Actuel / «On est beaucoup plus égalitaires aujourd'hui qu'au siècle dernier»
«Au début, il y a des gens qui ont refusé l’AVS, parce qu’ils avaient le sentiment de ne pas mériter cet argent.» Image prétexte © PxHere
Dans un pays riche où on a tendance à oublier que la pauvreté affecte, aujourd’hui encore, plus d’un habitant sur dix, Anne Bottani met en scène des femmes de différentes époques presque toutes issues de milieux très modestes. Des femmes qui cherchent à investir leur infime marge de liberté. Dans son recueil paru aux éditions de l’Aire en 2018 sous le titre «Désirs et servitudes», l’auteure dépeint ses héroïnes à travers une écriture dont la simplicité, le dépouillement et la justesse correspondent parfaitement à l’esprit de ses personnages. Avec un goût certain pour les petites et grandes transgressions jubilatoires.
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Observez-vous encore cette absence de solidarité, cette manière d’enfoncer davantage ceux qui sont déjà en difficulté, dans la Suisse d’aujourd’hui?</strong></p> <p>A.B: Et bien oui, quand on commence à avoir des problèmes de précarité, ça entraîne des conséquences en cascade. Les gens qui fréquentent par exemple des associations comme <em>Français en jeu</em> ou <em>Lire et écrire</em> ne connaissent même pas l’existence des offres culturelles gratuites telles que les <em>Estivales</em>, comme si une précarité en entraînait une autre. Dans mon livre, le principe à l’œuvre est celui du bouc émissaire. La société se sent plus forte en excluant les gens qui dévient de ses normes.</p> <p><strong>Vous ne précisez pas où se passent les histoires de votre recueil, mais on sent un fort ancrage rural et catholique. Vous êtes-vous inspirée du Valais?</strong></p> <p>Oui, parce que c’est de là que je viens, je me suis inspirée des histoires que ma grand-mère racontait. 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On a tous eu un prof qui nous a fait sentir qu’on est quelqu’un de bien et qui nous a donné des ailes. Avec un peu de maturité, on commence à mieux se connaitre, à se découvrir des centres d’intérêt et des dons, en fonction de nos échecs et de nos réussites. Mais même dans le couple et en amitié, on a besoin d’encouragements. L’identité est un puzzle, à chaque étape, on en découvre une nouvelle pièce en lien avec les rencontres qu’on peut faire.</p> <p><strong>Certaines compétitions sportives comme le foot semblent euphoriser des nations entières. Vous y croyez, vous, à ce bonheur par procuration?</strong></p> <p>Je me souviens avoir vu mon grand-père pleurer de joie en regardant les courses de ski. Tout le monde se réunissait autour de la table pour y assister. Moi, je me suis toujours sentie en décalage. 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Je trouve terrible cette injonction à faire du sport pour être quelqu’un de bien. Je me demande si ne rien faire, jouer, rêver, n’est pas le plus important dans la vie.</p> <p><strong>Le grand-écart de la petite sœur sur le tapis de la Migros de Sion a marqué le début d’un engrenage fatal. Est-ce que la possibilité d’y échapper s’est présentée une fois ou l’autre au cours des onze ans que vous relatez dans <i>Mon Dieu, faites que je gagne?</i></strong></p> <p>Il y a un moment où tout risque de s’arrêter quand la gymnaste n’est pas qualifiée pour Macolin sur un malentendu. L’aînée espère d’un côté pouvoir sortir de l’engrenage, mais elle se rend compte que ça va nuire à son autonomie naissante. A la longue, elle a fini par y trouver son compte.</p> <p><strong>Chaque époque, y compris la nôtre, a imposé aux filles et aux femmes une façon de vivre leur féminité. 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Il se laisse prendre dans une spirale de réussite et de fierté de soi, même si la pratique de son sport ne lui procure plus de plaisir.</p> <p><strong>Un enfant ne peut pas se rendre compte que ce qu’il vit n’est pas normal, ni donc verbaliser son mal-être, puisqu’il n’a rien connu d’autre. Est-ce que ce non-dit ne cherche pas à s’exprimer à travers des troubles du comportement par exemple?</strong></p> <p>Je ne suis pas experte, ni psychiatre, mais j’ai vu des filles tomber dans l’anorexie, voire les addictions. Tout enfant qui ne se sent pas à l’aise avec l’activité qu’il pratique doit le faire entendre d’une manière ou d’une autre.</p> <p><strong>Comment vos parents ont-ils accueilli ce livre?