Actuel / Les Balkans, miroir non déformant de l'Europe
© David Laufer
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En une semaine, sous une pluie battante, l'auteur vaudois David Laufer, établi à Belgrade, a traversé cinq pays des Balkans occidentaux, membres de, ou candidats à, l'Union européenne. A la périphérie géographique et économique du continent, ces pays et leurs habitants, comme les obstacles qui permettent aux chauve-souris de s'orienter, renvoient un écho vital de ce qu'est en train de devenir le rêve européen. Entre une hémorragie démographique massive et une influence croissante de la Chine, on est prié de laisser ses rêves au vestiaire.
Il y avait un paon qui se pavanait. A en juger par la façon dont le douanier réagissait, c'était la routine à la frontière grecque, au sud de Bitola en Macédoine du Nord. Mon fils de 15 ans prenait des photos du magnifique oiseau, ignorant que, jusqu'à assez récemment, cette frontière était un abysse entre des empires, entre le monde communiste et le monde libre. Mais cela lui semblait moins impressionnant que les grands drapeaux grec et européen annonçant que nous entrions dans notre troisième pays en deux jours seulement.
Nous avions quitté notre ville de Belgrade le matin précédent et nous étions dirigés vers le sud pour un voyage ambitieux à travers les Balkans. Jusqu'à Athènes, nous allions emprunter des tronçons d'autoroute en construction payés par la Chine. En effet Pékin est en train d'investir des dizaines de milliards dans cette région pour s'assurer un meilleur accès à ses consommateurs européens, mais également pour cimenter sa puissance diplomatique. Invisible et néanmoins présente partout, la Chine érode patiemment l'influence de l'UE en tirant profit de son affaiblissement politique et économique.
Le déjeuner à Skopje avait été plus tard que prévu, car nous avions dû souscrire une assurance automobile spéciale à la frontière macédonienne. Ceci bien que le pays ait normalisé ses relations avec la Grèce et l'UE en 2018 en ajoutant le «Nord» devant son nom et qu'il soit entré dans l'OTAN en 2020. Par rapport à Belgrade, les drapeaux ukrainiens sont partout dans la ville, signalant l'engagement fort du gouvernement pour un rapprochement de l'UE, ainsi que sa condamnation de tout ce qui est oriental.
Un jeu d'échecs avec des statues et des drapeaux
En Serbie, où l'ombre de la Russie plane toujours depuis les bombardements de l'OTAN en 1999, de telles déclarations symboliques sont beaucoup plus discrètes que le déluge de panneaux d'affichage de Gazprom célébrant l'hypothétique destin commun des deux pays. A Skopje, ces belles intentions occidentales se heurtent aux statues de bronze et de marbre omniprésentes qui jonchent le centre-ville tous les trente mètres environ. Ces monuments, dont certains ont la hauteur d'un immeuble de vingt étages, ont été érigés il y a dix ans au prix de plus de 5% du PIB du pays. L'idée du gouvernement d'alors était de célébrer une continuité encore plus hypothétique depuis l'âge d'Alexandre le Grand, s'étendant sur plus de deux millénaires. Regardez vers le passé!, semblent crier ces 136 pièces de jeu d'échecs surdimensionnées dans une nostalgie nationaliste typiquement slave.
Superposés à celles-ci, les drapeaux ukrainiens exhortent les Macédoniens à faire exactement le contraire, à abandonner toute idée de nation immortelle et à regarder vers l'Ouest et un avenir forcément meilleur. Lesquels des drapeaux ukrainiens ou des statues sont l'expression la plus sincère des aspirations nationales n'est pas la question, car les deux sont également trop bruyants pour être pris au pied de la lettre. Les deux sont avant tout une déclaration d'alignement – des statues pour l'Est, des drapeaux pour l'Ouest. Ce que l'homme de la rue en pense n'a qu'une importance marginale. Telle est l'attraction de l'UE en Macédoine du Nord aujourd'hui, voilà la seule estimation valable pour l'instant.
La guerre en Ukraine n'est pas encore terminée, et elle vouée à durer. Ce soir-là, nous sommes arrivés à Ohrid sous une pluie battante. Le lac éponyme, qui borde l'Albanie à l'ouest, s'était perdu dans la brume du soir. Ohrid est l'unique mais crédible prétention du pays à la renommée touristique. Son histoire et son architecture en font l'un des monuments les plus importants du christianisme orthodoxe. Les fresques séculaires de saints guerriers et les maisons ottomanes à encorbellements bordant les rues pavées vous emmènent très loin des divisions actuelles.
