Analyse / Les errances d’un pouvoir myope
Nos sept prétendus Sages, myopes face aux enjeux actuels. © DR
Des gouvernements qui gèrent au jour le jour sans grande vision de l’avenir, il n’en manque pas. Mais à cet égard, le Conseil fédéral est caricatural. Face à l’Europe, il n’a aucun recul, aucune sérénité, il s’enferre. Depuis le voyage de Guy Parmelin à Bruxelles, c’est l’agitation générale. Les discours fusent dans tous les sens. Souvent sans grande connaissance du dossier. Le bal des émotions et des préjugés.
On n’ose pas attendre des sept prétendus Sages une vision large. Ils sont trop myopes. Pourtant, le tableau est préoccupant. La Suisse, comme tous les Européens, est bousculée par deux puissances. Les Etats-Unis, avec les fameuses GAFAs et un pouvoir qui exerce son influence partout, allant jusqu’à prescrire aux banques helvétiques avec quel pays elles ont le droit de traiter ou pas. En face, la puissante Chine qui achète à tour de bras des enseignes suisses et joue de son pouvoir économique dans le monde entier. Il est si évident que seule l’Union européenne peut espérer faire le poids face à ces géants. Et l’environnement! Aucune issue n’est pensable sans l’unité du continent. Mais tout cela paraît dépasser l’horizon provincial de nos dirigeants.
Alors, allons dans le détail. Il a été dit tant de contre-vérités dans les débats de ces derniers jours. L’accord-cadre avec l’UE est en fait à bout touchant. Avec une palette d’avantages que bien des Etats tiers nous envieraient. Restent quelques points dits litigieux et montés en épingle. Vraiment pas de nature à changer le cours de l’histoire! Parler de «divergences profondes», c’est empoisonner le climat des pourparlers. Ou préparer l’échec.
1- Le principe selon lequel les Etats ne subventionnent pas les entreprises privées. L’UE a déjà autorisé de nombreuses exceptions, pour les compagnies d’aviation, les banques. Elle a laissé entendre qu’elle est prête à renoncer à cette disposition pour la Suisse.
2 - La protection des salaires. Ceux-ci, au sein même de l’Union, doivent être égaux entre les ressortissants d’un pays et les travailleurs européens. Cela vaudra pour la Suisse. Les hauts cris sur le «dumping fiscal» ne sont qu’une manipulation démagogique et mensongère. A chaque Etat de veiller au respect de ses normes qu’il définit souverainement. Le hic porte sur les travailleurs détachés momentanément. Pour éviter les abus et permettre les contrôleurs, les entreprises concernées doivent s’annoncer sept jours à l’avance. L’UE pense que quatre jours suffiraient. Et voit d’un mauvais œil l’obligation de verser une caution en prévision d’éventuelles amendes. Un casus belli? Ridicule.
3 - La directive sur la citoyenneté. Derrière cette formule obscure, un problème concret. L’UE estime que les travailleurs européens dûment engagés en Suisse doivent bénéficier de la protection social helvétique. C’est déjà partiellement le cas. Si un employé perd son job dans la première année, il a droit à six mois de chômage. Si c’est après un an, il peut timbrer plus longtemps. Cela fait hurler la droite du camp bourgeois. Si les syndicats avaient encore une fibre de gauche, ils se féliciteraient d’une telle disposition. Il n’est pas question d’admettre des «touristes sociaux». Les Etats européens eux-mêmes refusent les profiteurs. En pratique, l’accord tel qu’il est rédigé ne change quasiment pas la donne actuelle. Aucune raison d’en faire une montagne.
Enfin il a beaucoup été question de l’arbitrage en cas de différend. Les nationalistes se sont indignés qu’après le passage dans les organes paritaires, si le désaccord persiste, ce soit finalement la Cour de justice européenne qui tranche. Or Guy Parmelin, d’entente avec le Conseil fédéral, a souligné à Bruxelles que la Suisse accepte l’ordre juridique européen. C’était le point névralgique pour l’Union. C’est une concession de la Suisse. C’est réglé.
Un avantage considérable pour l'emploi, la recherche, les échanges
En fait, il en faudrait peu pour mettre l’accord sous toit. Pour autant qu’il y ait une réelle volonté d’aboutir. Il s’agira ensuite d’expliquer le texte, de l’illustrer en exposant les enjeux, l’avantage considérable qu’il représente pour l’emploi, la recherche, les échanges de toutes sortes. Puis le Parlement se prononcera. Et le peuple votera. Si le débat est clairement posé, il peut dire oui. Et la Suisse se sera tiré une méchante épine du pied.
