Actuel / Les connexions nazies des musées de Zagreb et de Belgrade: un héritage empoisonné
Le musée Mimara à Zagreb (Croatie) abrite des œuvres à la provenance plus que douteuse. © Bernard Gagnon - CC BY-SA 4.0
C'est l'histoire de la provenance plus que problématique de certains des principaux joyaux artistiques du musée Mimara de Zagreb et du Musée national de Belgrade. Certaines des œuvres les plus précieuses et importantes sont en effet entachées de connexions nazies et de pillages, ainsi que d'une ignorance délibérée des autorités.
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Pensez maintenant à la scène des années 2000, et une figure émerge immédiatement au-dessus de toutes les autres, celle de Damien Hirst.</p> <p>Dans un article cinglant de mars 2024, le <em>Guardian</em> accuse Hirst, dont la fortune est estimée à 400 millions de dollars, d'avoir falsifié les dates de nombreuses œuvres. Ce trucage apparemment inoffensif a déclenché une tempête de critiques qui, au cours des deux derniers mois, a pris des proportions stupéfiantes. C'est comme si tout le phénomène Hirst s'effondrait soudainement, disséqué comme jamais auparavant et réévalué sous un jour des plus défavorables. Hirst n'est pas seulement l'artiste le plus riche du moment, il est aussi le miroir fidèle des dérives du marché de l'art, et peut-être aussi de notre société en général.</p> <p>L'histoire de la falsification elle-même semble banale, mais elle est plus révélatrice qu'il n'y paraît. 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La même œuvre datée de 2019 vaut moins que si elle est datée de 2016. Les requins dans du formol étaient excitants dans les années 90 mais plus tellement aujourd'hui? Qu'importe, Hirst en fabrique un en 2017 et le date de 1994. Mais quel est l'intérêt quand on vaut déjà des centaines de millions? Parce qu'il ne s'agit pas de cette œuvre d'art mais de la valeur marchande de l'artiste en général.</p> <p>Un article du <em>New York Times</em> de 2022 expliquait que Damien Hirst utilisait le marché de l'art comme son principal média. Rien ne pourrait être plus précis. Depuis ses prémices modestes au début des années 90, la trajectoire de la superstar née à Bristol a été étroitement liée à des tactiques de marketing agressives et à une spéculation financière constante. J'ai demandé à ChatGPT de comparer le marché immobilier londonien et la valeur de Damien Hirst au cours des vingt dernières années. La conclusion est la suivante: «De 2000 à 2020, le marché immobilier londonien a démontré une croissance régulière et une stabilité, tandis que les œuvres de Damien Hirst ont montré une plus grande volatilité mais un potentiel de rendements élevés. Les investisseurs cherchant une croissance stable pourraient préférer l'immobilier, tandis que ceux prêts à accepter un risque plus élevé pour des récompenses potentiellement plus importantes pourraient envisager d'investir dans l'art contemporain.» Même l'IA comprend que lorsque Hirst est concerné, ce qui compte, c'est le retour sur investissement, pas l'art.</p> <p>La carrière de Hirst est étroitement liée à la figure de Charles Saatchi. Géant du marketing, Saatchi commence à investir massivement dans l'art dans les années 80. Ciblant les écoles d'art, il y achète tout ce qu'il peut pour une bouchée de pain, stocke le tout dans des entrepôts en attendant que l'un de ses artistes prenne soudainement de la valeur. Il apprend ainsi à toute une génération d'artistes et de collectionneurs que l'art n’est après tout qu'une marchandise parmi d’autres, que le goût n'a pas d'importance et que l'argent est le seul critique respectable. Il reconnaît immédiatement le pouvoir du jeune Damien et organise sa première exposition solo, achetant de grandes quantités de ses œuvres. Bien que les deux aient fini par se brouiller, le leader de ce que Saatchi a appelé les Young British Artists (YBA) n'a jamais oublié la leçon. Dès lors, toute sa vie sera dirigée vers la création de valeur par des tactiques de marketing innovantes, privilégiant toujours le choc au contenu, le scandale à la réflexion. Et le marché le récompense plus que généreusement. Il embaume des animaux dans du formol, déclare que les armoires à pharmacie sont de l'art, couvre des kilomètres carrés de papier de points colorés, se lance dans les NFT avant de faire rapidement marche arrière et réalise des sculptures à partir de centaines de diamants. Essayez d’y déceler ne serait-ce qu'un soupçon de cohérence, vous serez vite découragé. Comme le déclare sa collègue YBA Tracey Emin, Hirst est devenu «une classe à part». Mais elle se retient de décrire ce que cette classe représente.