En haut, des temples et des monastères; en bas, des villes qui se vident de leurs habitants
Après la Macédoine du Nord et une fois en Grèce, nous étions en fait de retour en Macédoine, en Macédoine occidentale pour être exact, puis en Thessalie. Ces régions intérieures sont bien éloignées de la Grèce des cartes postales, celle des petits villages blanchis à la chaux se reflétant dans une mer turquoise. Nous étions entrés dans l'Union européenne et nous espérions une transition vers un environnement plus opulent et mieux développé. Mais il nous a été rapidement rappelé que ce n'était là qu'un espoir. Les montagnes arides au loin offraient un décor d'une beauté sobre à une réalité déprimante.
Des stations-service délabrées, des routes criblées de nids-de-poule et seulement de courtes sections d'autoroutes désertes nous conduisaient vers les splendides Météores. Défiant toute raison, ces monastères centenaires sont perchés sur des pics de roche nue de 500 mètres de haut, bordés d'effroyables à-pics. Ils justifient la prospérité d'une petite ville industrieuse en contrebas, regorgeant d'hôtels, de cafés et de «taverna» animés. Mais il nous a suffi de quelques kilomètres vers le sud en direction d'Athènes pour retrouver les nids-de-poule et les restaurants abandonnés en bord de route. Ce qui frappe surtout, c'est à quel point tout semble désert. En effet la Grèce a perdu 3% de sa population en dix ans, c'est-à-dire plus de 300'000 personnes. Dans les régions centrales comme la Macédoine et la Thessalie, la population a chuté de plus de 6%, majoritairement parmi les jeunes. Ainsi ceux qui se promènent dans les villages que nous traversons, lorsque nous en voyons, ont généralement plus de quarante ans. Et la Grèce a de la chance: la Macédoine du Nord a perdu 10% de sa population au cours de la même période, également 300'000 personnes. En incluant tous les pays de l'ex-bloc soviétique, on estime la perte démographique depuis 1991 à environ 20 millions de personnes, principalement en faveur de l'Allemagne, de l'Angleterre, de l'Amérique et de la Scandinavie.
Il était étrangement facile de pénétrer dans Athènes, pour une métropole de trois millions d'habitants. Le soir, un verre sur le toit de l'hôtel nous a offert notre premier aperçu de l'Acropole, un vaisseau spatial tâchant pour toujours de décoller, solidement amarré, flottant immobile au-dessus de la ville, un rappel constant que la grandeur, elle aussi, passera. Le lendemain fut le premier jour ensoleillé que nous ayons eu depuis Belgrade, clair et bleu comme seul le printemps sait en produire. Une longue marche vers le Parthénon à travers le centre-ville nous a ramenés à la raison. Les trottoirs étroits de ces rues étroites transforment les piétons en cibles faciles pour les scooters et les voitures qui nous klaxonnaient tandis que nous cherchions notre direction en repérant l'ancien temple d'Athéna à chaque carrefour. Les descriptions de la colline sacrée sont inutiles, il suffit de dire qu'elle nous a coupé le souffle, ainsi qu'elle promet de le faire à chaque visiteur.
© D.L.
L'interminable crise de 2008
Le reste de la journée se passa à nous promener. Une fois le frisson du glorieux passé évanoui, nous étions concentrés sur le présent. En dehors du cœur même d'Athènes, environ un magasin sur quatre ou cinq est fermé, et ce depuis un bon moment. Dans un parc proche de Syntagma, la place du Parlement, un groupe d'une cinquantaine de personnes était tranquillement assis sur des bancs ou sous les cyprès. En nous rapprochant, j'ai réalisé que beaucoup d'entre eux s'injectaient de l'héroïne, pas seulement dans le bras mais dans n'importe quelle partie du corps encore disponible. Les autres étaient défoncés ou endormis. J'ai pressé le pas, tenant mon fils plus près de moi, regardant droit devant. Aucune police ou assistance médicale n'était présente, c'était juste un lundi matin comme un autre à Athènes.
Dans le reste du monde, la crise de 2008 est un lointain cauchemar. Pas en Grèce, qui a subi le plus gros de la récession et en souffre à ce jour, ce qui pose la question de savoir si elle pourra jamais se rétablir. Cela se traduit par une chute de la population et de la natalité, une croissance anémique et une stagnation du pouvoir d'achat, sans aucun signe d'amélioration à l'horizon. Venant de Serbie, nous avons été chaleureusement accueillis par les Grecs, certains d'entre eux nous pressant, comme si nous y pouvions quelque chose, de ne jamais rejoindre l'UE.
Le lendemain, nous avons rebroussé chemin vers le nord pour atteindre Igoumenitsa, la ville portuaire sur la mer Ionienne. De là, un ferry nous a fait traverser le détroit jusqu'à Corfou. La transition était palpable. Magnifique, soignée et animée, même sous une pluie glaciale, Corfou semblait à une galaxie d'Igoumenitsa et de la Grèce intérieure. Corfou est devenue prospère et importante en tant que principal rempart contre l'expansion maritime ottomane. Elle est ainsi devenue, sous domination vénitienne, une ville riche ainsi que l'une des forteresses les plus redoutables d'Europe, ses murs de pierre massifs atteignant des hauteurs inimaginables, leurs Lions ailés de Saint-Marc omniprésents offrant un signe précoce de marketing avisé.
