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Au soir du 3 avril dernier, alors que Viktor Orbán était assuré d’être à nouveau désigné Premier ministre de la Hongrie par un Parlement acquis en majorité à son parti, nous étions nombreux, dans le pays et ailleurs en Europe, à poser la question: « et maintenant? » Près de cent jours après le scrutin législatif, il est temps de proposer quelques pistes de réponse et de dresser un premier bilan. Tour d’horizon.



C’est la dernière affaire en date qui agite les réseaux sociaux et l’opposition. Un projet de loi déposé par le Fidesz, parti du Premier ministre, et qui a toutes chances d’aboutir, propose de remplacer la dénomination des 16 comitats (megye) du pays, pour réhabiliter l’ancien nom, vármegye, employé durant un millénaire jusqu’en 1950. Les représentants de l’Etat dans chacun de ces comitats, équivalents de préfets, retrouveront également leur appellation ancienne, főispánok, que l’on peut traduire imparfaitement par «comtes suprêmes». Le changement n’est que sémantique mais ces termes, portés par les discours nationalistes et irrédentistes, sont devenus un signal de ralliement pour les nostalgiques de la «Grande Hongrie», celle d’avant le dépècement du traité de Trianon en 1920. Indignations, exaspérations et mèmes ont donc fleuri sur internet et le sujet monopolise les conversations: nouveau coup de génie de l’orbanisme, expert en écrans de fumée.

Car la Hongrie, à l’instar du reste du continent, et peut-être même davantage, est sévèrement ébranlée par les conséquences de l’invasion russe en Ukraine. Viktor Orbán avait promis, lors de sa campagne électorale, «paix et sécurité» pour les Hongrois, s’engageant à se tenir le plus loin possible de la guerre. Cent jours après sa victoire, la guerre et ses conséquences rattrapent celui qui détient le record de longévité au pouvoir en Europe.

Exception vitale à l’embargo sur le pétrole russe

Sans surprise, le forint poursuit sa chute, autour de 400 HUF pour un euro ce 30 juin. Sur le site napi.hu, on lit à la fois l’inquiétude des économistes, qui estiment que «rien ne semble pouvoir enrayer cette chute, sinon une décision de la Magyar Nemzeti Bank sur les taux d’intérêt», et le flegme de la population, qui s’attend à ce que la monnaie nationale s’affaiblisse encore au cours de l’année, pour atteindre le seuil de 450 HUF pour un euro d’ici décembre. 

Un flegme impressionnant au regard de la situation: 12%, c’est le chiffre estimé de l’inflation en Hongrie. A titre de comparaison, on s’attend à atteindre 6% en France au mois de juin, à peine 3% en Suisse. 

Conséquence, seuls 13% des répondants à un sondage de Pulzus Kutató ont indiqué n’avoir pas réduit leur train de vie, quand 58% disent dépenser moins en vêtements, 38% en alcools et tabac, et 34% en nourriture! Un dernier chiffre préoccupant, quand on sait que Viktor Orbán a fondé l’essentiel de son maintien au pouvoir sur la protection de la population contre les conséquences économiques de la guerre. Le gel des prix de six produits alimentaires est maintenu, ainsi que celui du carburant, artificiellement bas. Alors que le litre d'essence tutoie voire dépasse les 2€ sur tout le continent, il ne coûte qu’1,20€ en Hongrie. Inutile, cependant, de vous précipiter avec vos bidons, ce tarif est strictement réservé aux véhicules immatriculés sur le territoire... 

Cette garantie de stabilité et de paix sociale, le Premier ministre l’a durement arrachée lors de la réunion extraordinaire du Conseil européen, fin mai, où étaient discutés la sécurité alimentaire, les questions de défense et un nouveau train de sanctions contre la Russie comportant notamment un embargo sur les importations de pétrole brut et de produits pétroliers russes.

