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Actuel / Palestine: un pays virtuel au bout d’une route sans raison


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«Qu’est-ce qui m’attend dans la direction que je ne prends pas?» écrivait Jack Kerouac dans «Les Souterrains». Ici, la question est plutôt, qu’est-ce qui m’attend dans la direction que je ne peux pas prendre? «Inner Mapping» de Stéphanie Latte Abdallah et Emad Ahmad appartient à la catégorie des road-movies, mais sur un terrain où les routes égarent.




Thomas Richard, Université Clermont Auvergne et Stéphanie Latte Abdallah, Sciences Po – USPC



Lors des reportages en Palestine, des mots reviennent: barrages, routes de contournement, routes interdites, murs, clôtures, mais à force d’être répétés, ces termes ont fini par prendre une connotation abstraite, vue de l’extérieur, et avec eux, c’est la représentation elle-même du pays qui a fini par devenir elle aussi abstraite.

Carte sans territoire

La Palestine, dans ce regard, c’est une carte qui n’a pas de sens, et pour reprendre un jeu de mots houellebecquien, qui ne correspond pas au territoire.


Photographie extraite du film, un road movie avec le GPS palestinien pour guide. © Inner Mapping, Author provided

C’est cette fêlure dans la représentation que ce documentaire cherche à explorer en prenant un dispositif original: trois caméras GoPro fixées sur la voiture, une autre qui filme l’intérieur, les rencontres et les réactions des passagers, avec pour guide le système GPS palestinien, à travers la Cisjordanie. Stéphanie Latte Abdallah l’explique ainsi:

«Je suis partie de l’idée de mettre à l’épreuve cet objet global, banal qu’est le GPS; de donner corps à cet espace absurde, fragmenté entre la réalité des déplacements en son sein et les espaces mémoriels, politiques qui se dérobent toujours plus sous les pieds des habitants et deviennent un espace imaginé, rêvé. Pour rendre visible la distorsion, nous avons expérimenté la carte, en devenant, sans l’avoir au départ décidé, les sujets de cette déambulation; les images distordues des Gopros, saturées en couleur, filment un paysage infini, possible, auxquelles s’affrontent celles de la caméra qui racontent l’espace vécu.»

Chacun est frontière

Et les termes prennent alors une autre réalité, celle d’un monde où la technique ne signale pas des bouchons, mais des déplacements de barrages, et où la route réelle, celle qui permettrait de tourner à gauche et de rejoindre la destination n’existe pas parce qu’elle est israélienne, et donc interdite.

Ou, à rebours, lorsque le GPS passe sur la carte israélienne, c’est un tout autre espace qui se dessine, formé de routes de contournements qui joignent les colonies au sommet des collines en évitant les localités palestiniennes.

En suivant les méandres de ces cheminements détournés, le film suit un territoire tout entier devenu frontière, des découpages qui n’existent pas sur les cartes mais sont présents dans la réalité et qui s’imposent aux gens, à l’épaisseur du territoire, des frontières dont un GPS palestinien acculé par la colonisation et l’occupation tente de rendre compte:

«Nous portons chacun en nous notre propre frontière en raison de nos possibilités différentes de déplacement: Emad en tant que Gazaoui, Faisal, le chef opérateur comme Jérusalémite et moi, de nationalité française, vivant en Palestine. A présent démultipliée et individualisée, la frontière-ligne est absente.»

Une cartographie intérieure

Chaque individu détient alors un vécu et une vision de l’espace traversé, et en cela, le documentaire est bien une cartographie intérieure. Au fil des trajets, l’auteure-réalisatrice et le réalisateur vont à la rencontre des gens, Palestiniens, colons, Israéliens qui vivent ou circulent dans des espaces de facto partagés, les interrogent et s’interrogent sur ce que cela signifie de circuler sur ce territoire, de la négation chez certains de l’existence même d’une frontière à la brusque prise de conscience chez d’autres de la réalité d’une limite qu’ils ne peuvent passer, ou dont ils ont refoulé l’existence.

Chacun a son propre vécu du territoire et de ses frontières. © Inner Mapping. Author provided

Le film s’inscrit alors dans un parcours des Palestines du quotidien, morcelées, personnelles, marquées par ces détours qui transforment l’appréhension du territoire et la relation d’appartenance à celui-ci.

Le refus du spectaculaire participe de cette démarche: il ne s’agit pas ici de provoquer le scandale, ou d’entrer dans une polémique mais de susciter la réflexion sur ce que cela veut dire que de vivre sur la propre borne de son territoire, de vivre chez soi en errance.

«Comment se construisent peu à peu l’étrangeté, la défiance vis-à-vis d’un paysage et d’un espace parcouru, auparavant familier, c’est ce que nous avons filmé, quand les routes séparent et éloignent plus qu’elles ne relient, ajoutant une autre forme de violence, “infrastructurelle” cette fois.»

La frontière en films

Le film rappelle aussi ce motif de la frontière qui irrigue par ailleurs le cinéma de Palestine, et prolonge la réflexion entamée par Rashid Masharawi dans Ticket to Jerusalem (2002) ou Kazuya Ogawa avec Pink Subaru (2009) et qui ont fait de la circulation en espace clos un motif majeur de la représentation du territoire.

Au début des années 2000, au moment de la Seconde Intifada et de la construction du mur de séparation, Michel Khleifi et Eyal Sivan avaient commencé à explorer cette thématique avec Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – du numéro de la résolution de l’ONU partageant la Palestine mandataire, et dont ils suivaient les frontières jamais tracées –, tandis que Simone Bitton titrait simplement son film Mur en suivant le tracé de cette barrière alors nouvelle.

Bande annonce du film Route 181.

Emad Ahmad et Stéphanie Latte Abdallah tracent leur route alors que le choc de cette construction est passé, et que l’occupation au jour le jour a pris de nouvelles formes depuis la fin de la seconde Intifada (2000-2006) (lire notamment l’introduction de Israël/Palestine, l’illusion de la séparation).

Ils sont à la fois les témoins et les acteurs de la transformation des relations au paysage induites depuis, de la privatisation de la sécurité aux checkpoints dits frontaliers, et de la virtualisation de plus en plus grande du pays lui-même symbolisée par son GPS fou.

Arrivée à Ramallah. Photo extraite du documentaire Inner Mapping. © Author provided

Evoquer les parcours en Terre Sainte, longtemps, cela a voulu dire suivre Maurice Halbwachs (La Topographie légendaire des Évangiles en Terre Sainte) et mettre ses pas dans les pas d’un territoire recréé par les traces de milliers de pèlerins et voyageurs venus donner chair à leur vie religieuse en suivant les routes de Palestine, où ils croisaient les cheminements locaux, personnels des habitants, tant il est vrai qu’un territoire vit par les empreintes qui y sont laissées.

Dans le cas présent, l’espace, rétréci jusqu’à n’être plus qu’une frontière intime, se vit au risque de perdre le lien avec l’idée qui anime encore la Palestine politique, pays virtuel au bout d’une route sans raison.

Film documentaire de Stéphanie Latte Abdallah et Emad Ahmad (Palestine/France, CNRS Images, 2017).


La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.


Inner Mapping sera au programme du festival des cinémas arabes à Paris organisé par l’Institut du Monde Arabe du 28 juin au 8 juillet.

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