Exode rural ou exode tout court?
En traversant la frontière albanaise le lendemain, mon cœur battait vite. Pour moi, l'Albanie était la destination secrète de ce voyage. Je ne parvenais pas à me débarrasser du souvenir de la dictature la plus brutale et la plus secrète d'Europe. Des pensées fantaisistes de Midnight Express me passaient par l'esprit tandis que l'austère douanier tamponnait nos passeports. Un troupeau de chèvres brunes aux pattes courtes ne se souciait pas du grand aigle noir à deux têtes sur le drapeau rouge, et quittait l'UE sous le regard peu impressionné des officiers albanais. Après quelques kilomètres seulement, mon fils a remarqué que l'Albanie lui rappelait l'Ecosse, à part le climat. Ce qu'il voulait dire, c'est que, tout comme les Highlands mais pour des raisons tout à fait différentes, le sud de l'Albanie est un immense désert de collines nues. En choisissant la route côtière, plus dangereuse et plus pittoresque, nous avons découvert un paysage absolument époustouflant de plages de sable immaculées, d'une mer turquoise, de pittoresques hameaux de pierre et de falaises effrayantes. Tout cela presque vide de toute présence humaine. Ici aussi, la population diminue, mais depuis bien plus longtemps qu'en Grèce.
Depuis que le régime stalinien s'est effondré en 1991, la population des campagnes albanaises a chuté d'environ 30%, tandis que celle de sa capitale a doublé, passant de 400'000 à 800'000 habitants. La même tendance est visible dans toute la région, où les capitales offrent un pôle d'attraction interne pour une émigration massive et constante, qui donne l'illusion d'un exode rural sans l'être tout à fait. La même scène s'observe donc dans tous ces pays, des campagnes vides et délaissées et des capitales chaotiques et bondées. Tirana ne fait pas exception. Ses nouveaux gratte-ciels surplombent des bâtiments administratifs de style soviétique et une nouvelle et immense mosquée ottomane. Cafés, restaurants et centres commerciaux animés, berlines Mercedes et Range Rover flashy, femmes élégantes, trottoirs larges et propres, l'illusion de normalité et de prospérité est presque complète. Il y a seulement trois décennies, c'était une Corée du Nord européenne, un pays au bord de la survie économique, gouverné par sa Sigurimi meurtrière et omnipotente, cette police secrète albanaise qui considérait chaque citoyen un criminel ou un traître potentiel. Les Albanais d'aujourd'hui n'aspirent à rien de particulier semble-t-il, si ce n'est à une vie normale. Malgré un passé communiste tourné vers l'Est, une fraternité pro-russe ne signifie rien pour un pays musulman avec une minorité catholique de 20% et un avenir tout tracé de futur joyau de la Méditerranée. Ainsi, l'Ukraine, encore une fois, est utilisée comme déclaration d'alignement.
En 2022, le nom de la rue de l'ambassade de Russie a été changé en «rue de l'Ukraine libre», obligeant l'ambassade à déménager. Dans la Maison des Feuilles, le musée installé dans l'ancien siège de la Sigurimi, une jeune guide nous explique dans un anglais parfait la division à 50/50 parmi les Albanais sur la question de savoir si les années staliniennes ont été positives ou non. Les vieux aiment souvent le souvenir de ces années, les jeunes les détestent et tout ce qu'elles représentent. Ils partent donc en masse et rejoignent les rangs de la puissante diaspora albanaise aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Que l'Albanie, dans un avenir très lointain, rejoigne ou non l'UE semble sans importance. Des questions beaucoup plus urgentes dictent désormais leurs choix.
En arrivant au Monténégro sur les rives du lac de Skadar, nous sommes accueillis par une douanière souriante et espiègle, qui s'empresse de complimenter mon fils et de me conseiller les meilleurs restaurants locaux. Cette région du Monténégro étant majoritairement albanaise, il est impossible de dire si elle est l'une ou l'autre. Le Monténégro est le quatrième et de loin le plus petit pays que nous ayons visité en une semaine. Podgorica est une nouvelle ville érigée sur une plaine entre des montagnes, un peu comme Tirana. La magnifique côte et ses villages de pierre et ses hôtels chics sont à quelques kilomètres par la route, mais ils semblent incroyablement lointains de cette petite ville pluvieuse. Tiraillée entre diverses minorités, luttant pour imposer sa nouvelle identité et ses nouvelles affiliations occidentales après des décennies de communisme besogneux, suivi d'une version cynique de nationalisme serbe, la ville est désormais couverte de panneaux d'affichage politiques en vue des prochaines élections présidentielles. Personne ne peut nous dire qui va gagner, des candidats pro-occidentaux ou pro-russes, mais les tensions sont visiblement élevées. Comme la minorité serbe se mêle ouvertement des affaires locales avec l'appui de Belgrade, les drapeaux de l'UE ou de l'Ukraine sont presque introuvables. La politique ici reste aussi obscure et complexe que le pays est insignifiant à presque tous autres égards.