</p> <p>Cela va si loin que Hirst, contournant les galeries, bat le record aux enchères pour un artiste vivant en 2008, lorsque sa vente rapporte 198 millions de dollars chez Sotheby's. Pendant quelques années à cette époque, la stature de Hirst, ses frasques (éteindre une cigarette avec son pénis pour les caméras) et ses lunettes surdimensionnées éclipsent pratiquement tous les autres artistes contemporains.</p> <p>Mais les signes avant-coureurs sont déjà visibles. Le record d'enchères de 2008 ne sera jamais battu. Depuis lors, la valeur globale de Hirst sur le marché a augmenté, mais il n'a plus jamais battu de nouveaux records et n'a pas réussi à exciter les acheteurs de la même manière. Même sa vache embaumée, bien que vendue pour 10 millions de dollars, n'aura pas dépassé la réserve de 12 millions de dollars fixée par Sotheby's. Les collectionneurs ont commencé à s'agiter et à se demander si Hirst n'était pas une sorte de Bernie Madoff du monde de l'art, un conteur extraordinaire mais au final un charlatan.</p> <p>Ainsi, lorsque l'article du <em>Guardian</em> a paru il y a deux mois, les critiques et les experts semblaient prêts à lui mordre la jugulaire. Ce scandale pourrait être une excellente opportunité pour le marché de l'art de prendre conscience de l'étendue de ses propres dérives. La chute de Hirst, bien que relativement inoffensive pour lui-même, pourrait marquer un nouveau départ, une manière pour le monde de l'art en général de dire qu’il est temps de mettre un frein à cette folie, que la spéculation financière est une chose mais l'art en est une autre; que le savoir-faire, la profondeur et la sincérité vaudront toujours plus que le marketing et le retour sur investissement.</p> <p>Mais pensez au <em>Loup de Wall Street</em> de Scorsese. Pendant plus de deux heures, servi par un di Caprio exceptionnel, Scorsese dissèque et explique exactement comment fonctionne le monde occidental aujourd'hui. <em>Le Loup de Wall Street</em> est la condamnation la plus accablante de notre obsession collective pour l'argent, la gratification immédiate, et notre propension à nous dire que mentir et tricher sont acceptables tant que nous gagnons. Mais le film sera complètement snobé aux Oscars, Hollywood faisant presque mine de l'ignorer. La même chose pourrait bien arriver à Damien Hirst dans une histoire classique et déprimante de bouc émissaire. Nous décapitons le plus visible des méchants pour pouvoir reprendre nos affaires le plus rapidement possible. 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Mais il est également probable que ce mépris pour l'organisation politique traditionnelle soit le fruit même des craintes qui nous hantent. Que ce soit le démiurge aux poches sans fond qui finance les jeunes scientifiques, ou la décision des Nations Unies de confier le sort de l'humanité à trois personnes, sans aucun droit de regard, tout cela illustre notre désarroi face à des instances politiques qui se perdent en des débats interminables qui accouchent de souris.</p> <p>La guerre qui oppose l'Occident à la Russie en Ukraine fait apparaître que le pouvoir direct d'un seul, même plus faible et plus petit, offre des avantages considérables lorsque l'on est soi-même soumis à des contrôles et des élections interminables. « <em>Je veux que vous paniquiez</em> », criait d'une voix étouffée Greta Thunberg. La panique est incompatible avec la démocratie, avec la discussion et le consensus. Elle exige une action immédiate et irréfléchie. 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Dans toutes ces villes, surtout les villes d'Europe, on visite les mêmes centres historiques léchés, les mêmes musées remplis jusqu'aux cimaises de peintres français, les mêmes châteaux, les mêmes rues commerçantes et les mêmes restaurants impeccables. Et les mêmes halles post-industrielles garnies de bars à cocktails et de galeries.