Dépendant en majorité du pétrole et du gaz russes, Budapest a réussi à infléchir l’embargo européen et à y introduire une exception pour les livraisons d’hydrocarbures par oléoducs, qui concernent également la République tchèque, la Slovaquie et la Bulgarie. Une victoire présentée triomphalement comme telle par Viktor Orbán au terme des négociations, mais une épine supplémentaire dans le pied de l’unité européenne. 

Toujours dans le domaine de l’énergie, la Hongrie s’est vue octroyer l’autorisation de poursuivre son partenariat avec le russe Rosatom pour l’exploitation et l’extension, à hauteur de 12 milliards d’euros pour de nouveaux réacteurs, de la centrale nucléaire de Paks. L’approvisionnement en combustible par la Russie est également assuré: celui-ci sera acheminé par avion, la Pologne ayant accepté, vu la sensibilité de la question, le survol de son territoire à titre exceptionnel.

L’idiotagate: Budapest contre Ryanair

Le gouvernement semble donc engagé dans une course contre la montre pour endiguer, à coups de mesures d’urgence, de rustines et d’adaptations, une crise économique et sociale qui couve. Alors que l’état d’urgence Covid a pris fin ce printemps, lui a succédé presque aussitôt un état d’urgence justifié par la situation en Ukraine, qui permet au gouvernement en cas de besoin d’agir «rapidement» et «par tous les moyens nécessaires», c’est-à-dire gouverner par décrets. 

Au nombre des mesures, on compte également la taxe sur les profits exceptionnels, dont les retombées déjà bien réelles pour les consommateurs font couler beaucoup d’encre. 

Présentée comme un moyen de financer un renforcement de la défense militaire et le maintien artificiel des prix bas du carburant et de l’énergie, cette taxe vise les «milieux d’affaires qui profitent de la guerre» selon le Premier ministre, et touche les entreprises pétrolières, les secteurs de la banque, de la grande distribution ou encore les compagnies aériennes. Ces dernières ont décidé de ne pas se laisser faire. Les trois compagnies low-cost qui desservent Budapest, EasyJet, la hongroise WizzAir et surtout Ryanair ont fait savoir que le poids de la taxe sur les profits serait répercuté automatiquement sur le prix des billets. Une catastrophe en termes de communication. 

Le remuant patron de Ryanair, Michael O’Leary, s’est ainsi fendu de déclarations explosives dans l’hebdomadaire HVG, traitant le ministre de l’Economie Mihály Varga d’«idiot» à pas moins de cinq reprises... Le gouvernement a répliqué, remarquant que Ryanair était moins prompt à réagir aux nombreuses et fréquentes réclamations de sa clientèle en cas de vols annulés ou retardés. La partie de ping-pong se poursuit par voie de presse et réseaux sociaux interposés, mais la taxe sera bien appliquée dès cet été, conduisant à des suppléments de 10€ par passager pour voler dans l’espace européen.

Katalin Novák au secours de la diplomatie hongroise

Nous pointions déjà ce printemps l’isolement croissant de la Hongrie sur la scène internationale, du fait de la proximité de Viktor Orbán avec la Russie de Poutine. La défaite, au mois d’avril, de deux poulains du Premier ministre, l’a renforcé encore. En Slovénie, le très proche et populiste Janez Jansa a été battu largement par Robert Golob, qui a promis à ses électeurs qu’ils n’entendraient «jamais plus parler de démocratie illibérale», un tacle évident au voisin hongrois. Dans une moindre mesure, la réélection d’Emmanuel Macron a également douché les espoirs d’obtenir, avec Marine Le Pen, un puissant allié dans les débats européens. 

Le départ de la chancelière allemande Angela Merkel, qui jouait un rôle de médiatrice entre la Hongrie, adepte des provocations et flirtant toujours avec les sanctions, et le reste de l’Union, fragilise aussi la position de Budapest. Est-ce pour cette raison que Viktor Orbán s’est fendu d’un nouveau coup d’éclat à l’issue de la réunion du Conseil européen? Alors que les accords, âprement négociés, étaient signés, le Premier ministre hongrois a réclamé (et obtenu) le 2 juin le retrait du patriarche Kirill, chef de l'Eglise orthodoxe russe, de la liste des personnes sanctionnées par l’UE, au nom de la «défense des valeurs chrétiennes de l’Europe». Une entorse diplomatique qui n’a pas été du goût de ses partenaires européens.