La Chine, un ami qui vous veut des biens
Il est temps, enfin, de rentrer à la maison. Nous avons déjà parcouru plus de 2'000 kilomètres et en avons encore 600 pour arriver chez nous, une partie uniquement sur une autoroute, le reste sur de sinueuses routes de montagne. C'est notre cinquième frontière. La politique de Schengen et d'ouverture des frontières est ici un rêve lointain. La Croatie en fait désormais partie et le frisson de traverser le poste frontière abandonné pour aller en Slovénie suffirait presque à faire oublier tous les autres aspects de l'adhésion à l'UE, de nombreux Croates ne cachant plus leur désamour. Mais nous sommes de retour en Serbie où l'adhésion à l'UE n'est pas exactement à l'ordre du jour. Sur les cinq pays que nous avons traversés, le soutien populaire à l'UE était significatif jusqu'à la crise financière de 2008. Il est à la traîne depuis, car il est devenu évident que les effets de cette crise dureraient ici beaucoup plus longtemps qu'en Europe occidentale. Membres de l'UE ou simples candidats, les habitants des Balkans se sentent humiliés et durablement appauvris par Bruxelles et Berlin, suite à une crise qui n'était pas de leur fait. Les pays les plus riches de l'UE investissent massivement dans la région, mais la Chine les a dépassés depuis deux ans. Depuis 2009, selon les statistiques de Bruxelles, Pékin a investi 32 milliards dans les Balkans dont 10 milliards pour la seule Serbie – une politique dont les conséquences sont incalculables. Ainsi toute trace d'idéalisme a disparu, ce sont les intérêts qui dominent désormais. L'UE n'est plus un rêve ou un projet commun, c'est une série de règlements qui mènent à des budgets et à de meilleures relations commerciales. La souveraineté est un luxe inabordable pour ces petits pays.
Et pourtant, au terme d'une semaine et d'innombrables rencontres, le sentiment général est optimiste, sauf peut-être en Grèce. Contrairement à l'Europe occidentale, les jeunes des Balkans ont la certitude statistique de vivre mieux que leurs parents. Même avec une corruption qui reste élevée et une exécution qui laisse souvent à désirer, tout s'améliore à presque tous les niveaux: éducation, espérance de vie, soins médicaux, salaires, connexion avec le reste du monde, stabilité et transparence politique, infrastructures, tout s'arrange petit à petit, à l'exception notable de la démographie. Que cela soit en dépit ou grâce à l'UE, ou la Chine, ou eux-mêmes, cette question n'est plus vraiment centrale pour ces pays. Le XXème siècle et sa longue liste d'idéologies est terminé.
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Ceci bien que le pays ait normalisé ses relations avec la Grèce et l'UE en 2018 en ajoutant le «Nord» devant son nom et qu'il soit entré dans l'OTAN en 2020. Par rapport à Belgrade, les drapeaux ukrainiens sont partout dans la ville, signalant l'engagement fort du gouvernement pour un rapprochement de l'UE, ainsi que sa condamnation de tout ce qui est oriental. </p> <h3>Un jeu d'échecs avec des statues et des drapeaux</h3> <p>En Serbie, où l'ombre de la Russie plane toujours depuis les bombardements de l'OTAN en 1999, de telles déclarations symboliques sont beaucoup plus discrètes que le déluge de panneaux d'affichage de Gazprom célébrant l'hypothétique destin commun des deux pays. A Skopje, ces belles intentions occidentales se heurtent aux statues de bronze et de marbre omniprésentes qui jonchent le centre-ville tous les trente mètres environ. Ces monuments, dont certains ont la hauteur d'un immeuble de vingt étages, ont été érigés il y a dix ans au prix de plus de 5% du PIB du pays. L'idée du gouvernement d'alors était de célébrer une continuité encore plus hypothétique depuis l'âge d'Alexandre le Grand, s'étendant sur plus de deux millénaires. Regardez vers le passé!, semblent crier ces 136 pièces de jeu d'échecs surdimensionnées dans une nostalgie nationaliste typiquement slave.</p> <p>Superposés à celles-ci, les drapeaux ukrainiens exhortent les Macédoniens à faire exactement le contraire, à abandonner toute idée de nation immortelle et à regarder vers l'Ouest et un avenir forcément meilleur. Lesquels des drapeaux ukrainiens ou des statues sont l'expression la plus sincère des aspirations nationales n'est pas la question, car les deux sont également trop bruyants pour être pris au pied de la lettre. Les deux sont avant tout une déclaration d'alignement – des statues pour l'Est, des drapeaux pour l'Ouest. Ce que l'homme de la rue en pense n'a qu'une importance marginale. Telle est l'attraction de l'UE en Macédoine du Nord aujourd'hui, voilà la seule estimation valable pour l'instant.