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Analyse


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Au nom des principes acquis et transmis depuis la victoire de 1945 contre le Mal, le monde occidental semble avoir perdu patience avec ses opposants internes ou externes. Le recours à la violence est désormais permis, peut-être même souhaitable. La tentative d'assassinat contre Donald Trump vient de jeter une lumière crue sur ces dérives.



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Le corps du tireur n'était pas encore froid que j'ai commencé à recevoir des messages surfant sur le même thème: «Dommage qu'il ait raté son coup». A mesure que les heures passaient et que le monde découvrait les détails de ce scandale d'Etat, les blagues ont fait place à des théories. Trump allait retirer un tel bénéfice électoral de cette tragédie qu'il serait naïf de ne pas imaginer qu'il en fût lui-même l'inspiration. Se faire tirer dessus à plus de cent mètres et se faire transpercer l'oreille serait donc rien moins qu'un coup marketing. Ce diable de Trump en serait bien capable. Nous en sommes donc arrivés là.

Cela ne devrait surprendre personne. Il y a quelques années déjà que la polarisation du débat politique mène le monde vers la confrontation. Cette confrontation ne répond toutefois plus aux anciens clichés: conservateurs durs et intransigeants, et libéraux pacifistes et ouverts d'esprit. Les libéraux, en effet, se caractérisent désormais par leur intransigeance radicale et leur qualification de tout adversaire en ennemi mortel. Or on ne discute pas avec un ennemi, on le fait taire. Et si cela ne marche pas, on l'élimine.

La tentative d'assassinat contre Trump le 14 juillet faisait écho à celle, également manquée, contre l'ancien Premier ministre slovaque Robert Fico le 15 mai dernier pour des raisons similaires. Ces tentatives, accueillies par des rires et des blagues, agissent comme un révélateur: au nom de principes de plus en plus vagues, tout est donc permis, y compris le meurtre.

Les signes annonciateurs de cette dérive sont nombreux et anciens. On pourrait remonter jusqu'à la réaction américaine aux attentats du 11 septembre 2001. Ce fut le point de départ de plusieurs guerres sanglantes, permanentes, mais aussi inutiles, au nom de la démocratie et de la liberté. On peut, plus simplement, détailler ces mécanismes à partir du mois de mars 2020, c'est-à-dire depuis le début de la pandémie.

Alors que les discussions allaient bon train dès le mois de janvier 2020, la situation s'est soudain figée au mois de mars avec le lockdown généralisé. En quelques jours seulement, une batterie de mesures administratives et sanitaires d'une ampleur inégalée dans l'histoire ont été décidées sur presque la totalité du globe. En moins d'un mois l'Etat obtenait des pouvoirs étendus de contrainte et de limitation des libertés individuelles. Parallèlement la presse a sauté dans sa tranchée, tirant à boulets rouges sur tout ce qui pouvait être interprété comme une hésitation face à ces mesures. Le combat contre le virus était assimilé à une guerre. Ce mot a d'ailleurs été souvent répété par les chefs d'Etats et de gouvernements qui justifiaient ainsi la nécessité absolue de ne rien discuter et de se soumettre à leurs décisions unilatérales. La guerre, donc, cet instant suspendu dans lequel la société tout entière se ligue aveuglément autour de son chef. La guerre, qui donne licence d'annihiler avec la même violence, et le virus, et tous ceux qui ont l'audace de douter des tactiques utilisées pour le combattre.

C'est dans ce contexte social et politique chauffé à blanc, mais aussi désorienté et anxieux, que Vladimir Poutine a fait franchir à ses chars la frontière ukrainienne. Le décor idéologique avait été posé. Les réactions à cette invasion ont ainsi permis de transférer ces lignes de fractures du domaine social à celui des affaires étrangères. Ceux qui hier osaient douter des politiques sanitaires étaient forcément les mêmes que ceux qui osaient contester la nécessité de soumettre la Russie à toutes les sortes de sanctions et d'anathèmes. L'historien américain Tim Snyder, dans un papier pour le Washington Post très largement repris, accusait le président Poutine d'être le nouvel Hitler.

Mécaniquement, tous ceux qui soutenaient, ou faisaient seulement mine de comprendre Poutine, étaient donc des suppôts d'Hitler. Après des années de confusion idéologique, ce petit monde-là avait retrouvé avec soulagement sa bonne vieille réalité en noir et blanc d'avant la chute du Mur, ce conte rassurant et dénué de toutes nuances. Une guerre juste contre un monstre définitif, enfin, on en rêvait.
Et puis l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 s'est engouffrée dans ce marigot social et idéologique. Avec toutefois des signes de nervosité désormais. L'union sacrée autour d'Israël, très marquée au début du mois d'octobre, s'est rapidement teintée d'un effroi palpable face aux massacres de civils commis par l'armée israélienne. En quelques semaines seulement, les victimes civiles étaient déjà plus nombreuses à Gaza qu'en Ukraine en une année et demi de conflit. Pourtant les gouvernements occidentaux, enivrés par l'apparente solidité morale de leur position sur la pandémie puis sur l'Ukraine, n'ont pas dévié d'un pouce. Soutenus par une presse aux ordres, ils continuent aujourd'hui à soutenir Israël en dépit des accusations de «génocide» qui pèsent sur Netanyahou et des bientôt 40'000 victimes civiles de la «réplique» israélienne. Cette guerre ne peut être que juste puisque c'est la leur.