Ce qui est stupéfiant, dans ce feuilleton assez minable, c’est l’inconséquence d’un gouvernement qui joue avec le feu. Sans l’ombre d’un plan B. Il a laissé Ignazio Cassis − maintenant mis sous surveillance − patauger pendant quatre ans. Il a envoyé au front Guy Parmelin sans préparation diplomatique suffisante. Il a lancé le débat de façon chaotique. Ce sont les parlementaires qui doivent aujourd’hui remettre l’équipe au travail. Sous la pression de la société civile que le flou inquiète.
Quel jeu joue la gauche?
Reste un mystère. Quelle mouche a piqué la gauche? Ses stars, Levrat et Maillard, pour ne pas parler du co-président du PS qui tombe des nues, paraissent jubiler à l’idée de tout envoyer chambouler. Leur vision d’avenir? Le statu quo! Dans une Europe et un monde qui bougent à toute vitesse… Ont-ils conscience des conséquences sociales du gâchis? Ont-ils oublié la dure décennie (croissance inférieure aux voisins, panne des investissements, crise immobilière…) qui a suivi le non à l’EEE en 1992? Avant que les accords bilatéraux ne fassent enfin redémarrer la machine. En cas d’échec de l’accord, certains patrons déclarent déjà que pour faire face à la difficulté, il s’agira de desserrer les règles, de réduire les coûts, donc pression sur les salaires. L’USS semble ne pas voir la probable réponse ultra-libérale à l’impasse politique. Elle joue contre l’intérêt de ceux qu’elle prétend protéger. Myopie.
Myopes aussi nos Sages, mais en l’occurrence, pardon, ils ont aussi bêtement manqué de sérieux. Leur communication a été de bout en bout désastreuse.
A moins que? A moins qu’une majorité du collège gouvernemental ne se soit embarqué sans le dire, plus ou moins consciemment, dans la vision utopique d’une Suisse à la mode britannique ou à la mode Singapour. A moins qu’il ne fasse tout pour saborder en douce le projet en le compliquant à l’infini. On ne veut y croire. Ces Messieurs-Dames ne sont pas connus pour l’audace de leur imagination. Il n’empêche que la Suisse est emportée, selon le mot du sage ex-diplomate François Nordmann, dans «une dérive souverainiste».
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Syndicats et autorités politiques ont pourtant tout fait pour sauver l’entreprise historique, aux mains d’une multinationale qui compare avantages et inconvénients de chaque lieu de production. Ici, hauts salaires, franc fort et dans ce cas, retard technologique. Donc, départ. Chapeau aux travailleurs qui cherchaient des solutions, des innovations. Les voilà licenciés. Les messages de solidarité font du bien mais n’assurent pas leur avenir. Qu’ils puissent être aidés à rebondir.</span></p> <p><span>Est-ce à dire que notre pays est menacé de désindustrialisation comme il en est beaucoup question chez nos voisins? Gare aux réponses trop simples. Les faits. Face au secteur des services comptant les banques et les assurances, le tourisme, le commerce de gros et de détail, l'administration publique et les assurances sociales, qui pèse pour 75% du PIB, l’industrie résiste, avec environ 24% (contre moins de 14% en France!). L’agriculture pour 1 %. </span></p> <p><span>La grosse tranche du gâteau industriel, c’est évidemment les médicaments et les montres. Mais on aurait tort d’ignorer tout un tissu de plus petites entreprises qui fabriquent toutes sortes de produits technologiques performants. En dépit de tous les handicaps de la place. Sait-on par exemple que du Valais partent des pièces destinées à Mercedes, Jaguar, ou Ferrari? Se doute-t-on qu’une lame de scie sauteuse sur deux dans le monde est fabriquée à Sankt Niklaus (Saint-Nicolas), quelques kilomètres en aval de Zermatt. Ou qu’Airbus et Dassault se fournissent en tôles aéronautiques d’aluminium dans la région de Sierre?