</p> <p>La guerre en Ukraine n'est pas encore terminée, et elle vouée à durer. Ce soir-là, nous sommes arrivés à Ohrid sous une pluie battante. Le lac éponyme, qui borde l'Albanie à l'ouest, s'était perdu dans la brume du soir. Ohrid est l'unique mais crédible prétention du pays à la renommée touristique. Son histoire et son architecture en font l'un des monuments les plus importants du christianisme orthodoxe. 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Les montagnes arides au loin offraient un décor d'une beauté sobre à une réalité déprimante.</p> <p>Des stations-service délabrées, des routes criblées de nids-de-poule et seulement de courtes sections d'autoroutes désertes nous conduisaient vers les splendides Météores. Défiant toute raison, ces monastères centenaires sont perchés sur des pics de roche nue de 500 mètres de haut, bordés d'effroyables à-pics. Ils justifient la prospérité d'une petite ville industrieuse en contrebas, regorgeant d'hôtels, de cafés et de «taverna» animés. Mais il nous a suffi de quelques kilomètres vers le sud en direction d'Athènes pour retrouver les nids-de-poule et les restaurants abandonnés en bord de route. Ce qui frappe surtout, c'est à quel point tout semble désert. En effet la Grèce a perdu 3% de sa population en dix ans, c'est-à-dire plus de 300'000 personnes. Dans les régions centrales comme la Macédoine et la Thessalie, la population a chuté de plus de 6%, majoritairement parmi les jeunes. 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Le lendemain fut le premier jour ensoleillé que nous ayons eu depuis Belgrade, clair et bleu comme seul le printemps sait en produire. Une longue marche vers le Parthénon à travers le centre-ville nous a ramenés à la raison. Les trottoirs étroits de ces rues étroites transforment les piétons en cibles faciles pour les scooters et les voitures qui nous klaxonnaient tandis que nous cherchions notre direction en repérant l'ancien temple d'Athéna à chaque carrefour. Les descriptions de la colline sacrée sont inutiles, il suffit de dire qu'elle nous a coupé le souffle, ainsi qu'elle promet de le faire à chaque visiteur. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1680787200_010009550020.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>© D.L.</em></h4> <h3>L'interminable crise de 2008</h3> <p>Le reste de la journée se passa à nous promener. Une fois le frisson du glorieux passé évanoui, nous étions concentrés sur le présent. En dehors du cœur même d'Athènes, environ un magasin sur quatre ou cinq est fermé, et ce depuis un bon moment. Dans un parc proche de Syntagma, la place du Parlement, un groupe d'une cinquantaine de personnes était tranquillement assis sur des bancs ou sous les cyprès. En nous rapprochant, j'ai réalisé que beaucoup d'entre eux s'injectaient de l'héroïne, pas seulement dans le bras mais dans n'importe quelle partie du corps encore disponible. Les autres étaient défoncés ou endormis. J'ai pressé le pas, tenant mon fils plus près de moi, regardant droit devant. Aucune police ou assistance médicale n'était présente, c'était juste un lundi matin comme un autre à Athènes.</p> <p>Dans le reste du monde, la crise de 2008 est un lointain cauchemar. Pas en Grèce, qui a subi le plus gros de la récession et en souffre à ce jour, ce qui pose la question de savoir si elle pourra jamais se rétablir. Cela se traduit par une chute de la population et de la natalité, une croissance anémique et une stagnation du pouvoir d'achat, sans aucun signe d'amélioration à l'horizon. Venant de Serbie, nous avons été chaleureusement accueillis par les Grecs, certains d'entre eux nous pressant, comme si nous y pouvions quelque chose, de ne jamais rejoindre l'UE.</p> <p>Le lendemain, nous avons rebroussé chemin vers le nord pour atteindre Igoumenitsa, la ville portuaire sur la mer Ionienne. De là, un ferry nous a fait traverser le détroit jusqu'à Corfou. La transition était palpable. Magnifique, soignée et animée, même sous une pluie glaciale, Corfou semblait à une galaxie d'Igoumenitsa et de la Grèce intérieure. Corfou est devenue prospère et importante en tant que principal rempart contre l'expansion maritime ottomane. Elle est ainsi devenue, sous domination vénitienne, une ville riche ainsi que l'une des forteresses les plus redoutables d'Europe, ses murs de pierre massifs atteignant des hauteurs inimaginables, leurs Lions ailés de Saint-Marc omniprésents offrant un signe précoce de marketing avisé.</p> <h3>Exode rural ou exode tout court?