Chronique / Dans le jardin de Boccace
Edmund Blair Leighton, How Liza Loved the King (1869), scène du Décaméron de Boccace, qui connaît un grand succès en cette période d'épidémie. © DR
Comme après les attentats de Paris de novembre 2015 qui avaient vu, durant les jours suivants, le livre d’Hemingway Paris est une fête se vendre à des milliers d’exemplaires, aujourd’hui, en ces temps de Coronavirus, c’est La Peste de Camus qui, on le sait, connaît un égal succès. Mais pas seulement. Un autre livre est également en rupture de stock. Il s’agit du Décaméron de Boccace.
«La peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d’Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s’était fait ressentir dans diverses contrées d’Orient, où il entraîna dans la mort une quantité prodigieuse de populations. Ses ravages s’étendirent jusque dans une partie de l’Occident, d’où nos iniquités, sans doute, l’attirèrent dans notre ville. Il y fit, en très peu de jours, de rapides progrès, malgré la vigilance des magistrats, qui n’oublièrent rien pour mettre les habitants à l’abri de la contagion. Mais ni le soin qu’on eut de nettoyer la ville de ses immondices, ni la précaution de n’y laisser entrer aucun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d’autres règlements très sages, ne purent les en éloigner.»
Ainsi commence l’ouvrage le plus célèbre peut-être de Boccace. Nous sommes en 1348. L’épidémie de peste noire qui frappe durement l’Europe et touche également l’empire byzantin ainsi que le monde musulman, s’est déclarée depuis une année déjà et va se prolonger jusqu’en 1352. Près de la moitié de la population de Florence en sera victime. Agé de 36 ans, Boccace est de retour dans sa ville natale depuis 1341. Auparavant, il a voyagé à Paris et a vécu à Naples. Fils naturel d’un riche négociant au service de la puissante famille des Bardi qui possède des comptoirs dans plusieurs pays, le jeune Giovanni a peu de dispositions pour les affaires. Au commerce et à la banque, il préfère les Lettres, lit les auteurs latins et la littérature courtoise. Sa rencontre avec le Florentin Niccolo Acciaiuoli, très bien introduit auprès de la maison d’Anjou, lui donne accès à la cour de Sicile où il compose ses premiers vers.
Boccace, fresque d’Andrea del Castagno, vers 1450, Galerie des Offices © Wikipédia
Un livre le marque profondément, La Divine Comédie. Toute sa vie il considérera Dante, mort à Ravenne en 1321, comme son maître. Durant son séjour napolitain, il se rendra d’ailleurs en pèlerinage au tombeau de Virgile. Comme on le sait, le poète de L’Enéide apparaît à Dante alors qu’il est «au milieu du chemin de la vie, perdu dans une forêt obscure, che la diritta via era smarita.» Et c’est Virgile qui l’incite à entreprendre le voyage aux Enfers, s’offrant de lui servir de guide.
Boccace éprouve également une profonde admiration pour un autre poète dont la réputation va grandissant. Il s’agit de Pétrarque. Il se rendra à Rome pour le rencontrer et tous deux deviendront amis. Et c’est Boccace que l’on chargera plus tard de convaincre – en vain – Pétrarque de revenir à Florence, d’où sa famille avait été chassée avec les Gibelins. De ce conflit, difficile à saisir aujourd’hui, entre partisans du Pape, les Guelfes, et tenants de l’Empereur, les Gibelins, il subsiste encore en Italie des signes visibles. En l’occurrence, les créneaux de certains édifices fortifiés! Selon qu’ils sont carrés, ils sont guelfes, ou en queues d’hirondelles, gibelins.