La guerre en Ukraine aurait pu ne jamais avoir lieu si les Américains et leurs alliés aveuglés avaient respecté l’exigence raisonnable des Russes de ne pas avoir de missiles de l'OTAN à leur porte. D'ailleurs la Russie et les Russes n'existent apparemment pas, il n'existe que Poutine, avec lequel il est rigoureusement interdit de parler. Deux ans et demi plus tard, l'Ukraine est certaine d'avoir mené une guerre pour rien: elle a perdu ses territoires orientaux et la Crimée, ainsi que plus de 11'000 civils et des dizaines de milliers de soldats. Surtout, le pays est passé de 45 millions à 35 millions d'habitants, une perte dont il est presque assuré de ne jamais se remettre. Comme l'OTAN ne peut déclarer forfait, la situation est donc en train de se figer. On se satisfera de part et d'autres du statu quo sur le terrain; l'Amérique aura obtenu que l'Allemagne sacrifie son apport vital en hydrocarbures russes et que la Russie soit à nouveau le Grand Ennemi; l'Europe aura sacrifié sa croissance économique pour des questions de principes; et la presse et les chefs de gouvernements occidentaux jureront encore pendant des années que seule l'Ukraine vaincra.

A Gaza, la situation est similaire en bien des points. D'abord l'ennemi a le temps et la démographie pour lui. Le Hamas, comme les Russes en Ukraine, a planifié son coup et s'est préparé à une guerre de longue durée. Les Israéliens sont obsédés par leurs pertes militaires, mais aussi par le départ de plus d'un demi-million de citoyens sur sept. Cette guerre leur coûte environ 200 millions de dollars par jour, c'est-à-dire 25% de leur PIB. Autrement dit, même si Gaza est rasée, même si presque 40'000 civils ont été massacrés, le Hamas a déjà gagné sa guerre dans le sens où Israël ne peut pas gagner la sienne. Et comme dans le cas de l'Ukraine, les Occidentaux ne déclareront jamais forfait et se satisferont d'un statu quo dévastateur pour les Palestiniens. Ils se feront oublier en déclarant que la Chine doit être arrêtée à tout prix dans ses ambitions sur Taiwan, ou l'Iran sur la bombe atomique, ou toute autre cause urgente et absolue qui nécessitera encore plus de bombes et fera encore plus de morts inutiles.

Ce sont des morts inutiles en effet, car ce désir de guerre permanent ne s'embarrasse d'aucun but déclaré, ni en Ukraine, ni à Gaza. Tout le monde sait ce que veulent les Russes et le Hamas, leurs buts sont clairs et compréhensibles. Mais personne ne sait précisément ce que désirent l'OTAN et Israël – à moins d'admettre l'inavouable: que la Russie soit définitivement coupée du reste de l'Europe dans le premier cas, ce qui n'a aucun rapport avec l'Ukraine, et que les Palestiniens soient tous chassés de Gaza autant que de Cisjordanie, c'est-à-dire un nettoyage ethnique pur et simple.

Ces béances stratégiques servies par une violence insensée, ou nihiliste, caractérisent le mieux les libéraux occidentaux aujourd'hui. Comment pourrait-il en être autrement, lorsque toute la politique libérale depuis 1945 s'est construite, non pas en vue d'un projet de société – les communistes en avaient le monopole – mais dans une opposition de principe: contre les nazis, contre les communistes, contre les ennemis de la démocratie, puis après 1989 contre le terrorisme, contre le racisme, contre le patriarcat, contre le réchauffement climatique, contre les populistes, contre Trump, contre le Brexit, contre Poutine, la liste est infinie. Cette absence de projet politique a fini par laisser place à un vide idéologique angoissant. Alors la violence et la suspension du débat démocratique se sont naturellement imposées.

Une balle à travers l'oreille gauche de Donald Trump a figé cette réalité, comme une photo sur la ligne d'arrivée. La déception palpable puis les théories délirantes des libéraux ont permis de comprendre que la violence avait définitivement changé de camp. Que ceux qui se déclaraient depuis 80 ans les défenseurs de la liberté et de la paix étaient désormais prêts à tuer, et tuaient déjà à grande échelle.