</h3> <p>En traversant la frontière albanaise le lendemain, mon cœur battait vite. Pour moi, l'Albanie était la destination secrète de ce voyage. Je ne parvenais pas à me débarrasser du souvenir de la dictature la plus brutale et la plus secrète d'Europe. Des pensées fantaisistes de <em>Midnight Express</em> me passaient par l'esprit tandis que l'austère douanier tamponnait nos passeports. Un troupeau de chèvres brunes aux pattes courtes ne se souciait pas du grand aigle noir à deux têtes sur le drapeau rouge, et quittait l'UE sous le regard peu impressionné des officiers albanais. Après quelques kilomètres seulement, mon fils a remarqué que l'Albanie lui rappelait l'Ecosse, à part le climat. Ce qu'il voulait dire, c'est que, tout comme les Highlands mais pour des raisons tout à fait différentes, le sud de l'Albanie est un immense désert de collines nues. En choisissant la route côtière, plus dangereuse et plus pittoresque, nous avons découvert un paysage absolument époustouflant de plages de sable immaculées, d'une mer turquoise, de pittoresques hameaux de pierre et de falaises effrayantes. Tout cela presque vide de toute présence humaine. Ici aussi, la population diminue, mais depuis bien plus longtemps qu'en Grèce.</p> <p>Depuis que le régime stalinien s'est effondré en 1991, la population des campagnes albanaises a chuté d'environ 30%, tandis que celle de sa capitale a doublé, passant de 400'000 à 800'000 habitants. 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Mais cela lui semblait moins impressionnant que les grands drapeaux grec et européen annonçant que nous entrions dans notre troisième pays en deux jours seulement.</p> <p>Nous avions quitté notre ville de Belgrade le matin précédent et nous étions dirigés vers le sud pour un voyage ambitieux à travers les Balkans. Jusqu'à Athènes, nous allions emprunter des tronçons d'autoroute en construction payés par la Chine. En effet Pékin est en train d'investir des dizaines de milliards dans cette région pour s'assurer un meilleur accès à ses consommateurs européens, mais également pour cimenter sa puissance diplomatique. Invisible et néanmoins présente partout, la Chine érode patiemment l'influence de l'UE en tirant profit de son affaiblissement politique et économique.</p> <p>Le déjeuner à Skopje avait été plus tard que prévu, car nous avions dû souscrire une assurance automobile spéciale à la frontière macédonienne. Ceci bien que le pays ait normalisé ses relations avec la Grèce et l'UE en 2018 en ajoutant le «Nord» devant son nom et qu'il soit entré dans l'OTAN en 2020. Par rapport à Belgrade, les drapeaux ukrainiens sont partout dans la ville, signalant l'engagement fort du gouvernement pour un rapprochement de l'UE, ainsi que sa condamnation de tout ce qui est oriental. </p> <h3>Un jeu d'échecs avec des statues et des drapeaux</h3> <p>En Serbie, où l'ombre de la Russie plane toujours depuis les bombardements de l'OTAN en 1999, de telles déclarations symboliques sont beaucoup plus discrètes que le déluge de panneaux d'affichage de Gazprom célébrant l'hypothétique destin commun des deux pays. A Skopje, ces belles intentions occidentales se heurtent aux statues de bronze et de marbre omniprésentes qui jonchent le centre-ville tous les trente mètres environ. 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Ce que l'homme de la rue en pense n'a qu'une importance marginale. Telle est l'attraction de l'UE en Macédoine du Nord aujourd'hui, voilà la seule estimation valable pour l'instant.</p> <p>La guerre en Ukraine n'est pas encore terminée, et elle vouée à durer. Ce soir-là, nous sommes arrivés à Ohrid sous une pluie battante. Le lac éponyme, qui borde l'Albanie à l'ouest, s'était perdu dans la brume du soir. Ohrid est l'unique mais crédible prétention du pays à la renommée touristique. Son histoire et son architecture en font l'un des monuments les plus importants du christianisme orthodoxe. 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Le lendemain fut le premier jour ensoleillé que nous ayons eu depuis Belgrade, clair et bleu comme seul le printemps sait en produire. Une longue marche vers le Parthénon à travers le centre-ville nous a ramenés à la raison. Les trottoirs étroits de ces rues étroites transforment les piétons en cibles faciles pour les scooters et les voitures qui nous klaxonnaient tandis que nous cherchions notre direction en repérant l'ancien temple d'Athéna à chaque carrefour. Les descriptions de la colline sacrée sont inutiles, il suffit de dire qu'elle nous a coupé le souffle, ainsi qu'elle promet de le faire à chaque visiteur. </p> <p><img src="https://media.bonpourlatete.com/default/w1200/1680787200_010009550020.jpg" class="img-responsive img-fluid center " /></p> <h4 style="text-align: center;"><em>© D.L.