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Chronique / Avec Pessoa, via Pajak, Personne devient Tout-le-monde…


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Dans le dernier volume de l’entreprise littéraire et picturale unique que représente assurément le «Manifeste incertain», Frédéric Pajak, gratifié récemment du Grand Prix suisse de littérature 2021, combine une suite autobiographique très attachante et l’exploration à la fois bien documentée et toute personnelle du fascinant univers de Fernand Pessoa, poète aux multiples hétéronymes dont l’essentiel de l’œuvre, inédite, reposait, après sa mort, dans une malle cadenassée…



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Le nom de Personne, dont on dit qu’il vient de la langue étrusque et qu’il désignait le masque du comédien, est le sujet d’un jeu de mot fameux d’un épisode non moins illustre de L’Odyssée du vieil Homère aux doigts de prose, où l’on voit Ulysse le rusé se nommer ainsi («Mon nom est personne») pour échapper aux cyclopes avec son équipage de marins; et ce même non est celui d’un poète devenu célèbre sous au moins trois autres hétéronymes, né Fernand Pessoa (personne en portugais) à Lisboa (Lisbonne en français) le 13 juin 1888 et mort en 1935 en laissant une œuvre considérable dont n’avaient paru que quelques opuscules et autres textes poétiques ou critiques.

Or, s’il avait été un petit quelqu’un en littérature de son vivant, Pessoa portait bien son nom de Personne à sa mort, humble fonctionnaire très alcoolisé en pardessus gris muraille et chapeau sans fantaisie, dont la postérité a frisé l’avortement autant que celle d’Henri-Frédéric Amiel, lequel avait ordonné la destruction de son Journal intime comptant plus de 16 000 pages, ou que celle de Franz Kafka auquel son exécuteur testamentaire Max Brod désobéit en ne brûlant rien non plus de son œuvre immense, contre sa volonté.

Et voici qu’après un peu moins d’un siècle, notre obscur rond-de-cuir, impersonnel en dépit de son nom, se retrouve pour ainsi dire poète national, sur lequel tout a été écrit et commenté au gré d’innombrables publications et colloques… Alors pourquoi, gentil senhor Pajak, en rajouter, vous qui n’êtes pas spécialiste pour un centime d’euro?  

Entre récits de vie et reportages d’idées

Est-ce parce que Pessoa est devenu «culte», selon l’expression à relent publicitaire, que Pajak s’est intéressé à l’œuvre et à la destinée de cet écrivain? C’est possible, et ça ne me gênerait pas autrement, mais je crois qu’il y a autre chose, qui fait que l’auteur bifide s’est arrêté, dans ses variations autobiographiques illustrées,  à Pavese et à Schopenhauer, à Nietzsche et à Ludwig Hohl, à Walter Benjamin ou à Marina Tsveteava et à Emily Dickson, entre autres «personnes» fort différentes les unes des autres mais fortement personnelles et en outre vues par lui «comme tout le monde», disons plus précisément: comme les individus réunis par le symbole vestimentaire des gilets jaunes ou comme Jésus de Nazareth − ce dernier rapprochement ne relevant pas du délire mais du fait que ce neuvième et dernier  volume du Manifeste incertain commence bel et bien, dans une méditation sur la démocratie et la liberté, par une évocation de la fronde populaire française et s’achève sur une vision différenciée combien humaine du rabbi Iéshoua…

Dans l’introduction brève de son livre, avec le contrepoint de «portraits» d’arbres, Pajak précise ce qu’il entend par incertitude dans son intention de représenter le «paysage d’un sentiment familier», mélange de souffrance et d’acuité lucide, de joie et  d’anxiété, perception de sa propre réalité dans le concert souvent confus et les sarabandes où la danse des autres se mêle à la sienne; et d’expliquer alors que, sans les «choisir» forcément il se sera senti proche de ces «ratés magnifiques» qui n’auront été reconnus de leur semblables, et dans leurs vraies dimensions, qu’après leur mort, tels précisément qu’un Walser ou un Kafka, un Van Gogh ou un Pessoa.

Frédéric Pajak lui-même est une sorte d’irrégulier aux règles personnelles rigoureuses, artiste et journaliste-essayiste-poète-éditeur autodidacte plus ferré dans ses sujets que maints diplômés, marginal sans l’être car participant à l’esprit du temps comme le furent un Arrabal ou un Roland Topor dont il n’est pas loin de la tonalité «panique», enfin  amateur au noble sens de celui qui aime plus qu’il ne se réclame d’un standing social – et tel fut, en auteur polymorphe à la fois présent dans son milieu et comme «à côté», Fernando Pessoa et ses multiples avatars, ses obscures passions et leurs apories, son génie innombrable et sa façon de rire avec les petits enfants.

