Chronique / Et si le nazisme avait «pris» dans l’Amérique de Lindbergh?
© Matthias Rihs
Les romanciers Philip Roth et Philip K. Dick ont imaginé que l’Amérique basculait dans le nazisme, avant et après la guerre. Deux uchronies qui rebondissent en séries télévisées dont les conjectures de base et les observations qu’elles nourrissent ont amplement de quoi nous intéresser sans ressasser pour autant la chanson des «vieux démons»…
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Et si la haine entrevue ici et là se généralisait? </p> <p>Or, en dépit de la fiction historique modulée par le roman (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage bien particulier des Roth dans leur quartier juif de Newark, de telles questions retentissent également en nous de manière immédiate. </p> <p>Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, «la seule politique cohérente en Europe», et que les Juifs présumés «apatrides», aux Etats-Unis, constituaient un danger? 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L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu». </p> <p>Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne… </p> <p>«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. Un endroit qui n’est pas ici, un endroit où tu ne serais pas juge. 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Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».</p> <p>Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. 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Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir, comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.</p> <h3><strong>Figures de l’humiliation</strong></h3> <p>Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les <em>Écrits intimes</em> de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. </p> <p>Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». 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Condamné à mort une première fois, puis libéré, exilé en Italie, voyageant de là en France où il se livra au journalisme, il revint en Russie dès 1916, adhéra à la Révolution de Février, mais s'éleva contre celle d'Octobre et, en 1919, passa une nouvelle fois à deux doigts de la mort, séjournant quelque temps dans la sinistre fosse du «vaisseau de la mort» de la Loubianka (prison de la Tchéka) qu'il décrit dans les deux livres auxquels le lecteur de langue française a désormais accès: <i>Saisons</i>, son autobiographie, et <i>Une rue à Moscou. </i></p> <p>Expulsé d'Union soviétique en 1922, réfugié à Paris jusqu'en 1940, puis finissant ses jours dans une petite maison située au cœur de la France occupée, Michel Ossorguine semble n'avoir gardé aucun ressentiment à l'égard d'un régime qu'il a certes combattu, acceptant comme une composante de l'âme et de l'histoire de son peuple bien-aimé le dernier état, catastrophique, de la révolution trahie.</p> <p>Aussi peu marxiste que peut l'être un individualiste ennemi des systèmes simplificateurs, ayant éprouvé la vérité de ses opinions au trébuchet de l'expérience et des souffrances humaines, il nous a laissé, avec <i>Une rue à Moscou</i>, le témoignage artistique le plus extraordinaire qui soit sans doute, recouvrant la période de 1914 aux années 1920 – exceptionnel en cela qu'il prend le parti des humains contre celui des idées, celui des destins particuliers contre celui des concepts abstraits.</p> <h3>Une journée merveilleuse</h3> <p>Roman de presque cinq cents pages serrées divisé en tout petits chapitres, <i>Une rue à Moscou</i> s'ouvre sur une merveilleuse journée, dans la maison d'angle d'une ruelle connue sous le nom de Sivtzev Vrajek, domicile d'un vieil ornithologue savant, célèbre dans le monde entier pour ses travaux. </p> <p>C'est le temps du retour des hirondelles, et la délicieuse Tanioucha, petite-fille du professeur, apparaît à la fenêtre, qui va éclairer de son sourire jusqu'aux pages les plus tragiques du livre. Le soir, tout un monde d'amis et de connaissances afflue dans la maison de Sivtzev Vrajek – que l'auteur nous présente d'emblée comme le centre de l'univers –, l'on converse et l'on écoute les dernières compositions d'un musicien de grand talent, Edouard Lvovitch.</p> <p>Il y a là un étudiant ratiocineur, l'une des premières victimes de la guerre toute proche, un savant biologiste, le jeune Vassia préparateur à l'université, un jeune officier plein d'avenir (et l'on verra duquel!) du nom de Stolnikov, la grand-mère Aglaya Dmitrievna, et bien d'autres personnages encore que nous suivrons dans leur destinée.</p> <p>De fait, tandis qu'Edouard Lvovitch exécute au piano son improvisation sur le thème du «Cosmos», la vie, elle, poursuit son œuvre féconde et destructrice à la fois. Pour annoncer la guerre, Ossorguine décrit alors une bataille rangée de fourmis: «Comme un invisible ouragan, comme une catastrophe universelle, une force divine, irrésistible et destructrice traversa l'espace, inconnu même à l'esprit de la fourmi la plus avisée». Et d'enchaîner aussitôt après: «Les armées des fourmis ne furent pas les seules à périr»...</p> <p>Et l'on entre dans le tourbillon. Mais que le lecteur n'imagine pas que le mouvement du livre va s'accélérer, pour céder au pathétique. Non: patiemment, posément, Ossorguine agence sur la muraille chaque élément de son immense fresque, laquelle comptera des visions d'une horreur insoutenable, pondérées cependant par le contrepoint des zones lumineuses de la vie reprenant ses droits.