Elue le 10 mai dernier, la nouvelle Présidente Katalin Novák, 44 ans et première femme à accéder à ce poste surtout honorifique, est appelée à jouer le rôle du bon flic dans la diplomatie hongroise. Cette juriste mère de trois enfants parle couramment le français, l’anglais et l’allemand, et a pris soin lors de son intronisation de condamner sans ambiguïté l’invasion de l’Ukraine. Rappelons qu'après sa victoire électorale, Viktor Orbán avait désigné Volodymyr Zelensky comme un «ennemi de la nation».

Dès le lendemain, elle s’envolait pour une visite officielle à Varsovie, afin de recoller les morceaux avec le parti au pouvoir PiS, allié historique du Fidesz mais fâché par les compromissions russes de Budapest. Décorée notamment de la Légion d'honneur par la France, Novák ne cache pas ses positions conservatrices, son engagement pour la défense de la famille traditionnelle et contre le mariage homosexuel, cela sous un vernis plus présentable à l'ouest du continent.

Le laboratoire hongrois du trumpisme

En somme, malgré les secousses, la Hongrie persiste dans la voie de l’illibéralisme, dont elle se veut la vitrine en Europe et dans le monde. Viktor Orbán resserre sa mainmise sur le pays, comme en témoignent par exemple les récents remous autour d’une loi sur le service minimum dans l’éducation, rendant de facto illégale la grève des enseignants qui réclament depuis des mois une revalorisation de leur salaire et de meilleures conditions de travail. 

Un nouvel amendement à la Constitution de 2011 se prépare également au Parlement, pour modifier le calendrier électoral et aligner les élections locales et municipales sur les européennes, les seules à la proportionnelle dans le pays. Cela viserait à affaiblir les stratégies électorales de l’opposition qui avait connu un succès relatif lors des municipales de 2019. 

Un long article paru dans le New Yorker présente même la Hongrie comme le laboratoire de l’aile droite des Républicains américains, qui viennent de plus en plus y puiser modèles et inspirations. Selon le journaliste Andrew Marantz, il faut considérer la situation hongroise comme un avant-goût de ce qui attend les Etats-Unis – et par extension, le reste de l'Occident.

On apprend que le gouverneur de Floride Ron DeSantis s’est inspiré de la loi hongroise contre la «propagande LGBT» pour imposer sa propre législation, dite «Don’t say gay». «Nous avons observé les Hongrois», aurait-il ouvertement admis.

Dans une description longue et bien informée des milieux lobbyistes conservateurs qui naviguent entre Washington et Budapest, l’article mentionne le célèbre propagandiste audiovisuel Tucker Carlson, venu tourner une série d’émissions dans la capitale en août 2021, ainsi qu’un entretien avec le Premier ministre. Il est aussi question, bien entendu, de Steve Bannon, affirmant en 2018 que Viktor Orbán assurait comme personne son rôle de bête noire des libéraux, «un Trump avant Trump», ce qui est un compliment appuyé. 

A deux ans des prochaines élections présidentielles américaines, les Démocrates observent anxieusement la Hongrie d’Orbán, laboratoire à grande échelle de l’illibéralisme. La «baraque la plus gaie du camp», comme on l’appelait à l’époque de la guerre froide, élève modèle du libéralisme occidental dans les années 1990-2000, est aujourd’hui la base arrière du conservatisme américain le plus dur. «L’Ouest a encore beaucoup à apprendre de vous», en dit ainsi l’un des lobbyistes cités par Andrew Marantz. De notre côté de l’Atlantique, il convient également de ne pas quitter le régime Orbán des yeux: s’il ne nous montre peut-être pas notre avenir immédiat, il doit demeurer une mise en garde.

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