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Analyse / «Algérie, mon amour»: haro sur le docu


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Un documentaire diffusé mardi soir sur France 5 était consacré au Hirak, le mouvement de protestation pacifique algérien lancé le 22 février 2019. Réalisé par le journaliste franco-algérien Mustapha Kessous, il s’est attiré une avalanche de critiques, qui lui reprochent notamment de donner une image «perverse» et «répugnante» de la contestation. Fâché par cette diffusion, le gouvernement algérien rappelle son ambassadeur à Paris. Ironie du moment : les contestataires et le régime sont unis contre l’«ingérence» française. Analyse.



Comme la télévision algérienne, tenue par le régime, ne peut pas montrer le Hirak tel qu’il est, les Algériens d’Algérie, ceux de France aussi, n’ont pas d’autre choix que de s’en remettre à la télévision française. Ce qu’a proposé du Hirak, mardi soir, la chaîne France 5, dans un documentaire intitulé «Algérie, mon amour», attendu comme un de ces moments rares participant de la restitution d’une communion populaire, a déçu et même outré de nombreux téléspectateurs, algériens et franco-algériens. Ils ne s’y sont pas reconnus et l’ont fait savoir bruyamment sur les réseaux sociaux. «Pervers», «répugnant», pouvait-on lire. Tous les commentaires n’étaient pas aussi secs, mais simplement critiques ou sceptiques.

Une fois encore, la couverture par la France de l’actualité algérienne, en l’occurrence de ce phénomène exceptionnel qu’est le soulèvement pacifique contre l’arbitraire d’Etat, initié le 22 février 2019 et mis entre parenthèses par le confinement dû au coronavirus, déchaîne les passions. Fâché par cette diffusion et par d’autres sujets de la télévision publique française sur le Hirak, y voyant une forme d’ingérence, le gouvernement algérien a de son côté décidé de rappeler son ambassadeur à Paris, a-t-on appris hier soir. Une façon, pas malhabile, de dire à la rue: vous voyez, nous sommes avec vous, les patriotes.

Le réalisateur du documentaire, Mustapha Kessous, franco-algérien né en France, journaliste au quotidien Le Monde, a interrogé cinq jeunes gens et jeunes femmes en différents endroits d’Algérie, essentiellement dans des grandes villes. Il donne une image partielle du Hirak, voire partiale, celle qui peut-être lui tient à cœur et qu’il voudrait voir advenir en Algérie, afin qu’il puisse s’y sentir à l’aise en tant que Français par définition occidentalisé. C’est son droit. Ceux qui interviennent dans son film sont des «francophones»: un avocat, une psychiatre, un ingénieur au chômage, un étudiant, une technicienne de cinéma. Les femmes ne portent pas de voile, aucun signe d’islamisme chez quiconque, nul habitant de la campagne identifié comme tel, pas d’arabophone, sauf furtive apparition. Tout un pan – la moitié, les deux-tiers, les trois-quarts? – du pays manque à l’appel. Le volet économique n’est quasiment pas traité. C’est en soi regrettable, mais Kessous affirme avoir eu des difficultés à tourner – ce dont ses détracteurs doutent: s’il a filmé, c’est qu’on a bien voulu le laisser faire, assurent-ils.

Ce sont des affirmations sans ambages, des propos pouvant sonner crus, tenus par une partie des témoins, parlant tous à visage découvert, qui donnent à ce documentaire son ton et sa couleur. Il est question de sexualité, de «frottis», de bière bue en terrasse, de pendentifs en forme de croix vendus dans une échoppe, de concerts de musique metal où l’on secoue la tête frénétiquement… Les personnages de ce documentaire ont pris part au Hirak, souhaitent ardemment le changement, sont émus au souvenir des premiers jours de la mobilisation, quand il était hasardeux de s’y joindre.

«Pas représentatif». Tel est le principal grief adressé à cet «œil» sur l’Algérie, contré sur Twitter par le hashtag à succès #Ce_n_est_pas_mon_Hirak. Le documentaire est certes exagérément partiel. Mais en quoi cette frange citadine, un brin libertaire, qui s’exprime ici, ne serait-elle pas «représentative», autrement dit moins légitime que d’autres composantes du pays à formuler ce qu’elle attend d’une nouvelle Algérie? En quoi ne ferait-elle pas partie du «peuple» qui souffre, aux côté des ruraux, des pauvres, des humiliés? Ne souffre-t-elle pas aussi, cette jeunesse algérienne des métropoles? La jeune femme technicienne de cinéma à Alger n’a-t-elle pas perdu son père, tué par les «terroristes» durant la décennie noire?


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C’est que le Hirak, soutiennent de farouches contempteurs du documentaire, n’a pas pour objet la liberté de boire de la bière à la vue de tous ou de se bécoter sur les bancs publics. Le «peuple» ne s’est pas soulevé pour ces revendications décadentes, mais, pour la dignité, la justice et, quand même, la liberté – mais laquelle?

