ce qui est intéressant dans l’amour, selon Cioran, est son impossibilité, que lorsqu’on est «attaché aux putains, on l’est pour toujours», et que lui-même, le Jaccardo, se rappelle cette dame de mauvaise vie qui, chaque fois qu’elle faisait l’amour, voyait le cadavre de son amant à côté d’elle. «Après cela, comment parler encore d’amour?, avais-je ajouté. Je l’intriguais déjà. 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Ainsi, me déclarant un soir qu’un écrivain digne de ce nom devait conclure un pacte avec le Démon (et il me regardait) lui ai-je répondu qu’il n’avait aucune idée (ou presque) de ce que représentait ce qu’il venait de me balancer, et lui de me donner absolument raison, ou presque. </p> <p>Cela noté, et sans réserve cette fois, c’est à André Comte-Sponville, parfait introducteur à la pensée de Montaigne dans le <i>Dictionnaire amoureux </i>consacré à celui-ci, que nous devons les vues les plus pertinentes de cette suite d’hommages, notamment à propos de la «profondeur superficielle» de Jaccard, de son «snobisme du mal», mais aussi de sa droiture et de sa générosité, à quoi j’ajouterai deux «presque»… </p> <p>«Voilà deux ans qu’il est mort: je l’aime plus que jamais et ce m’est une raison supplémentaire de ne pas être d’accord avec lui», écrit-ainsi Comte-Sponville. Et l’excellent écrivain qu’est aussi Mark Greene, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à la table de Jaccard chez Yushi, abonde dans le même sens en apportant une nuance personnelle à la réserve du «presque», liée au fait qu’il y avait toujours, selon lui, une limite, dans les relations avec le cher disparu: comme une impossibilité, un inaccomplissement dans l’amitié «chaleureuse», ou presque, que vous demandait ou vous accordait Jaccard.</p> <h3>Mais comment donc peut-on être Jaccard?</h3> <p>Les animateurs de la <i>Cinquième saison</i> ont estimé qu’une femme adulte responsable, ni bimbo ni nymphette, serait la meilleure introductrice à la livraison consacrée à l’affreux Jaccard, misogyne et supposé limite pédophile, pour aborder illico le côté «problématique» du personnage et ses positions «clivantes», et c’est à la prof de littérature, et fine nouvelliste Valérie Gilliard qu'a incombé cette tâche délicate, dont elle s’est acquittée avec brio, justesse critique et souci d’équilibre, se demandant illico «comment on peut être Jaccard»…</p> <p>Situant d’emblée Roland Jaccard dans la mouvance «libertaire», ce qui se discute, l’éditorialiste rappelle plus précisément le climat intellectuel ou mental des années 60-70 en citant une tribune de Gabriel Matzneff datant du 26 janvier 1977, dans <i>Libération,</i> qui prônait la dépénalisation de la sexualité avec les mineurs. Né en 1941, notre Roland, presque «boomer» et conforté par l’esprit du temps où il était de bon ton d’ânonner qu’il est «interdit d’interdire», préfigure cependant la contre-offensive visant le «politiquement correct» des soixante-huitards. Et Valérie Gilliard d’observer avec raison: «Notre époque a tendance à condamner l’amoralisme, notamment celui qui s’exprime dans les productions culturelles, c’est là tout le jeu de la succession des mondes, avec leurs couleurs respectives, leurs croyances, leurs errances. Jaccard n’aura de cesse de regretter son Paris disparu, celui des libertés. Et avec lui, la possibilité de ne pas s’offusquer; d’exprimer sans arrière-pensée le primat du désir masculin; de rêver à être un pygmalion tout en effeuillant doucement sa misogynie au soleil de la piscine Deligny». </p> <p>Cependant à peine lâchées les piques de la critique, la commentatrice se reprend en nuances en invoquant le docteur Freud, la question de la pulsion de mort, le problème papa-maman et tout le fonds de commerce du futur chroniqueur psychanalysant du <i>Monde</i>, athée déclaré mais affilié à la secte freudienne avec tous les «presque» qui iront s’accentuant, dont témoignent une vingtaine de livres que leur auteur évoque en ces lignes (presque) significatives. «Nous avons écrit des livres, sans nous soucier des critiques et des ventes. Mais taraudés par une seule question: avions-nous atteint le niveau que nous nous étions assignés? En ce qui me concerne, j’en doute. Echec sur toute la ligne (ou presque )»…</p> <p>Si Jaccard s’accorde cet «ou presque», comme un Georges Haldas le fait à sa façon (peu frivole!) après s’être taxé de nullité, c’est en estimant, à juste titre, que ses livres plaideront pour lui, avec tous les réserves qu’on voudra y trouver, mais en toute liberté accordée à la lectrice et au lecteur. </p> <p>Le nom d’oiseau de Jaccardo figurait sur son siège réservé (genre metteur en scène de cinéma, son rêve) de chez Yushi, rue des Ciseaux , à un coup d’aile de l’Hôtel La Perle jadis offert par Marcel Proust à ses amis Albaret – voisinage qui fait de ce drôle de volatile graphomane un cousin lointain des personnages de <i>La Recherche</i>, entre snobisme germanopratin et goûts bizarres sinon extrêmes, cynisme de façade et (presque) gentillesse.