</p> <p>Car tout est post, en réalité. Le centre historique est post-féodal, ou post-pauvre. Une seule chose est certaine, il n'est plus ce qu'il fut et n'a plus les mêmes fonctions. Ce que l'on en voit n'est plus qu'une façade, ce qui est sa raison d'être, elle n'existe que pour paraître. Dans les magasins de fripes fabriquées au Vietnam, les solives au plafond sont décorées de gentils dragons du XXème siècle. Dans un bar à burgers, on passe les plats par une élégante fenêtre à meneaux d'où pendent des néons bleu électrique. Les zones post-industrielles ne sont que les dernières, dans le temps, à avoir été muséifiées. Elles sont les seules à être officiellement post-quelque chose, mais elles trahissent la réalité économique et sociale de toute une ville, ou peut-être même, de notre continent, tout entier post-productif.</p> <p>Mais pourquoi regretter le temps où des hommes presque illettrés travaillaient 80 heures par semaine à se rompre les os, laissant derrière eux des épouses débordées de tâches éreintantes, les deux mourant à moins de 60 ans. Plutôt que de croupir dans les cachots de la Conciergerie, ou du Château de Chillon, ou Palais ducal de Mantoue, il est plus agréable de les visiter avant de déguster le plat du jour dans une jolie brasserie de la place. Les tourments et les souffrances de nos lointains devanciers ne feront qu'augmenter notre satisfaction de pouvoir apprécier un si bon déjeuner sans contrainte ni douleur. Et c'est tout, absolument tout, ce que nous en retirerons: une <em>expérience</em>, comme on dit désormais. Ces décors du passé n'existent plus que pour notre plaisir, presque pour nous désennuyer. Qui s'inquiète vraiment de savoir ce qui se passait dans le château de Rosenborg de Copenhague, dans les Invalides ou dans la Ca' d'Oro de Venise. On passe devant, on s'extasie, on prend une ou deux photos et on continue.</p> <p>Ces lieux ne sont plus productifs. Tout au moins ne remplissent-ils plus leurs fonctions premières. Le tourisme est pourtant une industrie. Celle-ci compte pour presque 10% du PIB de l'UE. Cela va de la Croatie, qui doit un quart de son économie (en réalité pas loin de la moitié si l'on prend en compte les acteurs indirects) au tourisme, tandis que l'Irlande ne lui doit que 3%. On estime qu'un emploi sur onze dans le monde est aujourd'hui lié au tourisme. Et l'Europe, avec son histoire, sa géographie et son infinie richesse architecturale et artistique, peut se réjouir d'un avenir brillant de ce point de vue. Les projections sont d'ailleurs exponentielles. En 2010, 500 millions de personnes étaient venues admirer notre continent. On compte que l'an prochain, leur nombre sera de 750 millions. L'Europe, qui a inventé les musées, est en train d'appliquer le concept à sa totalité. Petit à petit, elle devient le parc à thème et le restaurant du reste du monde, qui vient y admirer la maison-mère de la modernité et de la mondialisation. On peut le regretter ou s'en réjouir, aujourd'hui. L'avenir seul nous dira si cette transition, qui semble inéluctable et ne l'est pourtant pas, était heureuse ou malheureuse.</p> <p>Ainsi l'Europe se repose désormais, et se fait admirer derrière une paroi de verre. Elle a sué sang et eau, porté le fer aux quatre coins du globe pour les raisons les plus fantaisistes. Elle a cru à sa propre universalité et inventé l'alphabétisation et le moteur à explosion. Puis elle s'est consciencieusement suicidée dans un déluge d'acier et de feu de 1914 à 1945. Ce qui ne signifie pas qu'elle est devenue improductive. Aujourd'hui elle produit majoritairement des <em>services aux individus</em>: comptables, avocats, banquiers, tatoueurs, psychologues et coachs, coiffeurs, gestionnaires et médiateurs. Ce n'est pas sans intérêt ni noblesse. Après des siècles de guerres en continu, on devrait presque parler de soins post-traumatiques collectifs. Mais elle doit compter sur les autres pour les voitures, les bateaux, les téléphones et les cardigans 50% cachemire. Là où tous ces biens sont produits, avec des Codes du travail élastiques et des taux de pollution robustes, on ne s'embarrasse pas vraiment de ces questions. On s'intéresse à l'avenir. Les Européens, eux, s'occupent du passé. 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Pour comprendre à quel point la situation est sordide, rappelons l'histoire d'Ante Topić Mimara. Mimara incarne ceux qui ont su profiter des deux côtés. Il a fait fortune grâce aux Allemands, se glissant dans les cercles entourant Hitler. Ensuite, il a pu profiter de sa collection mal acquise grâce aux communistes, qui se sont empressés de lui faire un accueil des plus généreux. Voici son histoire en quelques mots.