Dans le jardin des Hespérides
Très vite après sa parution, le Décaméron, que Boccace rédige entre 1349 et 1353, va connaître un très grand succès. Son titre, inspiré du grec, signifie «Livre des dix journées». Comme La Divine Comédie, il est écrit en langue vulgaire, c’est-à-dire en italien, ce qui constitue encore une nouveauté à l’époque. «Un mardi matin, sept jeunes dames, en habit de deuil, comme la circonstance présente semblait l’exiger, se rencontrèrent dans l’église Santa Maria Novella. La plus âgée avait à peine vingt-huit ans, et la plus jeune, dix-huit. Elles étaient toutes unies par les liens du sang ou par ceux de l’amitié.» Après la messe, l’ainée, Pampinée, suggère qu’il serait peut-être plus sage de quitter Florence et de se mettre à l’abri dans un lieu propice. Mais peut-on le faire sans le concours des hommes, s’inquiète l’une d’elles? C’est alors que trois beaux jeunes gens, appartenant eux aussi à la meilleure société florentine, entrent à leur tour dans l’église. Le hasard n’y est pour rien, l’un d’eux aime l’une des demoiselles. Aussi n’ont-elles guère de peine à convaincre les nouveaux arrivants de les accompagner.
Intérieur de Santa Maria Novella avec le grand crucifix de Giotto, Florence © Coll. part.
A l’aube du lendemain, les jeunes femmes et les jeunes gens, en compagnie de leurs domestiques, quittent Florence et gagnent un château établi sur une hauteur dans la campagne. Le lieu, comme il se doit, est enchanteur et se veut une évocation du jardin des Hespérides. «Autour du château régnait une superbe terrasse, d’où la vue portait au loin. Arrosés de belles eaux, les jardins offraient le spectacle varié de toutes sortes de fleurs. Les caves étaient pleines de vins excellents.» Pampinée est désignée comme reine de la journée – toutes et tous le seront à leur tour. La nouvelle élue, après avoir réparti les tâches, propose alors que, pour passer le temps, l’on se raconte des histoires, «quelques jolis contes, en fabriquer même.» L’idée plaît. Et c’est Pamphile qui est désigné pour commencer. L’histoire qu’il raconte, qui est aussi la première du Décaméron, est celle d’un mécréant qui à l’article de la mort se repend si bien et fait une confession tellement édifiante que tous, apprenant quel homme il fut, voient en lui un saint. «Sa réputation de sainteté s’établit si bien dans tous les esprits, que quelque genre d’adversité qu’on éprouvât, on ne s’adressait presque plus à d’autre protecteur qu’à lui.»
Les cent nouvelles qui composent le Décaméron embrassent à peu près tout le spectre de l’existence humaine. Ses joies, ses peines, l’amour, la mort. De même, Boccace use de tous les registres de la rhétorique: picaresque, épique, comique, tragique. Sans oublier la satire lorsqu’il moque le clergé. Par la suite, de nombreux auteurs s’inspireront de l’œuvre de l’Italien, à commencer par l’Anglais Chaucer pour ses Canterbury Tales. Plus près de nous, le Décaméron connaîtra plusieurs adaptations cinématographiques. La plus remarquable, à mes yeux, la plus fidèle aussi à l’esprit de Boccace, est celle de Pasolini en 1971.
Catherine et Richard surpris, Le Décaméron, film de Pasolini, 1971 © Wikipédia
Inaugurant ce qu’il appelle sa «Trilogie de la vie », qui comprend également Les Mille et une nuits et l’ouvrage de Chaucer, son film met en scène dix des histoires de Boccace, dont celle qui inaugure la première journée évoquée plus haut. On y trouve aussi la délicieuse nouvelle intitulée «Le Rossignol».
Une jeune femme, Catherine, fille d’un gentilhomme fort estimé de la Romagne, aimait un beau jeune homme, Richard. Mais comment retrouver son amoureux? Elle persuada sa mère de la laisser dormir sur la galerie de leur demeure du fait de la grande chaleur de la nuit. Où bien sûr Richard la rejoignit. Au matin, son père les trouva tous les deux nus, dormant enlacés. Il se rendit alors chez sa femme: «Levez-vous promptement, lui dit-il, venez voir votre fille; vous savez l’envie qu’elle avait du rossignol: elle a si bien fait le guet cette nuit, qu’elle l’a pris; venez voir comme elle le tient dans sa main.»
Boccace, Le Décaméron, Gallimard «Folio Classique», 2006.