</p> <p>Après la mort de l’écrivain Bergotte, supposé voué au néant de l’oubli, Proust évoque les livres de celui-ci en vitrine, battant des ailes comme des anges, et l’on filera la métaphore au bénéfice du monstre de second rang que figure le Jaccardo, personnage représentatif d’une époque d’eaux basses, son style tant loué par certains n’atteignant pas les cimes d’un Saint-Simon – lequel n’aurait jamais usé du mot poufiasse pour qualifier une femme –, d’un Joubert, d’un Chamfort, d’un Benjamin Constant, d’un Amiel ou d’un Cioran, et pourtant! </p> <p>Pourtant il y a, bel et bien, un écrivain de style chez Roland Jaccard, ou de ton, ou de voix ou de «papatte», comme on voudra. Autant le vain piapia du poseur à la coq, dans sa basse-cour, pouvait insupporter, autant l’écrivain du <i>Monde d’avant</i> nous intéresse en même temps qu’il nous agace, nous charme autant qu’il nous rebute, nous révulse et nous scotche – ou presque…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1715245354_no2223couverture1.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="317" /></p> <h4>«La Cinquième Saison. 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Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. 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Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. 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Je suis née à Jérusalem, imagine-toi Idan. Je suis née dans cette ville que tous les juifs durant toutes les générations espérèrent comme la fin de l’exil, la fin de la haine, la fin des pogroms et du gaz, et des crachats et de la peur»… </p> <p>Et la vieille épouse de Rafi de poursuivre au nom de celui-ci: «Le sionisme nous avait promis plein de choses et notre expérimentation collective de deux mille ans d’exil était tentée d’y apporter foi. Les juifs qui ont toujours espéré quelque chose ont été trahis chaque fois par de faux messies venus de leurs rangs, le sionisme semblait pour certains une espérance crédible qui avait répondu à sa première promesse – le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale. Mais il y avait d’autres promesses, Idan. Celle d’être une démocratie généreuse, mais aussi celle d’être le seul endroit au monde où les juifs seraient en sécurité. Et ces deux promesses-là, le sionisme ne les a pas tenues. Notre démocratie? 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. 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De <em>Pedigree</em> à la <em>Lettre à ma mère</em>, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.</p> <h3><strong>Quand le « je » devient « il »</strong></h3> <p>Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...</p> <p>Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…</p> <p>À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de <em>Je me souviens</em>) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.</p> <p>Ainsi fut écrit <em>Pedigree,</em> pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. 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Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir, comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.</p> <h3><strong>Figures de l’humiliation</strong></h3> <p>Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les <em>Écrits intimes</em> de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. </p> <p>Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche… </p> <p>Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierres où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.</p> <p>Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.</p> <p>On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.</p> <p>Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de <em>L’homme sans qualités,</em> dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux insondables profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…</p> <p>Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment, tout ce que symbolisait ce fils d’enfant gâté. Mais Ripley lui-même est un monde, qui suscite de multiples interprétations, comme on l’a vu au cinéma sous les visages successifs du (trop) bel Alain Delon (<em>Plein soleil</em> de René Clément), du plus équivoque Matt Damon (<em>Le talentueux M. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Ricci 01.01.2023 | 10h53
«Merci Jean-Louis pour cette belle explication, ça me donne envie de voir les deux séries.
Bonne année :), surtout bonne santé à toi.
Riccardo »