</p> <h3>La duperie compliquée et grandiose</h3> <p>De quoi est faite l'Histoire? A en croire Michel Ossorguine, qui en parle assez longuement dans <i>Saisons,</i> ce ne sont pas les historiens brassant leurs papiers poussiéreux qui nous renseigneront les mieux. Le «bruit du temps», dont parle Ossip Mandelstam, n'est pas à écouter dans les bibliothèques ou les archives, mais c'est dans la rue, dans les cours intérieures des maisons, dans les trains et sur les places qu'il faut lui prêter l'oreille. 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Quant aux gens bornés, ils parlaient de simple duperie, ce qui était injuste: la duperie était très compliquée et grandiose…»</p> <p>Plus compliquée et plus grandiose, encore, car née du peuple, et non plus seulement orchestrée par les puissants de ce monde, sera la duperie de la Révolution, et la vision qu'Ossorguine nous en donnera, multipliant les points de vue, saura nous apprendre, par le détail, à replacer chaque élan légitime et chaque erreur dans le contexte dramatique d'alors: «Des deux côtés, il y avait des héros, des cœurs purs, des sacrifices, des hauts faits, de l'endurcissement, une noble humanité non livresque, de la cruauté bestiale, la crainte, les désillusions, la force, la faiblesse, le morne désespoir. Il eût été beaucoup trop simple, et pour les survivants et pour l'histoire, qu'il existât une vérité unique ne combattant que contre le mensonge. Car il y avait deux vérités et deux honneurs luttant l'un contre l'autre. 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Si toutes les classes sociales ne sont pas représentées par Ossorguine (point de bourgeois ni d'aristocrates, par exemple), il nous invite néanmoins à suivre les faits et gestes d'une poignée de braves gens, parmi lesquels il s'en trouvera de plus vulnérables que les autres – ou de moins chanceux, tout simplement –, qui succomberont à la première vague d'événements.</p> <p>Il en va ainsi du beau Stolnikov, les jambes sectionnées par un obus, homme-tronc monstrueux qui finira par se jeter du haut d'une fenêtre; et d'autres qui, lors des années de famine, «s'arrangeront» comme ils pourront avec le nouveau régime, tel le misérable Zavalichine, devenu bourreau de la Tchéka en sorte de toucher de plus abondantes rations.</p> <p>Or Michel Ossorguine ne juge pas, et n'accuse jamais. Ce n'est pas «omnitolérance» de sa part, car on sent bien la sourde colère qu'il entretient à l'endroit des «grosses légumes», mais cela participe bien plutôt de son choix de décrire et d'expliquer le sort et les réactions d'une humanité moyenne prise dans un engrenage qui la dépasse.</p> <p>C'est là justement que réside l'immense intérêt d'<i>Une rue à Moscou</i>, sans compter la foison de détails observés par l'auteur. Le roman s'achève, après l'audition de l'Opus 37, dernière œuvre d'Edouard Lvovitch dans laquelle le génial musicien (on pense à Chostakovitch) concentre les aboutissants de la tragédie: «Le sens du chaos est né. 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Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus fictionnel et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth dans le roman, Philip Levin dans la série télé), sous le signe de telle dominante émotionnelle: «C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive?»
Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, Philip Roth (1933-2018) sans doute l'un des plus grands écrivains américains contemporains, s'est donc livré plus intimement par le détour paradoxal de cette saisissante uchronie historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh. Ce beau roman a fait l'objet d'une adaptation sous forme de série brève, à l'enseigne de la chaîne HBO, dont les premiers épisodes sont actuellement visibles sur la RTS. Dans la foulée, on peut rappeler que David Simon, co-scénariste et réalisateur, avait déjà signé The Wire (A l’écoute), docu-fiction emblématique, et que Philip Roth lui-même adouba son projet d’adaptation dont la pertinence a été relancée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
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Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
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Un visionnaire des distorsions de la conscience
Si l’Amérique de Philip Roth se limite, avec quel visage humain, au cercle proche d’une famille juive, et aux attitudes variées de la communauté «israélite», celle de Philip K. Dick excède au contraire toutes les limites physiques et même psychiques, autant pour ce qui touche à la situation politique bouleversée de l’Union que pour ce qui concerne le récit historique lui-même. Or curieusement, cette explosion des cadres ordinaires du roman se prolonge dans la série qui en a été tirée, qui va même plus loin que l’auteur tout en restant fidèle, sinon à sa lettre, du moins à son esprit.
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Autant dire que, du Complot de l’Amérique au Maître du Haut Château (tant les romans que les séries), les relations avec le «pays réel» sont à la fois tangibles et improbables. Plus précisément le réalisme du premier binôme aboutit à une réflexion plutôt classique sur la montée possible d’un péril dans un contexte à vrai dire peu propice à une massification idéologique ou politique autre que celle du consumérisme unificateur – on a vu que le communisme ne «prenait» pas mieux aux States que le fascisme à l’européenne –, et le débat sur le patriotisme américain des Juifs reste pertinent.
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Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p.