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Sa rencontre avec le Florentin Niccolo Acciaiuoli, très bien introduit auprès de la maison d’Anjou, lui donne accès à la cour de Sicile où il compose ses premiers vers.</p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1584805324_boccace.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="378" height="592" /></p> <h4 style="text-align: center;">Boccace, fresque d’Andrea del Castagno, vers 1450, Galerie des Offices © Wikipédia</h4> <p>Un livre le marque profondément, <strong><i>La Divine Comédie</i></strong>. Toute sa vie il considérera <strong>Dante</strong>, mort à Ravenne en 1321, comme son maître. Durant son séjour napolitain, il se rendra d’ailleurs en pèlerinage au tombeau de <strong>Virgile</strong>. 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L’histoire qu’il raconte, qui est aussi la première du <i>Décaméron</i>, est celle d’un mécréant qui à l’article de la mort se repend si bien et fait une confession tellement édifiante que tous, apprenant quel homme il fut, voient en lui un saint. «Sa réputation de sainteté s’établit si bien dans tous les esprits, que quelque genre d’adversité qu’on éprouvât, on ne s’adressait presque plus à d’autre protecteur qu’à lui.»</p> <p>Les <strong>cent nouvelles</strong> qui composent le <i>Décaméron</i> embrassent à peu près tout le spectre de l’existence humaine. Ses joies, ses peines, l’amour, la mort. De même, Boccace use de tous les registres de la rhétorique: picaresque, épique, comique, tragique. Sans oublier la satire lorsqu’il moque le clergé. Par la suite, de nombreux auteurs s’inspireront de l’œuvre de l’Italien, à commencer par l’Anglais <strong>Chaucer</strong> pour ses <i>Canterbury Tales</i>. 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On y trouve aussi la délicieuse nouvelle intitulée «Le Rossignol». </p> <p>Une jeune femme, Catherine, fille d’un gentilhomme fort estimé de la Romagne, aimait un beau jeune homme, Richard. Mais comment retrouver son amoureux? Elle persuada sa mère de la laisser dormir sur la galerie de leur demeure du fait de la grande chaleur de la nuit. Où bien sûr Richard la rejoignit. Au matin, son père les trouva tous les deux nus, dormant enlacés. 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Il se rendit alors chez sa femme: «Levez-vous promptement, lui dit-il, venez voir votre fille; vous savez l’envie qu’elle avait du rossignol: elle a si bien fait le guet cette nuit, qu’elle l’a pris; venez voir comme elle le tient dans sa main.»</p> <hr /> <h4><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1584805209_boccaceledcamron.jpeg" class="img-responsive img-fluid left " width="194" height="317" /></h4> <h4>Boccace, <em>Le Décaméron</em>, Gallimard «Folio Classique», 2006.</h4> <p> </p>', 'content_edition' => null, 'slug' => 'dans-le-jardin-de-boccace', 'headline' => false, 'homepage' => 'col-md-6', 'like' => (int) 592, 'editor' => null, 'index_order' => (int) 2199, 'homepage_order' => (int) 2449, 'original_url' => '', 'podcast' => false, 'tagline' => null, 'poster' => null, 'category_id' => (int) 3, 'person_id' => (int) 72, 'post_type_id' => (int) 1, 'poster_attachment' => null, 'editions' => [], 'tags' => [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 1 => object(App\Model\Entity\Tag) {}, (int) 2 => object(App\Model\Entity\Tag) {} ], 'locations' => [], 'attachment_images' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'attachments' => [ (int) 0 => object(Cake\ORM\Entity) {} ], 'person' => object(App\Model\Entity\Person) {}, 'comments' => [], 'category' => object(App\Model\Entity\Category) {}, '[new]' => false, '[accessible]' => [ '*' => true, 'id' => false ], '[dirty]' => [], '[original]' => [], '[virtual]' => [], '[hasErrors]' => false, '[errors]' => [], '[invalid]' => [], '[repository]' => 'Posts' } $relatives = [ (int) 0 => object(App\Model\Entity\Post) { 'id' => (int) 3229, 'created' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'modified' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'publish_date' => object(Cake\I18n\FrozenTime) {}, 'notified' => null, 'free' => true, 'status' => 'PUBLISHED', 'priority' => null, 'readed' => null, 'subhead' => null, 'title' => 'Le sismographe de la vie artistique', 'subtitle' => '«Le Bœuf sur le toit. 