Ante Topić Mimara. © Mimara.hr
On sait très peu de choses sur ses débuts, sa date et son lieu de naissance, voire sa véritable identité. Il est probablement né en Dalmatie au tournant du siècle, et a reçu une éducation artistique, tant en tant que copiste qu'en tant qu'historien de l'art, à Rome, après la Première Guerre mondiale. Il a commencé sa brillante carrière criminelle en volant le trésor le plus précieux de la cathédrale de Zagreb, un diptyque du XIème siècle. Il l'a vendu en 1927 au Cleveland Museum aux Etats-Unis, qui l'a restitué à la Yougoslavie en 1936. Cela n'avait d'abord pas été remarqué car le voleur avait habilement remplacé l'original par une copie, un commerce sur lequel il baserait finalement toute sa fortune. Pour entrer dans le trésor de la cathédrale, un homme l'a aidé à forcer la serrure, un jeune serrurier communiste connu sous le nom de Josip Broz Tito. Ce serait le début d'une longue association criminelle.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il vivait dans une luxueuse villa dans la banlieue de Berlin, à Schlachtensee. Il se vantait souvent d'avoir fréquenté Hitler et Göring depuis 1927, servant de conseiller artistique à ces derniers et allant même jusqu'à proposer de peindre le portrait d'Hitler. Cette douteuse vantardise n'est confirmée par aucun document d'archives. Il est cependant très probable qu'il se soit livré au pillage pendant cette période en contraignant des collectionneurs juifs à lui vendre des œuvres à bas prix, à l'origine de sa vaste collection. Il le faisait avec la protection de son copain Göring, pour qui il trafiquait également des œuvres pillées. Mimara se vantait en effet d'avoir été très proche du Reichsmarschall, même à la télévision vers la fin de sa vie.
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En 1948, il a fait don d'un premier lot de 148 œuvres au Musée Strossmeyer de Zagreb. Et en 1972, il a fait don d'une partie importante de sa collection à la République fédérale socialiste de Croatie: 3'700 œuvres d'art, objets et antiquités, en échange de trois engagements de la part de la République yougoslave. Premièrement, que cette collection serait abritée dans un musée portant son nom, qui se trouve toujours au centre de la ville. Deuxièmement, qu'il recevrait un appartement à Zagreb et une maison sur la côte. Et enfin, qu'il recevrait une pension viagère, initialement de 100'000 dollars par an, puis de 50'000 dollars pour sa veuve Wiltrud après sa mort. Il semble que cette promesse ait été tenue par la République de Croatie jusqu'en 2022, année du décès, à l'âge de 104 ans, de la veuve de ce formidable escroc. Les ministres de la Culture croates successifs et tous les responsables artistiques de Zagreb sont toujours unis sur cette question aujourd'hui. Malgré de nombreux articles dans la presse professionnelle internationale et des opinions désastreuses d'experts, le musée a célébré son 30ème anniversaire en 2017 avec beaucoup de faste, comme si personne ne pouvait douter de l'excellente réputation du «Louvre de Zagreb». Face à une tempête juridique et politique internationale et risquant le ridicule, la Croatie préfère ne rien dire, ne rien entendre et ne rien voir. En 2019, un tremblement de terre a frappé la région de Zagreb. Le musée Mimara a été touché et sa fermeture temporaire a été décidée. Cinq ans plus tard, le devenir de cet héritage embarrassant reste inconnu.