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Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive?»</p> <p>Après la magistrale trilogie que forment <em>Pastorale américaine</em>, <em>J’ai épousé un communiste</em> et <em>La tache</em>, Philip Roth (1933-2018) sans doute l'un des plus grands écrivains américains contemporains, s'est donc livré plus intimement par le détour paradoxal de cette saisissante uchronie historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh. Ce beau roman a fait l'objet d'une adaptation sous forme de série brève, à l'enseigne de la chaîne HBO, dont les premiers épisodes sont actuellement visibles sur la RTS. Dans la foulée, on peut rappeler que David Simon, co-scénariste et réalisateur, avait déjà signé <em>The Wire (A l’écoute)</em>, docu-fiction emblématique, et que Philip Roth lui-même adouba son projet d’adaptation dont la pertinence a été relancée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. </p> <p>A préciser aussi que le roman, d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions que le petit Philip se pose avant de s’endormir: et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait? </p> <p>Or, en dépit de la fiction historique modulée par le roman (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage bien particulier des Roth dans leur quartier juif de Newark, de telles questions retentissent également en nous de manière immédiate. </p> <p>Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, «la seule politique cohérente en Europe», et que les Juifs présumés «apatrides», aux Etats-Unis, constituaient un danger? Se rappelle-ton, par exemple, qu’une note écrite confidentielle du général Guisan stipulait qu’il fallait considérer les juifs comme un potentiel «ennemi intérieur»?</p> <p>Dans le très substantiel <em>Post-scriptum</em> du <em>Complot contre l’Amérique</em>, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.</p> <p>Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction: il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et d’empathie humaine.</p> <p>Quant à la série tirée du roman de Philip Roth par David Simon et Ed Burns, ses premiers épisodes se focalisent, avec une fidélité de ton qui n'exclut pas les libertés narratives, sur la famille du petit Philip Levin, aussi curieux de nature que l''écrivain en son enfance, et sur le milieu juif dans laquelle elle baigne en partie. Le climat de l'époque est fort bien rendu, et l'ensemble des personnages très soigneusement dessiné dans une ambiance qu’on pourrait dire «vériste». A voir assurément...</p> <p><strong>Un visionnaire des distorsions de la conscience</strong></p> <p>Si l’Amérique de Philip Roth se limite, avec quel visage humain, au cercle proche d’une famille juive, et aux attitudes variées de la communauté «israélite», celle de Philip K. Dick excède au contraire toutes les limites physiques et même psychiques, autant pour ce qui touche à la situation politique bouleversée de l’Union que pour ce qui concerne le récit historique lui-même. Or curieusement, cette explosion des cadres ordinaires du roman se prolonge dans la série qui en a été tirée, qui va même plus loin que l’auteur tout en restant fidèle, sinon à sa lettre, du moins à son esprit.</p> <p>Dans <em>Le Maître du Haut Château</em>, datant de 1962, l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon ont remporté la seconde Guerre mondiale et se sont partagé les Etats-Unis et le reste du monde. Or, quinze ans après la fin de la guerre, le livre d’un auteur mystérieux, claquemuré dans son château, accrédite une autre version de l’Histoire postulant la victoire des Alliés, le roman en question visant à faire prendre conscience aux Américains asservis par les Allemands et les Japonais que le totalitarisme n’est pas une fatalité et que la résistance s’impose donc… </p> <p>Dans la série-fleuve d’Amazon Prime Video, où le roman du Maître devient un film séditieux dont les bobines doivent être détruites, la fiction imaginée par Philip K. Dick, comptant déjà plus de 600 pages, se subdivise en une foison d’épisodes aboutissant, dans la quatrième saison, à une conclusion qui dépasse de loin celle de l’écrivain sans trahir pour autant son esprit.</p> <p>De fait, l’un des grands thèmes de Philip K. Dick est la relation entretenue par l’esprit humain avec l’univers, posant les questions de la conscience artificielle des androïdes (dans <em>Blade Runner</em>), des transits «quantiques» de la mémoire (<em>Total recall</em>), d’un déterminisme programmé (<em>Minority report</em>) ou, dans <em>Le Maître du Haut Château</em>, des rapports de la conscience avec l’Histoire «réelle» qui n’est peut-être qu’une illusion «alternative» dont il faudrait s’affranchir.</p> <p>Autant dire que, du <em>Complot de l’Amérique</em> au <em>Maître du Haut Château</em> (tant les romans que les séries), les relations avec le «pays réel» sont à la fois tangibles et improbables. Plus précisément le réalisme du premier binôme aboutit à une réflexion plutôt classique sur la montée possible d’un péril dans un contexte à vrai dire peu propice à une massification idéologique ou politique autre que celle du consumérisme unificateur – on a vu que le communisme ne «prenait» pas mieux aux States que le fascisme à l’européenne –, et le débat sur le patriotisme américain des Juifs reste pertinent. </p> <p>Quant à la saga «visionnaire» du Haut Château elle fascinera probablement les addicts de SF, et autres fans de Philip K. Dick, tout en diluant la matière déjà filandreuse du roman dans une sauce philosophico-technoïde assez caractéristique du Maître souvent «allumé» dans ses illuminations imaginatives…</p> <hr /> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613645054_lecomplotcontrelamerique.