</strong></p> <p>C’est un roman basé sur des choses qu’on a pu vivre. J’avais quelque chose à dire au sujet des méfaits du sport à outrance, un questionnement à exprimer par rapport au dogme «le sport, c’est la santé». Est-ce que c’est sain de porter aux nuées des héros du sport? 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Des gens me parlent de leur difficulté quand tout tourne autour d’une personne, que même les vacances dépendent des possibilités d’entraînement. J’ai aussi lu le témoignage d’une mère qui pratiquait un sport à haut niveau et trouvait formidable que toute sa famille la suive, sans se demander si ses proches en avaient réellement envie. Je n’ai de réponse à rien, c’est déjà un grand pas si on peut se poser plus de questions. Beaucoup d’anciens gymnastes deviennent entraîneurs, comme s’il leur était impossible d’en sortir. Ce qui me dérange le plus, c’est la certitude de faire juste.</p> <p><strong>Notre société condamne sans pitié toute forme de jalousie. N’y a-t-il pas pourtant une forme de jalousie saine et légitime?</strong></p> <p>Je pense que oui. C’est humain, on ne se fait pas du bien à vouloir masquer tout le temps ce genre de sentiments. 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Il y transpose le mythe d’Orphée et Eurydice à un couple qui se forme sur un malentendu, une plaisanterie du narrateur prise au sérieux par la femme qu’il convoite et qui devient immédiatement déterminante de la manière dont elle le perçoit. Au point que le héros n’a d’autre choix pour lui plaire que de se conformer de plus en plus à cette projection mentale jusqu’à perdre complètement son identité et ses valeurs propres.', 'subtitle_edition' => 'Antonio Albanese publie aux éditions BSN Press /Okama un roman noir intitulé «Le complexe d’Eurydice». Il y transpose le mythe à un couple qui se forme sur un malentendu, une plaisanterie du narrateur prise au sérieux par la femme qu’il convoite et qui devient immédiatement déterminante de la manière dont elle le perçoit. 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Anne Bottani © DR
BPLT: L’entourage social pourrait apporter un soutien dans des situations difficiles. Or, dans plusieurs de vos histoires, il ne fait au contraire qu’aggraver la détresse de celle qui s’est écartée des normes très rigides en lui jetant l’opprobre. Observez-vous encore cette absence de solidarité, cette manière d’enfoncer davantage ceux qui sont déjà en difficulté, dans la Suisse d’aujourd’hui?
A.B: Et bien oui, quand on commence à avoir des problèmes de précarité, ça entraîne des conséquences en cascade. Les gens qui fréquentent par exemple des associations comme Français en jeu ou Lire et écrire ne connaissent même pas l’existence des offres culturelles gratuites telles que les Estivales, comme si une précarité en entraînait une autre. Dans mon livre, le principe à l’œuvre est celui du bouc émissaire. La société se sent plus forte en excluant les gens qui dévient de ses normes.
Vous ne précisez pas où se passent les histoires de votre recueil, mais on sent un fort ancrage rural et catholique. Vous êtes-vous inspirée du Valais?
Oui, parce que c’est de là que je viens, je me suis inspirée des histoires que ma grand-mère racontait. Quand elle était jeune, on en avait fini avec ces histoires de filles-mères qu’on met au ban de la société, mais on continuait à en parler comme si c’était actuel tellement on était marqué. Il y avait une double exclusion, par la société et par les parents, comme dans des sociétés musulmanes. Parce que la famille se sentait exclue de la société à cause du comportement de l’élément déviant.
Est-ce que le souci du qu’en dira-t-on imprègne fatalement la vie des villageois?
Oui, ma maman ne retournerait pour rien au monde au Val d’Anniviers tellement c’était horrible que chacun sache tout de tout le monde. Il y avait un côté négatif, le jugement porté sur les comportements déviants, mais aussi un côté positif, une forme d’implication, de souci de l’autre.
Avez-vous un exemple?
Ma grand-maman avait un accès privé à une fontaine. Les présidents de village lui ont demandé si elle acceptait de laisser d’autres gens y accéder. En échange, elle a reçu un robinet. Mais elle avait tellement honte de ce privilège qu’elle le cachait sous un chiffon.
Vous présentez les humbles comme des personnes plus honnêtes que les gens aisés. C’est ce que vous avez observé?