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Pensez maintenant à la scène des années 2000, et une figure émerge immédiatement au-dessus de toutes les autres, celle de Damien Hirst.</p> <p>Dans un article cinglant de mars 2024, le <em>Guardian</em> accuse Hirst, dont la fortune est estimée à 400 millions de dollars, d'avoir falsifié les dates de nombreuses œuvres. Ce trucage apparemment inoffensif a déclenché une tempête de critiques qui, au cours des deux derniers mois, a pris des proportions stupéfiantes. C'est comme si tout le phénomène Hirst s'effondrait soudainement, disséqué comme jamais auparavant et réévalué sous un jour des plus défavorables. Hirst n'est pas seulement l'artiste le plus riche du moment, il est aussi le miroir fidèle des dérives du marché de l'art, et peut-être aussi de notre société en général.</p> <p>L'histoire de la falsification elle-même semble banale, mais elle est plus révélatrice qu'il n'y paraît. Le crime décrit par le <em>Guardian</em> consiste à dater des œuvres de 2016, alors qu'elles ont été réalisées en 2019. Et d'autres rapports affluent, montrant que ce n'était pas un cas isolé, et que Damien Hirst et sa société Hirst Science sont familiers de cette falsification évidente, affirmant que ce qui compte, ce n'est pas la création de l'œuvre, mais sa conception dans l'esprit de l'artiste. Essayez d'appliquer ce raisonnement à la technologie: «Votre Honneur, j'ai en fait inventé l'iPhone dans mon esprit en 1993». La gestion de crise de l'avocat de Hirst Science n'est pas exactement modeste: «Les artistes ont parfaitement le droit d'être (et sont souvent) incohérents dans la datation de leurs œuvres.» Doubler la mise, être audacieux et ne jamais s'excuser, tout cela fleure un discours de Boris Johnson. L'idée d'antidater est simplement de créer de la valeur artificiellement là où il y en a beaucoup moins intrinsèquement. La même œuvre datée de 2019 vaut moins que si elle est datée de 2016. Les requins dans du formol étaient excitants dans les années 90 mais plus tellement aujourd'hui? Qu'importe, Hirst en fabrique un en 2017 et le date de 1994. Mais quel est l'intérêt quand on vaut déjà des centaines de millions? Parce qu'il ne s'agit pas de cette œuvre d'art mais de la valeur marchande de l'artiste en général.</p> <p>Un article du <em>New York Times</em> de 2022 expliquait que Damien Hirst utilisait le marché de l'art comme son principal média. Rien ne pourrait être plus précis. Depuis ses prémices modestes au début des années 90, la trajectoire de la superstar née à Bristol a été étroitement liée à des tactiques de marketing agressives et à une spéculation financière constante. J'ai demandé à ChatGPT de comparer le marché immobilier londonien et la valeur de Damien Hirst au cours des vingt dernières années. La conclusion est la suivante: «De 2000 à 2020, le marché immobilier londonien a démontré une croissance régulière et une stabilité, tandis que les œuvres de Damien Hirst ont montré une plus grande volatilité mais un potentiel de rendements élevés. Les investisseurs cherchant une croissance stable pourraient préférer l'immobilier, tandis que ceux prêts à accepter un risque plus élevé pour des récompenses potentiellement plus importantes pourraient envisager d'investir dans l'art contemporain.» Même l'IA comprend que lorsque Hirst est concerné, ce qui compte, c'est le retour sur investissement, pas l'art.</p> <p>La carrière de Hirst est étroitement liée à la figure de Charles Saatchi. Géant du marketing, Saatchi commence à investir massivement dans l'art dans les années 80. Ciblant les écoles d'art, il y achète tout ce qu'il peut pour une bouchée de pain, stocke le tout dans des entrepôts en attendant que l'un de ses artistes prenne soudainement de la valeur. Il apprend ainsi à toute une génération d'artistes et de collectionneurs que l'art n’est après tout qu'une marchandise parmi d’autres, que le goût n'a pas d'importance et que l'argent est le seul critique respectable. Il reconnaît immédiatement le pouvoir du jeune Damien et organise sa première exposition solo, achetant de grandes quantités