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="259" height="426" /></strong></h4> <h4><strong>Philip Roth. <em>Le complot contre l’Amérique</em>. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p. </strong></h4> <h4><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613645250_51uef3j57tl.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="261" height="401" /></strong></h4> <h4><strong>Série sur la RTS jusqu'au 12 mars.</strong></h4> <p><strong><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613645279_content.jpg" class="img-responsive img-fluid normal " width="255" height="413" /></strong></p> <h4><strong>Philip K. 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Meyer, vivant lui-même la déchirure vécue par les Israéliens entre eux. </p> <p>«La vie était propre et simple même après l’assassinat de Rabin, parce que la colère était nourrie d’espoirs. Yoav et son épouse croyaient en la rédemption des hommes», lisons-nous dans la sixième nouvelle de <i>Tribus</i>, intitulée <i>Yoav et Maya</i> et décrivant la vie d’un couple de sexas de bonne foi (lui est le rabbin d’une communauté réformée enseignant l’histoire des religions, et elle est infirmière en oncologie), mais ladite «foi en la rédemption des hommes» a du plomb dans l’aile depuis le 11 septembre (la famille de Yoav l’accompagnait alors aux Etats-Unis pour une série de conférences ), le «judaïsme bonhomme» pratiqué par le couple a subi des coups avec la radicalisation religieuse en marche, et plus particulièrement quand un juge intègre de leur connaissance, ancien président de la Cour suprême, a soudain été placé en résidence surveillée par un sbire du Premier ministre; enfin leur communauté libérale est devenue l’objet d’injures et d’attaques physiques de la part des ultraorthodoxes conspuant les «faux juifs prosélytes d’Amérique», et la conclusion est à fendre le cœur quand ces amoureux de Jérusalem, ces pratiquants d’un «judaïsme de la joie», se font dire, par un fonctionnaire de police des frontières à dégaine de seul véritable défenseur de la tribu, que leur nouveau passeport leur ouvrira désormais toutes les portes, sauf celles de leur pays...</p> <p>La vie décrite, plutôt que les bombes, les destinées personnelles et leurs «petites histoires», ressaisies dans la dérive collective de l’Histoire avec une grande hache, mieux que les analyses expertes et autres explications géo-politiques ou théologico-sociologiques: telle est la matière de ces douze modulations individualisées de la vie des gens à visages de femmes et d’hommes de conditions et de convictions diverses, témoins d’une tragédie aboutissant aujourd’hui, après un odieuse agression de masse islamiste, à un non moins abominable massacre des innocents.</p> <p>Mais que peut faire un écrivain face à la Shoah, face aux pogroms, face aux fatwahs et aux razzias? L’on se rappelle l’injonction de Theodor Adorno, selon lequel «après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare», mais de même qu’Adorno s’est rétracté, la Littérature a prouvé depuis lors qu’elle participait bel et bien à la lutte «contre Auschwitz», et c’est la poésie, justement, qui constitue l’une des forces de Shmuel T. Meyer, à savoir la concentration, à chaque page de chacune de ses nouvelles de la beauté et de la bonté dans le contexte humain parfois le plus haineux ou le plus laid, cette nouvelle société israélienne aux prises avec le fanatisme et ce que le penseur allemand Peter Sloterdijk appelle justement «la folie de Dieu». </p> <p>Or nous voici arrivés en ces temps où des citoyens qui ont cru à l’idéal sioniste, déçus voire désespérés par le «messionisme» qui fait danser les Messie avec Satan s’exilent en Allemagne… </p> <p>«Je fous le camp», déclare le jeune Avroumchik. «Définitivement. Vancouver, Melbourne, Auckland, Copenhaugue, Berlin. 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Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils». </p> <h3>Des prénoms et des noms, des visages et des voix</h3> <p>Si vous ne savez rien des traditions et des rites du judaïsme, ne connaissez rien de la cuisine judéo-arabe ou des découpages territoriaux de Jérusalem et environs cousus de checkpoints, sursautez plus ou moins devant les noms et prénoms, ou autres noms de lieux, tels que Shaul et Rafi (deux vieux amis aux positions contrastées) et Nava et Ronit (leurs épouses), ou le septième enfant de dix prénommé Yakov et surnommé Koby (qui avait tout pour réussir et en a été empêché), ou le kibboutz Kfar Avraham où sont nés divers personnages, Josh le vieux hippie transformé en mystique , Scanner le rabbin et IRM son épouse, la ville arabe bétonnée à la diable de Umm el Fahm ou la tribu hiérosolymitaine de Reb Pinhas Altschuler; si les premières manifs de Shalom Akshav (la Paix maintenant) ne vous en disent pas plus que les éditos contestés d’Amira Hass dans le supplément de <i>Haaretz</i>, pas de soucis les amis: vous serez illico dans le bain malgré vous grâce à la grâce grave du conteur dont les histoires rassemblent aux vôtres, histoires de familles semblables aux familles de partout avec leur grognes à propos de tout, sauf qu’Israël ne ressemble à rien avec son Histoire taillée à la hache, son passé terrifiant et «tout ça» qui recommence comme aux temps bibliques des tribus en bisbilles…</p> <h3>Par delà l'horreur, la vie</h3> <p>La composition des douze nouvelles de <i>Tribus</i> a été achevée par Shmuel T. Meyer le 27 juin 2023, au kibboutz Nativ Halamed Hé. L’épilogue, plus que poignant: bouleversant, est daté du 7 octobre 2023. Nous y retrouvons Rafi, en phase terminale de cancer, Nava son épouse et le jeune infirmier Idan du «camp des vainqueurs», petit-neveu de Koby de la Mousrara, mais le contraire de ce perdant: un futur médecin à large kippa qui lance au grand malade: «On les crèvera tous…ces nazis, ne vous en faites pas, Monsieur Rafaël, ces sauvages on les crèvera tous».