Au début, il y a des gens qui ont refusé l’AVS, parce qu’ils avaient le sentiment de ne pas mériter cet argent. Peut-être qu’il y a une méfiance par rapport à des décisions qui viennent d’en haut et qu’ils ne comprennent pas. Les plus riches considèrent qu’ils font partie de ceux qui ont droit aux privilèges. On avait une tante qui était fière d’avoir toujours bossé dans des grandes familles, comme si ça avait des retombées sur elle.
Vous décrivez un univers où les classes sociales sont très cloisonnées et où la pauvreté se transmet d’une génération à l’autre. Qu’est-ce qui pourrait faire office d’ascenseur social?
L’éducation. Ça a été le cas de mon père qui est devenu enseignant, puis inspecteur scolaire. Au milieu du vingtième siècle, les hommes qui avaient gravi l’échelle sociale ne supportaient pas l’idée que leur femme travaille. Mais les connaissances spécifiques confèrent aussi un statut social. Les paysannes du début du vingtième siècle étaient mieux considérées que leurs filles, parce qu’elles avaient des tâches et des compétences utiles. La génération suivante, née en 1930 ou 40, disposait d’aspirateurs, de frigos, du confort de base. Ces femmes avaient donc moins de boulot et un rôle moins important. Passer l’aspirateur demande peu de savoir-faire. Le statut social ne dépend pas seulement de ce qu’on gagne, mais aussi de l’importance accordée à une tâche. Les accoucheuses par exemple maîtrisaient les savoirs de la vie et de la mort. J’ai toujours eu le sentiment que ma grand-mère et les autres femmes du village dirigeaient les hommes. Elles tenaient les choses en main, déterminaient ce qu’il fallait faire, à quel moment.
Malgré la quête de transgressions commune à beaucoup de vos personnages, on est frappé par l’acceptation, la résignation face à l’ordre établi, même s’il est très injuste. Est-ce que cela fait partie de l’éducation, du conditionnement de cette classe sociale?
Je crois que les femmes étaient conditionnées comme dans les pays musulmans aujourd’hui. Il fallait aller à la messe, le curé notait qui était présent. Elles développaient des stratégies pour échapper à toutes ces contraintes.
Et le diktat de l’apparence, n’est-ce pas aussi une forme de conditionnement?
Quand on parle de mon livre, on relève le conditionnement lié au catholicisme parce qu’il paraît un peu exotique, mais le conditionnement de l’apparence est tellement fort, les images stéréotypes tellement envahissantes qu’on n’en a même plus conscience. La nouvelle dont l’héroïne se fait corriger les seins, puis les fesses m’a été inspirée par une copine de ma fille qui avait économisé pour se payer cette opération à l’âge de 18 ans. Les gens le font sans même avoir l’impression qu’on les influence. Pourtant c’est dangereux, ça coûte cher, ça rate souvent. Maintenant, on observe aussi un contre-courant.
Vous utilisez à dessein un vocabulaire très simple et dès qu’il y a un mot un peu moins courant, vous soulignez que l’héroïne n’en connait pas le sens. Peut-on considérer que vos personnages partent dans la vie avec un triple handicap, le manque de moyens économiques, le manque d’instruction et des carcans moraux très stricts?
Les carcans oui pour la plupart, le manque de moyen oui, le manque d’instruction, je n’en suis pas si sûre. Ça dépend de comment on définit l’instruction. À travers mes personnages, j’ai voulu rendre hommage au bon sens de ma mère, de ma grand-mère.
En quoi les femmes sont-elles plus affectées par la pauvreté que les hommes?
Si tu viens d’une famille pauvre, en tant que femme, tu bosses plus. Trois fois plus même si tu as épousé un alcoolique, comme ma grand-mère. Traditionnellement, l’homme travaillait la vigne, produisait du vin, avait une cave qui était un haut lieu de sociabilisation et buvait du vin. Si un homme était travailleur et qu’il ne buvait pas, cela suffisait à l’accepter comme mari. Ma grand-mère, interrogée par mon oncle sur sa vie sexuelle, affirmait n’avoir eu aucun plaisir; elle faisait son devoir pour assouvir les besoins d’un homme.
Plus on avance dans le temps, moins on perçoit le rang social des protagonistes. Pensez-vous que les écarts sociaux se soient atténués au cours des 170 dernières années?
Oui, clairement. Malgré les grandes disparités économiques, au niveau de l’accès à la culture, aux loisirs, au sport, on est beaucoup plus égalitaires.
Votre recueil comporte une seule nouvelle dont les protagonistes sont issus d’un milieu très aisé. Est-ce que la proportion, une histoire sur quatorze, correspond à la proportion de représentants de la haute bourgeoisie par rapport à la classe moyenne inférieure?