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J’y ai été émerveillé par la lumière d’une façon tout à fait inattendue et féconde pour ce que j’ai écrit. Essayant de comprendre d’où venait cette émotion et cette exaltation que j’éprouvais devant certains paysages, je me suis aperçu que parfois, à certains moments, la lumière semblait absorber par exemple les montagnes. Et si j’étais émerveillé, logiquement il n’y avait aucune raison de l’être plus par cela que par autre chose, mais j’avais là une image, une métaphore, précisément de cet effacement des obstacles. Tentation que l’on a toujours si l’on est hanté par la mort, l’obstacle majeur. Eh bien, devant de tels paysages, on est porté à s’imaginer que même celui-ci pourra être franchi par une tension plus grande du regard ou par un détachement du monde. Donc l’issue, dont vous parlez, pourrait être, à certains moments, cela. 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Durant toute sa vie, il n’a jamais cessé de fréquenter les ateliers. Comme plus tard Guillaume Apollinaire, grand admirateur de Picasso, qui fit beaucoup pour la reconnaissance du cubisme, Baudelaire s’employa avec une égale passion à imposer les peintres de son temps, Delacroix, Courbet, Manet. Et de se faire à travers eux le chantre d’une nouvelle manière de voir, d’une nouvelle façon d’appréhender ce qu’il appelle «l’héroïsme de la vie moderne.»', 'subtitle_edition' => null, 'content' => '<p>Baudelaire a vingt-quatre ans quand il donne son premier <i>Salon.</i> C’est-à-dire le compte rendu détaillé de la grande exposition annuelle des artistes choisis par l’Académie – c’est en réaction à cette sélection officielle que verra le jour par la suite, comme on le sait, le Salon des Indépendants et bien d’autres encore. 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On a beaucoup glosé sur ce que répondit Baudelaire en 1865 à une lettre du peintre alors attaqué de toute part – deux ans auparavant, son<i> Déjeuner sur l’herbe</i>, exposé à la requête de Napoléon III parmi les «refusés», a choqué tout comme son <i>Olympia </i>(voir ci-dessus). «Vous n’êtes, lui écrit alors Baudelaire, que le premier dans la décrépitude de votre art.» Dans cette réflexion, on peut naturellement voir – en apparence – une condamnation de l’art de l’époque dominé par Manet. Mais c’est méconnaître Baudelaire, grand admirateur notamment des eaux-fortes de l’artiste qu’il compare à Goya. Il faut plutôt comprendre la remarque dans toute son ironie. Avec à l’esprit les critiques des bienpensants, de tous les philistins pour qui le progrès consonne nécessairement avec décadence et l’art qui s’y réfère avec décrépitude. En ce sens-là, Manet est bien le plus grand artiste de son temps.</p> <p>Le peintre et le poète se sont connus très tôt. 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Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de <i>fake news</i>. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien <i>La Presse</i> croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» </p> <p>Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.</p> <p>Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de <i>L’Atlantide </i>et de <i>La Châtelaine du Liban</i> – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est <i>Koenigsmark</i>. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. 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Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. </p> <h3>La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent</h3> <p>Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont <i>Le Journal</i> où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du<i> Normandie. </i>«Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» </p> <p>Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le <i>Normandie</i> se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* <i>Normandie, </i>écrit Farrère.<i></i>La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1613215936_coletteborddunormandie.jpg" class="img-responsive img-fluid center " width="536" height="554" /></p> <h4 style="text-align: center;">Colette (au milieu) à bord du <i>Normandie</i> © Coll. part. </h4> <p>Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de <i>Paris-Soir</i> que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. </p> <p>Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du <i>Normandie</i>. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. 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