</p> <p>Alors Nava, plus que jamais éprise de justice et de vérité, de reprendre Idan: «Ce ne sont pas des nazis. Ils ne mécanisent ni n’industrialisent la mort des juifs, ce sont des pogromistes, comme le furent les Roumains, les Ukrainiens, les Polonais, les Baltes, les Russes, les Croates». Et la très belle femme aux cheveux blancs de poursuivre: «J’ai l’âge de ce pays dans lequel j’ai eu la chance de naître, je suis sûre que Rafi dirait "ou la malchance, imagine-toi la Californie en 1948". 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La lumière s’éteint comme une bougie qui grésille depuis 1967 déjà. Des Cosaques venus de Gaza arrachent en Israël les têtes des enfants, éventrent les femmes, les violent, les brûlent, assassinent des vieillards. Voici les deux promesses que le sionisme n’a pas voulu ou pas pu respecter, Idan».</p> <p>Et Nava d’enjoindre finalement le jeune infirmier qui va recevoir son ordre de mobilisation: «Alors, va te battre contre les Cosaque de l’Islam, mais fais respecter cette promesse avec justice et humanité et, lorsque tu reviendras de cette guerre, rallume la flamme de la démocratie qu’on y voie enfin clair dans ce pays et qu’il redevienne une espérance humaine, ici et maintenant, et pas dans un monde où le Messie danse avec Satan»…</p> <hr /> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1714055280_product_9782073058126_195x320.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="292" /></p> <h4>«Tribus», Shmuel T. 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De la même façon, Patricia Highsmith – elle-même vive admiratrice de Simenon mais ne prisant guère le genre policier en tant que tel -, n’appréciait pas du tout le titre de « reine du crime » que d’aucuns lui accolaient. </p> <p>Or s’il est vrai que les « purs littéraires », et surtout en France, aiment à séparer ce qui est « vraie littérature » des genres dits mineurs (polar, science-fiction, fantastique, littérature populaire en un mot), il n’est pas moins évident que le roman policier, dit aussi roman noir, thriller ou polar, a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier.</p> <p>Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient forcément schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Un volume en partie « biographique » de la prestigieuse Pléiade, paru en 2009, témoigne à la fois de la reconnaissance et du niveau de qualité et de profondeur d’au moins une trentaine de romans qu’on taxe tantôt, comme l’auteur, de « romans durs », ou de « romans de l’homme ».</p> <p>C’est ainsi que <em>Lettre à mon juge</em><em> </em>ou <em>le balzacien</em><em> Bourgmestre de Furnes</em>, <em>La neige était sale</em>, <em>Les inconnus dans la maison</em>, <em>Feux rouges</em>, <em>Les gens d’en face</em><em> </em>ou <em>L’homme qui regardait passer les trains</em>, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de <em>Crime et châtiment</em><em> </em>de Dostoïevski, si proche à l’inverse de certains romans noirs.</p> <p>Mais qui était Simenon, formidable personnage lui-même de roman sans rien de « policier » ? De <em>Pedigree</em> à la <em>Lettre à ma mère</em>, entre sept autres romans, le volume de La Pléiade éclairait incidemment la personnalité même du grand romancier.</p> <h3><strong>Quand le « je » devient « il »</strong></h3> <p>Il aura fallu, à l’été 1940, qu’un médecin lui annonce sa mort à brève échéance (deux ans au plus) pour que Georges Simenon entreprenne soudain, pour son premier fils Marc en bas âge, de rédiger l’histoire de sa propre enfance et de son clan liégeois, «afin qu’il sache »...</p> <p>Dans l’immédiat, interdiction lui était faite de fumer, de boire ou de faire l’amour. Dur, dur pour un homme aussi porté sur la chair que sur la chère, incroyablement fécond (dix romans rien qu’en 39-40 !) et qui venait de payer de sa personne dans l’accueil de 18.000 réfugiés belges à La Rochelle, en tant que « haut commissaire » spécial…</p> <p>À 38 ans, déjà célèbre et richissime, le romancier avait signé plusieurs centaines de romans, sans jamais parler de lui-même. Or c’est en « je » qu’il allait rédiger les cent premiers feuillets d’un texte (réédité plus tard sous le titre de <em>Je me souviens</em>) qu’il soumit à André Gide, lequel lui conseilla de passer à la troisième personne pour se raconter plus librement, comme… dans un roman de Simenon.