Le journaliste français Jean-Claude Guillebaud a forgé, naguère, le concept de «reporter d’idées», signant quelques grands essais splendides marqués, entre autres, par la pensée anthropologique d’un René Girard. Or Pajak, dans ses investigations pluralistes dessinées et poétiques − au sens le plus composite −, participe de la même curiosité généreuse et, surtout, de la même liberté d’esprit dans ses jugements ou dans les rapprochements qui lui font parler, de sauts en gambades, de l’historien Augustin Thierry aussi pertinemment que du moraliste Joubert, sur le même ton qu’il parle du petit chat Thésée, des recherches ésotériques du jeune Alexander Search (l’un des premiers hétéronymes de Pessoa) ou de son pote gauchiste Jean-Christophe, d’Ofélia la seule amour de Fernando qui la menaçait d’une bonne fessée faute de savoir l’aimer comme il faut ou de ce Jésus qui, comme le Juif errant, a couru le monde  et baigné son corps éternel de rivières en fontaines en fabriquant, ici et là,  Dieu sait quoi pour Dieu sait qui…

L’écriture et la lecture pour lever le masque

J’étais en train de relire le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, philosophiquement le plus profond et le plus astringent des hétéronymes  de Pessoa, quand j’ai commencé de lire le neuvième volume du Manifeste incertain, avant la deuxième vague de la pandémie dont Pajak parle du début comme d’un révélateur, tel exactement que je l’ai ressenti.

Je m’étais remis à Pessoa en vue d’un texte destiné à la revue Instinct nomade de Bernard Deson, j’avais relu L’innombrable, un tombeau pour Fernand Pessoa, très remarquable approche de Robert Bréchon que cite d’ailleurs Pajak à diverses reprises, mais je ne me doutais pas que le Pajak en question allait publier, en même temps que «notre» revue, un pavé de 350 pages qui constituerait une suite très substantielle intégrée dans mes lectures de ce tournant d’année virale.

Cela pour dire que lire les neuf volumes du Manifeste incertain doit se faire comme il a été écrit, à savoir «dans la vie» et donc sans se presser ni stresser, en annotant chaque page ou en dessinant de votre patte (si l’on est un enfant l’on peut coloriser les dessins de Pajak…), en y revenant comme aux Essais de Montaigne ou  aux Notizen de Ludwig Hohl, en toute discontinuité continue mais sans lâcher le fil sauf pour aller faire pisser le chien.

J’ai l’air de blaguer mais pas du tout, d’ailleurs c’est toi qui va t’y coller à présent, lectrice adorable ou aimable lecteur − pas croire que le job de la lecture est du prémâché.  

Frédéric Pajak le premier, d’ailleurs, souligne que la lecture, autant que l’écriture et la peinturlure, est un métier qui s’apprend et se peaufine avec les ans, et c’est ainsi qu’on a vu l’écriveur écrivant des débuts devenir, ces dernières années, et principalement dans le Manifeste incertain, un écrivain à part entière développant de la manière la plus singulière, un vrai style limpide et coulant avec son merveilleux «cinéma» de dessins racontant leur propre histoire…

Je viens de relire la page où Pajak parle de la mort de son frère, les larmes aux yeux en me rappelant celle du mien, disparu lui aussi trop tôt, et de celui de ma bonne amie qui s’est esquivé une de ces nuits dernières sans crier gare, sur quoi je me rappelle un texte tout récent de V.S. Naipaul sur le chagrin où il est aussi question de la mort de son père, de son frère et d’un chat sur un ton rappelant la saudade de Pessoa – donc tout se tient.  

Si la source du mot personne l’apparie au masque, l’histoire de ce mot contient à la fois toutes les personnes et tous leurs pseudos que l’Art et la Littérature, liés au même noyau, démasquent pour leur donner un visage innombrable au nom d’Humanité.  


Frédéric Pajak. Manifeste incertain 9. Les Éditions Noir sur Blanc, 350p, 2021.

Instinct nomade, No 5. Les sept vies de Fernando Pessoa. 

Robert Bréchon. L’innombrable, un tombeau pour Fernando Pessoa. Christian Bourgois, 254p., 2001.

V.S. Naipaul. Étrange est le chagrin. Editions Herodios, 2021, 42p.

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Aspirine 11.04.2021 | 12h50

«Il y a longtemps j'ai lu et relis encore maintenant Fernando Pessoa.
Dans votre article, pourquoi l'appeler FERNAND au lieu de FERNANDO ?
»


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