</span></p> <p><span>Ce canton est en pointe. En 2023, il était en tête des investissements industriels. <em>L’Agefi</em> fournit une explication: «C’est dans le Haut Valais que le boom économique est le plus visible. Le groupe pharmaceutique Lonza, dont le siège est à Bâle mais le site de production à Viège, y a investi plus d’un milliard de francs. Un nouveau complexe de production high-tech fournit des solutions adaptées pour le développement et la fabrication de nouveaux médicaments. Ce site et ses possibilités inédites dans la pharma ancrent Viège et le Valais au cœur des chaînes mondiales de création de valeur. Les investissements dans la recherche et la formation ont joué un rôle majeur pour le développement économique du canton. A la génération précédente, c’est la HES, la Haute école spécialisée, qui a formé des ingénieurs précieux pour alimenter une industrie en plein essor. Petit à petit tout un écosystème propice à l’émergence d’idées innovantes s’est installé en Valais. La Fondation The Ark favorise l’établissement et l’éclosion de start-ups dans les domaines de l’informatique, de l’énergie, des sciences de la vie et de l’environnement. 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Ou leur politique dite verte conduira-t-elle à la décroissance? La concentration des efforts sur la course aux armements et l’aide à l’Ukraine, telle qu’elle est brandie aujourd’hui, peut aider certains secteurs industriels mais coûtera extrêmement cher. On articule à Bruxelles le chiffre de 100 milliards à cette fin d’ici 2029. Ce sera forcément au détriment d’autres attentes, dans les infrastructures, l’éducation, la recherche, la cohésion sociale. Sans compter que la transition écologique, nous assure-t-on, nécessitera en plus une pluie de milliards. Quelles priorités fixera le nouveau Parlement? Selon les choix, les retombées sur l’économie suisse seront différentes. Le surarmement de l’Europe ne nous rapporte quasiment rien, sa santé économique et sociale nous est bien plus bien profitable.</span></p> <p><span>Deuxième point. Le fonctionnement même de l’Union. Deux tendances s’affrontent. Les convaincus du projet savent qu’ils ne peuvent pas en faire un Etat fédéral, mais ils souhaitent renforcer les compétences du Conseil européen (réunion des chefs d’Etat), notamment en supprimant le droit de veto des nations, de la Commission, avec des tâches nouvelles, et celles, souhaitables, du Parlement. Ce surcroît d’autorité se justifierait à bien des égards pour unir les forces, renforcer l’élan collectif. Mais bien peu de dirigeants nationaux le préconisent. Parce qu’il va à l’encontre d’une tendance lourde, le regain du nationalisme. Plus de pouvoirs aux Etats, limiter ceux de l’Union. En finir avec les figures mégalomanes du style Van der Leyen à la tête. En réalité, déglinguer la machine de l’intérieur. On entend ces accents sur un large spectre. A droite, à droite de la droite et à gauche aussi, qui rêve de l’Europe sociale, parfois même de la fin du capitalisme. 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En décembre dernier, le Conseil européen et la Commission affichaient leur volonté d’aller vers l’admission à terme, sous conditions, de plusieurs pays ayant déjà le statut de candidats. Cinq dans les Balkans, trois à l’est du continent. Plus la Turquie en attente, plus ou moins convaincue, depuis vingt ans. Bel élan idéaliste ou délire géopolitique? Un bateau à 36 membres? Rien ne serait plus comme aujourd’hui. Bonne chance pour convaincre les citoyens et contribuables! Quant aux Suisses, liés par tant d’accords, notamment sur la liberté de circulation des personnes, si le projet aboutit, ils en auront des sueurs froides. Et pas un mot à dire puisque nous l’avons voulu ainsi.</span></p> <p><span>Profusion d’obstacles sur la route cependant. Le processus devrait commencer par l’est, avec l’Ukraine et la Moldavie. Bien que leurs frontières soient pour le moins mal définies et leurs sociétés pourries par la corruption, très loin encore des exigences posées. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
7 Commentaires
@bob64 30.04.2021 | 05h55
«Je suis, semble-t-il, du Centre mais d'un Centre dynamique pas celui que j'observe malheureusement. J'ai voté alors pour l'Europe par conviction et réaliste. Comme l'auteur, je désespère de nos institutions. Cet accord cadre est une chance ne la ratons pas ! »
@jjacot 30.04.2021 | 09h13
«Comme le dit Jacques Pilet, il semble qu’en Suisse il serait de bon ton de dire que l’Europe ne fonctionnera jamais et qu’il est inutile de conclure de nouveaux accords avec elle.