</p> <p>Ainsi fut écrit <em>Pedigree,</em> pavé de 400 pages et tableau vibrant de vie et d’humanité d’un quartier populaire de Liège au début du XXe siècle. Au premier rang : le jeune Roger Mamelin, entre un père sensible et digne (très proche de Désiré Simenon), et une mère castratrice, découvre tout un monde de petites gens attachants, les vertiges du sexe éprouvés par l’enfant de chœur courant au bordel avec les sous du curé, enfin la vie profuse de la ville ouvrière. Le récit s’achève à la seizième année du protagoniste, mais Simenon prétendait que l’essentiel d’un individu se forge avant dix-huit ans…</p> <p>Qu’il évoque la dictature politique (l’URSS des <em>Gens d’en face</em>) ou la guerre conjugale (dans Pedigree dont les conjoints ne se parlent plus que par billets interposés), ses anciens amis qui ont mal tourné ou les peines d’un enfant trop sensible, Simenon le romancier reste évidemment le même homme que le mémorialiste aigu (à qui l’on intentera trois procès !) ou que le reporter autour du monde : un écrivain d’une incomparable porosité, toujours fidèle à sa devise de « comprendre et ne pas juger ».</p> <h3><strong>Du noyau au « trou noir »…</strong></h3> <p>« Nous sommes deux, mère, à nous regarder ; tu m’as mis au monde, je suis sorti de ton ventre, tu m’as donné mon premier lait et pourtant je ne te connais pas plus que tu ne me connais. Nous sommes, dans ta chambre d’hôpital, comme deux étrangers qui ne parlent pas la même langue – d’ailleurs nous parlons peu – et qui se méfient l’un de l’autre »…</p> <p>Ce dur constat donne le ton d’un livre à la fois terrible et déchirant, par le truchement duquel on peut sonder l’abîme séparant une mère de son fils auquel elle a toujours préféré son frère cadet en dépit de la « réussite » fracassante de son aîné.</p> <p>Comme l’inoubliable <em>In Memoriam</em> de Paul Léautaud, griffonné au chevet de son père mourant, la <em>Lettre à ma mère</em> que Simenon a écrite le 18 avril 1974 à Lausanne, trois ans après le décès d’Henriette Brüll, est un de ces écrits fondamentaux qui jettent, sur une vie ou une œuvre, la lumière crue de la vérité.</p> <p>Ici, le manque absolu de tendresse, la frustration définitive éprouvée par un fils jamais caressé et jamais « reconnu », jusqu’à un âge avancé, en disent sans doute long sur les rapports, trivialement fonctionnels ou beaucoup plus compliqués, voire pervers, que Georges Simenon entretenait avec les femmes. Bref, une galaxie humaine à ne cesser de découvrir, comme en témoigne l’expo à voir ces jours à la fondation Michalski.</p> <h3><strong>Figures de l’humiliation</strong></h3> <p>Autre univers personnel à découvrir : l’arrière-monde de Patricia Highsmith, dont les <em>Écrits intimes</em> de plus de mille pages, parus en 2021 chez Calmann-Lévy, constituent la meilleure introduction. </p> <p>Bien plus que les secrets d’une « reine du crime », nous y découvrons les soubassements émotionnels et le quotidien professionnel et affectif souvent très difficile d’une insatiable amoureuse qualifiée justement de « poète de l’angoisse » par le grand romancier anglais Graham Greene. Autant que Simenon, Patricia Highsmith a signé des romans et des nouvelles qui ne s’intéressent guère aux aspects techniques policiers ou judiciaires de la criminalité, constituant le fonds des auteurs actuels de polars, mais essentiellement aux motivations obscures de celles et ceux qui « passent à l’acte ». Dès ses premiers écrits de jeune fille, le crime la scotche, mais des flics et des « enquêtes » elle n’a que fiche… </p> <p>Lors d’une visite que je lui rendis en 1988 dans le hameau tessinois d’Aurigeno, me recevant en l’humble maison de pierres où elle logeait avant sa dernière installation sur les hauts d’Ascona, la romancière, peu soucieuse de parler d’elle-même, répondit, à la question que je lui posai, relative à l’origine, selon elle, de la plupart des crimes, par un seul mot : l’humiliation.</p> <p>Or celle-ci est la base évidente de la psychologie du plus emblématique de ses personnages, au nom de Tom Ripley, dont tous les agissements paraissent un exorcisme à l’humiliation nourrie d’envie, de frustration et d’esprit de revanche.</p> <p>On croit avoir tout dit de Ripley en le réduisant à un pervers inquiétant se plaisant en eaux troubles, mais le personnage est beaucoup plus que cela : un homme perdu de notre temps, un type qui rêve d’être quelqu’un, au sens de la société, et le devient en façade, sans être jamais vraiment satisfait, calmé ou justifié.</p> <p>Il faut lire la série des romans dans l’ordre de leur composition pour bien voir d’où vient Tom Ripley, survivant comme par malentendu à la disparition accidentelle de ses parents. C’est un peu la version thriller de <em>L’homme sans qualités,</em> dont l’écriture apparemment plate de Patricia Highsmith ne tisse pas moins un arrière-monde aux insondables profondeurs. Ripley l’informe rêve d’art et y accède par tous les biais, y compris le faux (l’invention de Derwatt) et le simulacre - il peint lui-même à ses heures, comme on dit…</p> <p>Ripley est un humilié qui se rachète en douce, comme il peut, un pas après l’autre. C’est un peu par malentendu qu’il commet son premier meurtre, parce qu’un jeune homme l’a vexé, et pour tout le reste qui justifiait cet énervement du moment, tout ce que symbolisait ce fils d’enfant gâté. Mais Ripley lui-même est un monde, qui suscite de multiples interprétations, comme on l’a vu au cinéma sous les visages successifs du (trop) bel Alain Delon (<em>Plein soleil</em> de René Clément), du plus équivoque Matt Damon (<em>Le talentueux M. 