</em></h4> <h3>L'interminable crise de 2008</h3> <p>Le reste de la journée se passa à nous promener. Une fois le frisson du glorieux passé évanoui, nous étions concentrés sur le présent. En dehors du cœur même d'Athènes, environ un magasin sur quatre ou cinq est fermé, et ce depuis un bon moment. Dans un parc proche de Syntagma, la place du Parlement, un groupe d'une cinquantaine de personnes était tranquillement assis sur des bancs ou sous les cyprès. En nous rapprochant, j'ai réalisé que beaucoup d'entre eux s'injectaient de l'héroïne, pas seulement dans le bras mais dans n'importe quelle partie du corps encore disponible. Les autres étaient défoncés ou endormis. J'ai pressé le pas, tenant mon fils plus près de moi, regardant droit devant. Aucune police ou assistance médicale n'était présente, c'était juste un lundi matin comme un autre à Athènes.</p> <p>Dans le reste du monde, la crise de 2008 est un lointain cauchemar. Pas en Grèce, qui a subi le plus gros de la récession et en souffre à ce jour, ce qui pose la question de savoir si elle pourra jamais se rétablir. Cela se traduit par une chute de la population et de la natalité, une croissance anémique et une stagnation du pouvoir d'achat, sans aucun signe d'amélioration à l'horizon. Venant de Serbie, nous avons été chaleureusement accueillis par les Grecs, certains d'entre eux nous pressant, comme si nous y pouvions quelque chose, de ne jamais rejoindre l'UE.</p> <p>Le lendemain, nous avons rebroussé chemin vers le nord pour atteindre Igoumenitsa, la ville portuaire sur la mer Ionienne. De là, un ferry nous a fait traverser le détroit jusqu'à Corfou. La transition était palpable. Magnifique, soignée et animée, même sous une pluie glaciale, Corfou semblait à une galaxie d'Igoumenitsa et de la Grèce intérieure. Corfou est devenue prospère et importante en tant que principal rempart contre l'expansion maritime ottomane. 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Après quelques kilomètres seulement, mon fils a remarqué que l'Albanie lui rappelait l'Ecosse, à part le climat. Ce qu'il voulait dire, c'est que, tout comme les Highlands mais pour des raisons tout à fait différentes, le sud de l'Albanie est un immense désert de collines nues. En choisissant la route côtière, plus dangereuse et plus pittoresque, nous avons découvert un paysage absolument époustouflant de plages de sable immaculées, d'une mer turquoise, de pittoresques hameaux de pierre et de falaises effrayantes. Tout cela presque vide de toute présence humaine. Ici aussi, la population diminue, mais depuis bien plus longtemps qu'en Grèce.</p> <p>Depuis que le régime stalinien s'est effondré en 1991, la population des campagnes albanaises a chuté d'environ 30%, tandis que celle de sa capitale a doublé, passant de 400'000 à 800'000 habitants. La même tendance est visible dans toute la région, où les capitales offrent un pôle d'attraction interne pour une émigration massive et constante, qui donne l'illusion d'un exode rural sans l'être tout à fait. La même scène s'observe donc dans tous ces pays, des campagnes vides et délaissées et des capitales chaotiques et bondées. Tirana ne fait pas exception. Ses nouveaux gratte-ciels surplombent des bâtiments administratifs de style soviétique et une nouvelle et immense mosquée ottomane. Cafés, restaurants et centres commerciaux animés, berlines Mercedes et Range Rover flashy, femmes élégantes, trottoirs larges et propres, l'illusion de normalité et de prospérité est presque complète. Il y a seulement trois décennies, c'était une Corée du Nord européenne, un pays au bord de la survie économique, gouverné par sa Sigurimi meurtrière et omnipotente, cette police secrète albanaise qui considérait chaque citoyen un criminel ou un traître potentiel. Les Albanais d'aujourd'hui n'aspirent à rien de particulier semble-t-il, si ce n'est à une vie normale. Malgré un passé communiste tourné vers l'Est, une fraternité pro-russe ne signifie rien pour un pays musulman avec une minorité catholique de 20% et un avenir tout tracé de futur joyau de la Méditerranée. Ainsi, l'Ukraine, encore une fois, est utilisée comme déclaration d'alignement.</p> <p>En 2022, le nom de la rue de l'ambassade de Russie a été changé en «rue de l'Ukraine libre», obligeant l'ambassade à déménager. Dans la Maison des Feuilles, le musée installé dans l'ancien siège de la Sigurimi, une jeune guide nous explique dans un anglais parfait la division à 50/50 parmi les Albanais sur la question de savoir si les années staliniennes ont été positives ou non. Les vieux aiment souvent le souvenir de ces années, les jeunes les détestent et tout ce qu'elles représentent. Ils partent donc en masse et rejoignent les rangs de la puissante diaspora albanaise aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Que l'Albanie, dans un avenir très lointain, rejoigne ou non l'UE semble sans importance. Des questions beaucoup plus urgentes dictent désormais leurs choix.