Ainsi ce que ces guerres, et surtout la réaction à celles-ci de tous les pays non-occidentaux matérialisent, c'est que la mainmise de l'Occident et de ses valeurs libérales sur le monde a fait long feu. La Chine et son système capitaliste-autoritaire a fait voler en éclats notre attachement de principe à la démocratie. A l'ONU, 75% des pays membres refusent de sanctionner la Russie ou de donner carte blanche à Israël. L'univers mental des libéraux occidentaux, qui repose sur l'héritage de 1945 et son axiome «démocratie - droits de l'homme - économie de marché», s'est discrédité lui-même. Seule la violence et la guerre permettent, en coupant court au débat, de lui donner une illusion d'existence. Un de mes amis, libéral déclaré, anti-Brexit et anti-Trump, le suggérait succinctement: «Quelques balles bien placées résoudraient bien des problèmes, non?»

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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

10 Commentaires

@Lore 19.07.2024 | 06h11

«Toute analyse qui tend vers un absolu est biaisée.
Il est confortable de pouvoir expliquer le monde en réduisant les événements à une volonté ou non de paix. La réalité est bien plus complexe et ne peut d’appréhender sans un prisme qui donne le vertige tant les hypothèses sont nombreuses et paradoxales.»


@freinet 19.07.2024 | 09h58

«Jolie analyse. Oui la société est en absence de projet politique. Le manque de vision et d'idéal engendre des discours polarisés et sans nuance. Dorénavant ce qui prime est la quête du pouvoir et cela au nom de la solidarité et de la démocratie. Réapprendre à penser notre finitude et notre fragilité permettrait un renouvellement social et spirituel dans notre rapport à l'autre. »


@Lou245 19.07.2024 | 11h13

«Certes la réalité est complexe, mais c'est au contraire très inconfortable aujourd'hui de parler de compréhension, de compassion, de paix, contrairement au commentaire ci-dessous. Créer la paix et l'harmonie demande une réflexion profonde sur soi et notre environnement avant d'agir, et c'est justement ce à quoi cet article nous invite.»


@Erwan 19.07.2024 | 15h47

«Analyse très juste et désolante. Les repères politiques traditionnels sont devenus caduques et la plupart des gens ne s'en rendent pas compte. Beaucoup suivent leur famille politique sans réaliser la dérive ni se poser de question. Il est vrai qu'il est dorénavant mal vu de se poser des questions. »


@simone 19.07.2024 | 18h06

«Merci pour votre lucidité! Si seulement elle pouvait ramener les chefs d'Etat occidentaux à la raison!»


@Chan clear 19.07.2024 | 19h27

«Dans cette époque chaotique et chamboulée ou bcp de personnes , travailleurs et autres sont fatigués. Je suis toujours surprise que la vie continue que les femmes sont enceintes qu’il y a plein de bébés à la plage, dans ce chaos il y une grande partie la masse silencieuse qui continue à fonctionner et faire que ce qu’il y à faire pour qu’un semblant de normalité nous laisse le temps de respirer et de souffler. »


@willoft 19.07.2024 | 20h42

«Si on veut comprendre le monde proche, il faut regarder l'élection de VDL pour l'Europe et Gael Pivet en France pour voir que rien ne change, du moins jusqu'à une prochaine WWIII qui ne saurait tarder.
Quel monde allons-nous laisser aux jeunes ?»


@LEFV024 20.07.2024 | 14h56

«C'est fini, la langue de bois!»


@Eggi 21.07.2024 | 18h32

«Le titre de l'article est déjà réducteur, donc trompeur. Il eût fallu écrire: "Pourquoi l'être humain veut-il la guerre?"

Les conflits en Afrique, en Amérique du Sud et ailleurs ne sont pas le fait de "l'Occident", si je ne m'abuse... Ni la plupart de ceux qui ont décimé le genre humain depuis que le monde est monde.

Il faut chercher ailleurs, Monsieur Laufer, dans le comportement immémorial de nos congénères, par exemple. Et il y a d'excellentes études anthropologiques, sociales, voire psychanalytiques à ce sujet.»


@MV 25.07.2024 | 23h00

«Vous dites "La Chine doit être arrêtée à tout prix dans ses ambitions sur Taiwan". Je ne suis pas un spécialiste mais :

- A la fin de la 2ème guerre mondiale les USA ont fait restituer à la Chine de Tchang Kaï-Tchek l'île de Taïwan, occupée par le Japon.
- C'est lorsque Mao a chassé Tchang Kaï-Tchek que les choses se sont gâtées.
- En 1971, la résolution 2758 de l'ONU a reconnu Mao comme seul représentant de la Chine. Aucun statut spécial n'a été prévu pour Taïwan ni pour Tchang Kaï Tchek qui a disparu de l'histoire.

Comment refuser de modifier les frontières internationales en Ukraine mais les rendre amovibles en Chine ? Il va falloir faire preuve d'imagination.

»


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