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Pedigree et autres romans, Lettre à ma mère. Edition établie et préfacée par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 699p.</p> <p>Montricher. Fondation Jan Michalski. <a href="https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon?fbclid=IwAR3Ew-xfs48NeLbFnoCl5IrdI8zVgeKdFx-fDBVW12ISDz2IntW1ku_xlUQ_aem_ATVpJq1sLpfhRXj1et6ytZQ6Nomt31-UcZpTbfJ3-c1B2nW_hMACFeaichqJ0nvkx6IWLY9oqljQo0SIfin4abOZ">https://fondation-janmichalski.com/fr/agenda/simenon</a></p> <p>Patricia Highsmith<em>. </em><em>Les écrits intimes de Patricia Highsmith</em> (1941-1995)</p>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'comment-simenon-et-highsmith-dejouent-les-poncifs-du-polar', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 602, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [ [maximum depth reached] ], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ [maximum depth reached] ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ [maximum depth reached] ], '[dirty]' => [[maximum depth reached]], '[original]' => [[maximum depth reached]], '[virtual]' => [[maximum depth reached]], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [[maximum depth reached]], '[invalid]' => [[maximum depth reached]], '[repository]' => 'Posts' }, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 4840, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => false, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Quand le trou noir de notre corps donne du sens à l’écriture', 'subtitle' => 'L’infarctus de l’un, et l’AVC de l’autre, ont suscité deux écrits relevant de la meilleure littérature. 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étudiant en neurosciences, qui parle à Abel de la première image photographique jamais réalisée d’un trou noir, plus précisément au cœur de la galaxie Messier 87 (M87*) dont il a d’ailleurs une capture sur son smartphone – et c’est parti pour un vrai délire.</p> <p>L’idée folle, nourrie dans l’esprit du jeune Abel Fleck (dont le nom ne signifie pas «la tache» pour rien, on s’en doute) dès qu’il entend parler des trous noirs, sur lesquels il va se documenter avec frénésie –, l’idée, donc, qu’il y ait un lien entre «sa» tache au cerveau et le trou noir en question, et que cette accointance fasse de lui un possible cobaye de la Science mondiale, justifiant qu’il disparaisse vite fait après s’être claquemuré dans sa carrée – cette idée-fantasme pourrait sembler loufoque, à tout le moins peu crédible et ne justifiant guère le développement de tout un roman.</p> <p>Or la réussite très singulière de celui-ci, qui ne relève pas vraiment de la science-fiction, mais bel et bien de la conjecture 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img-fluid left " width="200" height="307" /></p> <h4>«La mort seul à seul», Péter Nádas, traduit du hongrois par Marc Martin, Editions Noir sur Blanc, 110 pages.</h4> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1711628486_9782330189518.jpg" class="img-responsive img-fluid left " width="200" height="378" /></h4> <h4>«Une singularité», Bastien Hauser, Editions Actes Sud, 257 pages.</h4>', 'content_edition' => '', 'slug' => 'quand-le-trou-noir-de-notre-corps-donne-du-sens-a-l-ecriture', 'headline' => null, 'homepage' => null, 'like' => (int) 38, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 1, 'homepage_order' => (int) 1, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 6, 'person_id' => (int) 675, 'post_type_id' => (int) 1, 'post_type' => object(App\Model\Entity\PostType) {}, 'comments' => [[maximum depth reached]], 'tags' => [ [maximum depth reached] ], 'locations' => [[maximum depth reached]], 'attachment_images' => [ 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Condamné à mort une première fois, puis libéré, exilé en Italie, voyageant de là en France où il se livra au journalisme, il revint en Russie dès 1916, adhéra à la Révolution de Février, mais s'éleva contre celle d'Octobre et, en 1919, passa une nouvelle fois à deux doigts de la mort, séjournant quelque temps dans la sinistre fosse du «vaisseau de la mort» de la Loubianka (prison de la Tchéka) qu'il décrit dans les deux livres auxquels le lecteur de langue française a désormais accès: <i>Saisons</i>, son autobiographie, et <i>Une rue à Moscou. </i></p> <p>Expulsé d'Union soviétique en 1922, réfugié à Paris jusqu'en 1940, puis finissant ses jours dans une petite maison située au cœur de la France occupée, Michel Ossorguine semble n'avoir gardé aucun ressentiment à l'égard d'un régime qu'il a certes combattu, acceptant comme une composante de l'âme et de l'histoire de son peuple bien-aimé le dernier état, catastrophique, de la révolution trahie.</p> <p>Aussi peu marxiste que peut l'être un individualiste ennemi des systèmes simplificateurs, ayant éprouvé la vérité de ses opinions au trébuchet de l'expérience et des souffrances humaines, il nous a laissé, avec <i>Une rue à Moscou</i>, le témoignage artistique le plus extraordinaire qui soit sans doute, recouvrant la période de 1914 aux années 1920 – exceptionnel en cela qu'il prend le parti des humains contre celui des idées, celui des destins particuliers contre celui des concepts abstraits.