Un article objectivement à charge, paru sur le site Algériecultures.com rend compte de cette réprobation apparemment générale – Kessous a ses partisans. Le paragraphe de fin sonne comme un réquisitoire de procès politique: «La vague d’indignation face à ce film documentaire qualifié tour à tour de "mascarade", de "viol", de "profanation", de "perversion", "de manipulation", etc., est d’une ampleur telle qu’il est impossible d’en dessiner les contours, encore moins d’en déterminer les conséquences à court, à moyen et à long terme sur les films documentaires sur l’Algérie diffusés par les médias français ainsi que sur les réalisateurs et autres cinéastes franco-algériens qui concourent à ce genre de projets.» On dirait – est-ce involontaire? – une mise en garde dans le style stalinien du FLN de la grande époque.

En tout cas, on n’y comprend plus rien. C’est bien contre l’Etat «FLN» qu’est apparu le Hirak, non? Enfin si, on comprend. C’est la «France», son ingérence supposée, qui est visée et avec elle quelques-uns des binationaux y résidant. Et contre la France, l’unité se reforme. Un classique, un poncif. Sur les réseaux sociaux, certains croient distinguer dans ce documentaire la main invisible des «services». On imagine pourtant mal Marina Carrère d’Encausse, productrice de l’émission «Le monde en face» diffuseuse du travail de Mustapha Kessous, dans la peau d’une Marina Loiseau, l’un des personnages vedettes de la série française «Le bureau des légendes» narrant les aventures de l’espionnage française, la DGSE.

Le fait est qu’«Algérie, mon amour» est ici vu, en Algérie mais également en France par les tenants d’une pureté dont le pays d’origine ne devrait jamais se départir, comme une trahison du Hirak. L’impression libertaire, au fond immorale, qui soi-disant s’en dégage, serait un coup de poignard dans le dos d’un courageux combat d’un peuple qui plus est «musulman», une manœuvre française menée de concert avec le «pouvoir» algérien pour déconsidérer l’insurrection pacifique. En quoi celle-ci serait-elle déconsidérée? Eh bien, en renvoyant d’elle-même une image de débauche, ce qui permettrait au régime d’en appeler à la morale pour combattre le Hirak.

Ce raisonnement à trois bandes peut se tenir, mais il témoigne de contradictions, de cette schizophrénie identitaire, a-t-on coutume de dire, qui traverse tout ou partie du corps social en Algérie, pareillement la diaspora, et dont la cause est la France, l’ancien colon. C’est donc, principalement, au nom de la vertu que ce documentaire est combattu. Mais voilà qu’on craint dans le même temps l’usage que le pouvoir en place pourrait faire de la vertu…

Si toutefois le Hirak c’est la vertu, cette vertu-là, celle du retour aux fondamentaux de la révolution, où l’on se sacrifie pour le groupe, où l’individu compte peu, alors le Hirak a des grandes chances d’épouser l’agenda islamo-nationaliste. Mais si le Hirak c’est la liberté, celle d’entreprendre, de vivre en célibataire, de boire une bière en terrasse, de manger un sandwich à midi pendant le ramadan, cette liberté en creux du documentaire de Mustapha Kessous, alors c’est autre chose. En ce sens en effet, en ce sens-là seulement, l’angle d’approche n’est pas représentatif de l’Algérie, de son idéologie dominante, ni dans le pays, ni, au demeurant, dans la diaspora.

La grande question existentielle qui affleure dans les commentaires hostiles au documentaire est la suivante: à quoi sert-il d’avoir combattu la France si c’est pour vivre comme des Français ? Cette interrogation ne manque pas de pertinence mais, près de soixante ans après l’indépendance, elle participe d’une confusion. Le mouvement d’occidentalisation, en grande partie constitutif des printemps arabes, n’est pas pareil à une francisation. Il n’est pas une abdication face à l’ancien colon, mais l’évolution naturelle d’une société de droits qui s’émancipe du poids de la tradition et du contrôle de la religion. Vivre à la cool et à la colle avec son mec ou sa copine, n’est pas la négation de ses attaches culturelles, ni du respect pour ses parents. La Tunisie a habilement traité ces dilemmes en ménageant conservateurs et libéraux dans sa constitution.

Le problème de fond est celui du sens à donner au Hirak. Dans un post rédigé sur son profil Facebook après visionnage du documentaire et lecture des critiques, Karim Bouda, un Franco-Algérien, perçoit dans ce mouvement, qu’il approuve, le risque selon lui inhérent à la société algérienne, celui de l’«unitarisme». Soit le culte de l’unité de façade, entretenu par le pouvoir depuis l’indépendance, unité à tout prix, sans laquelle, craint-on, non sans raison, le pays exploserait. Mais trop, ce n’est pas bon non plus. On connaît ça en France avec le centralisme.

Les ferments unitaires algériens sont historiquement la langue arabe et l’islam. Ce serait un paradoxe, peut-on penser, si le Hirak accouchait d’une société encore plus nationaliste et plus religieuse. Mais ce n’est pas forcément le sens de ce mouvement inédit, qui aurait avantage à reconnaître, non pas ses divisions, mais sa pluralité, gage, demain, d’une république algérienne pluraliste. Si le Hirak se cantonne à un Nuit debout sans fin, à un dégagisme intransigeant, fermé à toute négociation, il n’est pas sûr d’obtenir beaucoup.


Le documentaire de Mustapha Kessous est visible en replay sur le site de France Télévisions.

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