de ses œuvres. Bien que les deux aient fini par se brouiller, le leader de ce que Saatchi a appelé les Young British Artists (YBA) n'a jamais oublié la leçon. Dès lors, toute sa vie sera dirigée vers la création de valeur par des tactiques de marketing innovantes, privilégiant toujours le choc au contenu, le scandale à la réflexion. Et le marché le récompense plus que généreusement. Il embaume des animaux dans du formol, déclare que les armoires à pharmacie sont de l'art, couvre des kilomètres carrés de papier de points colorés, se lance dans les NFT avant de faire rapidement marche arrière et réalise des sculptures à partir de centaines de diamants. Essayez d’y déceler ne serait-ce qu'un soupçon de cohérence, vous serez vite découragé. Comme le déclare sa collègue YBA Tracey Emin, Hirst est devenu «une classe à part». Mais elle se retient de décrire ce que cette classe représente.</p> <p>Cela va si loin que Hirst, contournant les galeries, bat le record aux enchères pour un artiste vivant en 2008, lorsque sa vente rapporte 198 millions de dollars chez Sotheby's. Pendant quelques années à cette époque, la stature de Hirst, ses frasques (éteindre une cigarette avec son pénis pour les caméras) et ses lunettes surdimensionnées éclipsent pratiquement tous les autres artistes contemporains.</p> <p>Mais les signes avant-coureurs sont déjà visibles. Le record d'enchères de 2008 ne sera jamais battu. Depuis lors, la valeur globale de Hirst sur le marché a augmenté, mais il n'a plus jamais battu de nouveaux records et n'a pas réussi à exciter les acheteurs de la même manière. Même sa vache embaumée, bien que vendue pour 10 millions de dollars, n'aura pas dépassé la réserve de 12 millions de dollars fixée par Sotheby's. Les collectionneurs ont commencé à s'agiter et à se demander si Hirst n'était pas une sorte de Bernie Madoff du monde de l'art, un conteur extraordinaire mais au final un charlatan.</p> <p>Ainsi, lorsque l'article du <em>Guardian</em> a paru il y a deux mois, les critiques et les experts semblaient prêts à lui mordre la jugulaire. Ce scandale pourrait être une excellente opportunité pour le marché de l'art de prendre conscience de l'étendue de ses propres dérives. La chute de Hirst, bien que relativement inoffensive pour lui-même, pourrait marquer un nouveau départ, une manière pour le monde de l'art en général de dire qu’il est temps de mettre un frein à cette folie, que la spéculation financière est une chose mais l'art en est une autre; que le savoir-faire, la profondeur et la sincérité vaudront toujours plus que le marketing et le retour sur investissement.</p> <p>Mais pensez au <em>Loup de Wall Street</em> de Scorsese. Pendant plus de deux heures, servi par un di Caprio exceptionnel, Scorsese dissèque et explique exactement comment fonctionne le monde occidental aujourd'hui. <em>Le Loup de Wall Street</em> est la condamnation la plus accablante de notre obsession collective pour l'argent, la gratification immédiate, et notre propension à nous dire que mentir et tricher sont acceptables tant que nous gagnons. Mais le film sera complètement snobé aux Oscars, Hollywood faisant presque mine de l'ignorer. La même chose pourrait bien arriver à Damien Hirst dans une histoire classique et déprimante de bouc émissaire. Nous décapitons le plus visible des méchants pour pouvoir reprendre nos affaires le plus rapidement possible. 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Ce ne sont plus de nos jours les papes, les princes et les généraux dont on doit attendre la parole et l'ordre, mais les scientifiques. « <em>Il faut croire les docteurs !</em> » s'époumonait une cliente âgée d'un restaurant lémanique la semaine dernière. Durant toute la pandémie de COVID, cette antienne nous a été répétée sur tous les plateaux de télévision et dans tous les journaux : il faut croire en la science. Sans jamais relever que cette injonction est en soi contradictoire, puisque la science n'est pas affaire de foi. 2 + 2 font 4, qu'on y croie ou non.