</p> <h3>Une journée merveilleuse</h3> <p>Roman de presque cinq cents pages serrées divisé en tout petits chapitres, <i>Une rue à Moscou</i> s'ouvre sur une merveilleuse journée, dans la maison d'angle d'une ruelle connue sous le nom de Sivtzev Vrajek, domicile d'un vieil ornithologue savant, célèbre dans le monde entier pour ses travaux. </p> <p>C'est le temps du retour des hirondelles, et la délicieuse Tanioucha, petite-fille du professeur, apparaît à la fenêtre, qui va éclairer de son sourire jusqu'aux pages les plus tragiques du livre. Le soir, tout un monde d'amis et de connaissances afflue dans la maison de Sivtzev Vrajek – que l'auteur nous présente d'emblée comme le centre de l'univers –, l'on converse et l'on écoute les dernières compositions d'un musicien de grand talent, Edouard Lvovitch.</p> <p>Il y a là un étudiant ratiocineur, l'une des premières victimes de la guerre toute proche, un savant biologiste, le jeune Vassia préparateur à l'université, un jeune officier plein d'avenir (et l'on verra duquel!) du nom de Stolnikov, la grand-mère Aglaya Dmitrievna, et bien d'autres personnages encore que nous suivrons dans leur destinée.</p> <p>De fait, tandis qu'Edouard Lvovitch exécute au piano son improvisation sur le thème du «Cosmos», la vie, elle, poursuit son œuvre féconde et destructrice à la fois. Pour annoncer la guerre, Ossorguine décrit alors une bataille rangée de fourmis: «Comme un invisible ouragan, comme une catastrophe universelle, une force divine, irrésistible et destructrice traversa l'espace, inconnu même à l'esprit de la fourmi la plus avisée». Et d'enchaîner aussitôt après: «Les armées des fourmis ne furent pas les seules à périr»...</p> <p>Et l'on entre dans le tourbillon. Mais que le lecteur n'imagine pas que le mouvement du livre va s'accélérer, pour céder au pathétique. Non: patiemment, posément, Ossorguine agence sur la muraille chaque élément de son immense fresque, laquelle comptera des visions d'une horreur insoutenable, pondérées cependant par le contrepoint des zones lumineuses de la vie reprenant ses droits.</p> <h3>La duperie compliquée et grandiose</h3> <p>De quoi est faite l'Histoire? A en croire Michel Ossorguine, qui en parle assez longuement dans <i>Saisons,</i> ce ne sont pas les historiens brassant leurs papiers poussiéreux qui nous renseigneront les mieux. Le «bruit du temps», dont parle Ossip Mandelstam, n'est pas à écouter dans les bibliothèques ou les archives, mais c'est dans la rue, dans les cours intérieures des maisons, dans les trains et sur les places qu'il faut lui prêter l'oreille. 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Quant aux gens bornés, ils parlaient de simple duperie, ce qui était injuste: la duperie était très compliquée et grandiose…»</p> <p>Plus compliquée et plus grandiose, encore, car née du peuple, et non plus seulement orchestrée par les puissants de ce monde, sera la duperie de la Révolution, et la vision qu'Ossorguine nous en donnera, multipliant les points de vue, saura nous apprendre, par le détail, à replacer chaque élan légitime et chaque erreur dans le contexte dramatique d'alors: «Des deux côtés, il y avait des héros, des cœurs purs, des sacrifices, des hauts faits, de l'endurcissement, une noble humanité non livresque, de la cruauté bestiale, la crainte, les désillusions, la force, la faiblesse, le morne désespoir. Il eût été beaucoup trop simple, et pour les survivants et pour l'histoire, qu'il existât une vérité unique ne combattant que contre le mensonge. Car il y avait deux vérités et deux honneurs luttant l'un contre l'autre. Et le champ de bataille était jonché des cadavres des meilleurs et des plus braves.»</p> <h3>Le peuple russe en fresque</h3> <p>Concentré sur une vingtaine de personnages, <i>Une rue à Moscou</i> déploie à vrai dire la chronique du peuple russe tout entier durant ces années terribles. Si toutes les classes sociales ne sont pas représentées par Ossorguine (point de bourgeois ni d'aristocrates, par exemple), il nous invite néanmoins à suivre les faits et gestes d'une poignée de braves gens, parmi lesquels il s'en trouvera de plus vulnérables que les autres – ou de moins chanceux, tout simplement –, qui succomberont à la première vague d'événements.</p> <p>Il en va ainsi du beau Stolnikov, les jambes sectionnées par un obus, homme-tronc monstrueux qui finira par se jeter du haut d'une fenêtre; et d'autres qui, lors des années de famine, «s'arrangeront» comme ils pourront avec le nouveau régime, tel le misérable Zavalichine, devenu bourreau de la Tchéka en sorte de toucher de plus abondantes rations.</p> <p>Or Michel Ossorguine ne juge pas, et n'accuse jamais. Ce n'est pas «omnitolérance» de sa part, car on sent bien la sourde colère qu'il entretient à l'endroit des «grosses légumes», mais cela participe bien plutôt de son choix de décrire et d'expliquer le sort et les réactions d'une humanité moyenne prise dans un engrenage qui la dépasse.</p> <p>C'est là justement que réside l'immense intérêt d'<i>Une rue à Moscou</i>, sans compter la foison de détails observés par l'auteur. Le roman s'achève, après l'audition de l'Opus 37, dernière œuvre d'Edouard Lvovitch dans laquelle le génial musicien (on pense à Chostakovitch) concentre les aboutissants de la tragédie: «Le sens du chaos est né. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@miwy 19.02.2021 | 06h19
«JLK: un talent et des sujets effectivement TRES bons pour la tête ! Merci !»
@stef 10.04.2021 | 19h48
«Le maître du haut château est une série très réussie, qui sublime le livre de PKD »
@Ancetre 23.10.2021 | 12h21
«Faute dans le titre; il faudrait écrire: le nazisme convainc près de 50% des Américains qui ont trouvé leur Führer en Trump !»