Cette attitude manque totalement de vision du futur. Nous devrions au contraire être un des Etats moteurs pour l’Europe par nos compétences techniques et scientifiques dans les produits de marchés de niche. Ce sont les seuls où nous pouvons être les meilleurs, mais pour lesquels il faut toucher le marché mondial et s’appuyer sur les compétences locales pour produire. Les coopérations sont indispensables dans ces domaines et nous avons les mêmes approches culturelles que l’Europe. Nous devrions donc faire un effort pour boucler rapidement cet accord cadre
»
@Bogner Shiva 212 30.04.2021 | 09h13
«Myopes ? Non tout simplement médiocres ! Nous sommes dans une médiocratie dont le sommet est occupé par celles et ceux qui sont sortis premiers d'un concours de circonstances. L'exemple d'envoyer Parmelinpinpin en "ambassadeur" pour négocier avec l'Union Européenne est un exemple de plus (de trop ? ) de cette impéritie crasse typiquement Suisse ! Je vais choquer mais si on veut montrer ses muscles il faut qu'il y aie quelque chose à montrer et non un pèpère bedonnant qui serait mieux en charentaises qu'à dialoguer, que dis je réciter laborieusement un texte qu'il ne s'est même pas donner la peine d'apprendre...pour convaincre L'UE de notre détermination...le non verbal était digne d'un exemple que j'utiliserait lors d'une formation de managers la première semaine sur ce qu'il ne faut pas faire si on veut être crédible ! Pour dialoguer avec les personnes qui représentent l'UE il faut un ALPHA ! Oui je sais , je cherche toujours , je ne suis pas fan du Mr. mais il aurait fallu un Blocher, un Macron , un vrai chef et pas un Guygnol emprunté et coincé par la trouille de bredouiller...Pour la cérémonie de l'élection de Miss Boutefas à Payerne il est parfait ! En regardant les images j'ai eu honte pour mon pays tellement j'ai ris, jaune je l'avoue. Quant à Cassis pour l'élaboration d'un pont économique avec l'UE concernant des assurances, il passe bien... ! Pour le reste...»
@Eggi 30.04.2021 | 22h58
«Au-delà de l'analyse excellente des enjeux et du contenu du projet d'Accord-cadre, il est essentiel d'apprécier dans cette affaire le fonctionnement de notre démocratie. Eh bien, elle fonctionne! Si le Conseil fédéral est divisé, c'est que le parlement et le peuple le sont aussi. Or, il y a dans la société civile helvétique des voix de plus en plus nombreuses pour exiger un scrutin populaire; cette exigence sera certainement relayée par le législatif vers le gouvernement, à condition qu'elle soit considérée comme sérieuse. Nous voterons donc bientôt sur l'Accord-cadre, avec les risques que comporte toute consultation populaire. Mais c'est ça, la démocratie!»
@Karen 02.05.2021 | 10h22
«En tant que simple citoyenne, je vois avec désespoir l'avenir de la Suisse se dessiner sans vraiment comprendre les véritables enjeux. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a aucune volonté, de qui que ce soit, d'expliquer tous les enjeux, de manière honnête, à la population. Chacun tire la couverture à soi avec des explications douteuses, et nous voyons passer les bombes au-dessus de nos têtes sans en comprendre les raisons profondes... nous avons juste un sentiment diffus que quelque chose de très important est en train de nous échapper. Est-ce que déjà les membres du parlement savent exactement de quoi il en retourne ? Ont-ils eu la curiosité de s'informer ou suivent-ils aveuglément les instructions de leurs partis ? Et pour l'hypothèse où la population aurait un mot à dire : comment pourrions-nous prendre une décision en connaissance de cause, alors que nous n'avons pas les infos neutres pour le faire ? Je ne me considère pas stupide, mais honnêtement, dans cette histoire, beaucoup de choses m'échappent et je me sens incapable de fonder une opinion sur la base des infos qui nous sont données - encore faut-il savoir lesquelles sont "honnêtes" et lesquelles sont manipulées par des intérêts obscurs (comme d'hab !)»
@hermes 11.05.2021 | 16h40
«Encore un excellent article de M. Pilet sur la manière avec laquelle la Suisse gère ses relations avec l'UE. Merci. En fait, nos 7 Sages n'ont de sage que le nom: ils sont à la fois myopes, médiocres et peureux. Myopes de ne pas voir le danger que font courir à notre pays les forces en provenance des USA, Russie et Chine et qui menacent bien davantage notre souveraineté que l'accord-cadre négocié avec l'UE. Médiocres dans leur incapacité à comprendre ces enjeux et à les expliquer au peuple suisse. Et peureux de débattre de cet accord-cadre devant le peuple et d'affronter cette frange d'udcéistes qui ne savent peut-être même plus pourquoi ils sont contre l'UE.
De plus, à l'heure où le Conseil européen convoque un sommet social, le revirement sur l'Europe des anciennes stars du PS Levrat et Maillard est inexcusable et il ne faudra pas venir pleurer ensuite la perte d'emplois et la pression sur les salaires qui s'en suivra!
Tout ce beau monde travaille en mode gestion de l'acquis et certainement pas en mode vision!»
@stef 24.05.2021 | 16h25
«Très bonne analyse.
Merci M. Pilet.
Espérons que cet accord-cadre sera malgré tout remit à l'ordre du jour dès que possible !»