Je voulais montrer que les servitudes ne dépendent pas que du statut social. Le désir d’enfant est propre à beaucoup d’êtres humains.
D’où vous est venue l’idée de ce recueil?
J’ai commencé par écrire La marque rouge, histoire véridique de mon arrière-grand-mère qui s’est suicidée parce que sa fille ne voulait pas la prendre à la maison.
Désirs et servitudes - Anne Bottani - Editions de l'Aire.
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Je trouve terrible cette injonction à faire du sport pour être quelqu’un de bien. Je me demande si ne rien faire, jouer, rêver, n’est pas le plus important dans la vie.</p> <p><strong>Le grand-écart de la petite sœur sur le tapis de la Migros de Sion a marqué le début d’un engrenage fatal. Est-ce que la possibilité d’y échapper s’est présentée une fois ou l’autre au cours des onze ans que vous relatez dans <i>Mon Dieu, faites que je gagne?</i></strong></p> <p>Il y a un moment où tout risque de s’arrêter quand la gymnaste n’est pas qualifiée pour Macolin sur un malentendu. L’aînée espère d’un côté pouvoir sortir de l’engrenage, mais elle se rend compte que ça va nuire à son autonomie naissante. A la longue, elle a fini par y trouver son compte.</p> <p><strong>Chaque époque, y compris la nôtre, a imposé aux filles et aux femmes une façon de vivre leur féminité. 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Il se laisse prendre dans une spirale de réussite et de fierté de soi, même si la pratique de son sport ne lui procure plus de plaisir.</p> <p><strong>Un enfant ne peut pas se rendre compte que ce qu’il vit n’est pas normal, ni donc verbaliser son mal-être, puisqu’il n’a rien connu d’autre. Est-ce que ce non-dit ne cherche pas à s’exprimer à travers des troubles du comportement par exemple?</strong></p> <p>Je ne suis pas experte, ni psychiatre, mais j’ai vu des filles tomber dans l’anorexie, voire les addictions. Tout enfant qui ne se sent pas à l’aise avec l’activité qu’il pratique doit le faire entendre d’une manière ou d’une autre.</p> <p><strong>Comment vos parents ont-ils accueilli ce livre?</strong></p> <p>C’est un roman basé sur des choses qu’on a pu vivre. J’avais quelque chose à dire au sujet des méfaits du sport à outrance, un questionnement à exprimer par rapport au dogme «le sport, c’est la santé». Est-ce que c’est sain de porter aux nuées des héros du sport? La musique, c’est pareil, où placer le curseur pour prendre du plaisir à apprendre et progresser sans s’enfermer dans une obsession? Mes parents ont pris de la distance, parce qu’ils ont bien compris qu’il ne s’agissait pas d’eux. On a tous souffert en se rendant compte de l’immense machine dans laquelle on a été embarqués.</p> <p><strong>Le livre ne risque-t-il pas de donner une image négative de votre mère?</strong></p> <p>Ma mère me lisait des histoires et ne ressemble pas du tout au monstre décrit dans le livre. Le personnage est un mélange de plusieurs mères que j’ai observées. Ça s’est imposé à moi de laisser venir une part de fiction. J’aime trop mentir, inventer, pour m’en tenir à un témoignage. Déjà petite, je gonflais toujours mes histoires.</p> <p><strong>Avez-vous rencontré d’autres frères et sœurs de qui se sont reconnus dans la situation que vous décrivez?</strong></p> <p>Je reçois des témoignages de plus en plus intéressants. Des gens me parlent de leur difficulté quand tout tourne autour d’une personne, que même les vacances dépendent des possibilités d’entraînement. J’ai aussi lu le témoignage d’une mère qui pratiquait un sport à haut niveau et trouvait formidable que toute sa famille la suive, sans se demander si ses proches en avaient réellement envie. Je n’ai de réponse à rien, c’est déjà un grand pas si on peut se poser plus de questions. Beaucoup d’anciens gymnastes deviennent entraîneurs, comme s’il leur était impossible d’en sortir. Ce qui me dérange le plus, c’est la certitude de faire juste.</p> <p><strong>Notre société condamne sans pitié toute forme de jalousie. N’y a-t-il pas pourtant une forme de jalousie saine et légitime?</strong></p> <p>Je pense que oui. C’est humain, on ne se fait pas du bien à vouloir masquer tout le temps ce genre de sentiments. 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