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Chronique

Chronique / Avec Jean-Jacques sur l’île Saint-Pierre coupée du monde


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Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse romande à pied commencé l’été dernier et qui nous avait conduit de Saint-Maurice aux Gastlosen en remontant les Alpes vaudoises en sept journées de marche. Aujourd’hui l’étape Morat - Sugiez - Anet - Vilnetz - Cerlier - Ile Saint-Pierre.



Après la dégustation de millésimes russes à Sugiez, on se sent pousser des ailes et le trajet jusqu’à Cerlier est avalé dans l’allégresse. La bourgade commande l’accès à l’île Saint-Pierre et le promeneur solitaire que je suis se doit d’y aller rendre hommage au grand Jean-Jacques. La canicule de cet été a fait oublier que juillet de l’an dernier fut l’un des plus arrosés de la décennie. 

Faute d’hôtel, j’ai trouvé à me loger au camping, dans une des rares caravanes qui a échappé à aux inondations. A mes pieds, le chalet de la réception baigne dans l’eau. Le chemin qui mène à Saint-Pierre, complètement inondé, est fermé. Qu’importe! Un habitant du village venu avec son paddle et sa rame pour visiter son cabanon m’assure que la hauteur d’eau ne dépasse pas cinquante centimètres. J’attache mes chaussures autour du cou et me jette à pieds nus dans l’eau. Quelques centaines de mètres plus loin, me voici seul au milieu des roseaux et des arbustes qui bordent la voie. Sensation étrange et jouissive que celle de barboter dans l’eau tiède jusqu’aux genoux, en compagnie de foulques, de cygnes, de poissons et de milliers d’alevins qui s’éparpillent à toute allure entre les pieds. On se croirait presque en Amazonie, les crocodiles en moins.

Après une heure à patauger, le chemin s’élève et je retrouve la terre ferme. L’île est déserte, silencieuse. L’hôtel-restaurant du Cloître est fermé. Un chevreuil s’ébat gaiement dans une clairière. Depuis quinze jours, il n’a plus vu d’être humain. Des vaches broutent paisiblement. Dans une petite anse à l’abri de deux hêtres majestueux, un buste de Rousseau rappelle qu’en 1765 le grand philosophe genevois a vécu dans ces bois et ces champs des émois parmi les plus heureux de sa vie. Eprouvant cette même sensation d’être seul au monde qu’il a ressenti après avoir dû fuir le village de Môtiers dont les habitants l’avaient caillassé, je comprends pourquoi Rousseau a été si inspiré par cette île et l’a fait connaître à toute l’Europe. 

Laissons-le parler: «On ne m’a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j’y aurais passé deux ans, deux siècles, et toute l’éternité sans m’y ennuyer un moment.» Dans sa cinquième Promenade, sur ces «rives plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève» et aux abords desquelles il aimait herboriser, il se laisse aller à ses somptueuses rêveries: «De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu.» «Là, le bruit des vagues et l’agitation de l’eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu.»

La nuit n’est pas encore là, mais le soir approche. Après une dernière heure de rêveuses pérégrinations, il faut rentrer, reprendre le chemin en sens inverse et recommencer à patauger. La fatigue aidant, les quatre kilomètres de marche aquatique sont moins amusants qu’à l’aller. Mais ils passent assez vite et bientôt je peux m’affaler sur ma petite terrasse du camping Mon Plaisir. C’en est fini du romantisme et des rêveries solitaires… Quoique! Bien au sec, en compagnie d’un bon pichet de vin rouge, en regardant le ciel s’assombrir et l’orage approcher, puis en écoutant la pluie résonner sur le toit tandis que les grêlons ricochent sur le sol, on peut se remettre à rêver sans risque. 

La vie en camping a des charmes que l’on aurait tort de dénigrer. J’en ferai d’ailleurs usage plus loin. Elle offre un anonymat, une liberté, de la bonne humeur, de la convivialité, et souvent de l’originalité et de l’authenticité qu’on serait bien en peine de trouver dans un hôtel étoilé. On s’y moque des opinons bienpensantes et du statut social et c’est très reposant.

Le lendemain matin, après une succession d’averses nocturnes tambourinantes, l’humeur est à l’image de la météo, plutôt maussade. Je plie bagage rapidement et me lance sur la route du Landeron. Le canal de la Thielle est rempli à ras bord et les rafales de pluie balaient le tablier du pont. Enfin le ciel devient plus clément et je peux replier ma belle pèlerine rouge avant d’entrer dans le vieux bourg médiéval du Landeron, avec sa belle place flanquée de deux fontaines à lansquenets. Une petite merveille d’architecture médiévale, au pied de l’imposant Chasseral.

Demain je quitterai le plateau et partirai à la conquête des vallées jurassiennes.

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