</p> <p>Le troisième élément, déjà visible dans le second, c'est le monde dans lequel on nous annonce que se trouve la victoire contre l'Ennemi. Il serait facile de pointer le fait que l'auteur du livre est chinois, que cela explique pourquoi le problème à trois corps est traversé par un tel dédain de la démocratie. 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Nous ne voyons même pas le mari, nous ne faisons qu'entendre la musique qu'il fait jouer beaucoup trop fort dans son grenier, afin de rendre impossible un entretien que sa femme donne à une jeune étudiante. Toute la personnalité du mari est contenue dans cette scène. Il est volontairement absent, manipulateur et passif-agressif. A mesure qu'avance l'enquête, l'épouse multiplie les maladresses à sa propre décharge. Nous ne savons encore rien du mari, sinon qu'il traîne un lourd sentiment de culpabilité envers son fils, rendu aveugle à la suite d'un accident dont il se sent responsable.</p> <p>Lors du procès nous découvrons comment fonctionne le couple. Il ressort que l'épouse est une écrivaine à succès. Tandis que le mari, lui-même aspirant écrivain, ne parvient pas à écrire quoi que ce soit. Il est donc rongé à parts égales de frustration et de jalousie envers sa femme. A cela s'ajoute la jalousie sexuelle qu'il éprouve pour elle qui, bisexuelle, l'a trompé avec une autre femme. 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Il est mort mais c'est sa femme qui est la vraie victime. Il s'est suicidé, tant mieux. </p> <p>Emmanuel Todd a publié en 2022 un essai sur le féminisme actuel intitulé <em>Où en sont-elles?</em>. Il y détaille un mouvement non plus fondé, comme ses incarnation précédentes, sur un désir de progrès collectif, mais sur une volonté de confrontation perpétuelle entre les sexes. <em>Anatomie d'une chute</em> se situe exactement dans cette idéologie. La réalisatrice inverse les moralités les plus évidentes et fait d'une tragédie une victoire. Elle nous explique que si le mari s'est suicidé, c'était forcément d'abord pour nuire à sa femme et à son succès qu'il ne supportait plus. La compassion pour le geste extrême de cet homme n’est jamais envisagée, il n’a eu que ce qu’il méritait. Même le fils aveugle est parvenu à déceler les intentions maléfiques de son père pour pouvoir sauver sa mère.</p> <p>La production actuelle cinématographique va très souvent puiser à cette idéologie: <em>Poor Things</em>, <em>Barbie</em>, les dernières grandes productions sont toutes frappées de ce sceau. Que cela participe d'un sexisme plus extrême encore que le machisme déprimant des films français d'après-guerre (<em>Les Valseuses</em>, <em>Les Tontons Flingueurs</em>) semble ne choquer personne. Ce nouveau sexisme est grave. Il est évangélique dans son désir de nous y soumettre tous et toutes. 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En 2010, 500 millions de personnes étaient venues admirer notre continent. On compte que l'an prochain, leur nombre sera de 750 millions. L'Europe, qui a inventé les musées, est en train d'appliquer le concept à sa totalité. Petit à petit, elle devient le parc à thème et le restaurant du reste du monde, qui vient y admirer la maison-mère de la modernité et de la mondialisation. On peut le regretter ou s'en réjouir, aujourd'hui. L'avenir seul nous dira si cette transition, qui semble inéluctable et ne l'est pourtant pas, était heureuse ou malheureuse.</p> <p>Ainsi l'Europe se repose désormais, et se fait admirer derrière une paroi de verre. Elle a sué sang et eau, porté le fer aux quatre coins du globe pour les raisons les plus fantaisistes. Elle a cru à sa propre universalité et inventé l'alphabétisation et le moteur à explosion. Puis elle s'est consciencieusement suicidée dans un déluge d'acier et de feu de 1914 à 1945. Ce qui ne signifie pas qu'elle est devenue improductive. 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VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Ruch 17.05.2024 | 12h16
«Dans ce contexte, il vaut la peine de souligner la rigueur de la méthodologie menée par le Kunstmuseum de Berne avec la Fondation allemande de l’art spolié et le musée national d’Israel dans la gestion de la collection Gurlitt»