</p> <p>En arrivant au Monténégro sur les rives du lac de Skadar, nous sommes accueillis par une douanière souriante et espiègle, qui s'empresse de complimenter mon fils et de me conseiller les meilleurs restaurants locaux. Cette région du Monténégro étant majoritairement albanaise, il est impossible de dire si elle est l'une ou l'autre. Le Monténégro est le quatrième et de loin le plus petit pays que nous ayons visité en une semaine. Podgorica est une nouvelle ville érigée sur une plaine entre des montagnes, un peu comme Tirana. La magnifique côte et ses villages de pierre et ses hôtels chics sont à quelques kilomètres par la route, mais ils semblent incroyablement lointains de cette petite ville pluvieuse. Tiraillée entre diverses minorités, luttant pour imposer sa nouvelle identité et ses nouvelles affiliations occidentales après des décennies de communisme besogneux, suivi d'une version cynique de nationalisme serbe, la ville est désormais couverte de panneaux d'affichage politiques en vue des prochaines élections présidentielles. Personne ne peut nous dire qui va gagner, des candidats pro-occidentaux ou pro-russes, mais les tensions sont visiblement élevées. Comme la minorité serbe se mêle ouvertement des affaires locales avec l'appui de Belgrade, les drapeaux de l'UE ou de l'Ukraine sont presque introuvables. 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Il est à la traîne depuis, car il est devenu évident que les effets de cette crise dureraient ici beaucoup plus longtemps qu'en Europe occidentale. Membres de l'UE ou simples candidats, les habitants des Balkans se sentent humiliés et durablement appauvris par Bruxelles et Berlin, suite à une crise qui n'était pas de leur fait. Les pays les plus riches de l'UE investissent massivement dans la région, mais la Chine les a dépassés depuis deux ans. Depuis 2009, selon les statistiques de Bruxelles, Pékin a investi 32 milliards dans les Balkans dont 10 milliards pour la seule Serbie – une politique dont les conséquences sont incalculables. Ainsi toute trace d'idéalisme a disparu, ce sont les intérêts qui dominent désormais. L'UE n'est plus un rêve ou un projet commun, c'est une série de règlements qui mènent à des budgets et à de meilleures relations commerciales. La souveraineté est un luxe inabordable pour ces petits pays.</p> <p>Et pourtant, au terme d'une semaine et d'innombrables rencontres, le sentiment général est optimiste, sauf peut-être en Grèce. Contrairement à l'Europe occidentale, les jeunes des Balkans ont la certitude statistique de vivre mieux que leurs parents. Même avec une corruption qui reste élevée et une exécution qui laisse souvent à désirer, tout s'améliore à presque tous les niveaux: éducation, espérance de vie, soins médicaux, salaires, connexion avec le reste du monde, stabilité et transparence politique, infrastructures, tout s'arrange petit à petit, à l'exception notable de la démographie. Que cela soit en dépit ou grâce à l'UE, ou la Chine, ou eux-mêmes, cette question n'est plus vraiment centrale pour ces pays. Le XXème siècle et sa longue liste d'idéologies est terminé.</p>', 'content_edition' => 'Il y avait un paon qui se pavanait. 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En 2009, lors d'une dictée imposée à 1'348 enfants français de seconde, deux tiers d'entre eux ont obtenu un zéro. 14% seulement ont eu la moyenne. Dit autrement, les francophones dans leur majorité ne maîtrisent pas leur langue à l'écrit. Pourtant la dictée est un véritable sport national: on en a organisé une en 2018 au stade de France.</p> <p>Les enfants de 2024 savent parfaitement parler mais font, en moyenne, deux fois plus de fautes que ceux de 1985. On se demande toujours comment améliorer la situation, trop rarement comment on est arrivé à ce lamentable état des choses. Pourtant un constat avait été fait en 1783 déjà, sous la plume de Rivarol dans son <em>Discours sur l'universalité de la langue française</em>: «On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'orthographe et de la prononciation dure encore». Il existe donc un divorce au cœur même de notre langue. On en apprend deux: une langue parlée et une langue une écrite, tout à fait distinctes l'une de l'autre. Ce qui explique <em>pourquoi </em>la dictée est un enfer, mais pas <em>comment</em> elle l'est devenue.</p> <p>Comment est-il possible que nous soyons incapables de maîtriser notre propre langue à l'écrit? Pour commencer, il faut remonter un peu le cours du temps. Langue latine, le français a évolué du bas-latin et s'est ensuite mâtiné de langues germaniques pour parvenir à ce langage qu'on parlait dans le bassin parisien à la fin du Moyen-Age. On le parlait, on ne l'écrivait presque pas. Pour l'écriture on se servait d'un latin bâtardisé et déjà criblé de mots français. Le français n'était rien d'autre que le patois parisien, c'était par conséquent la langue du roi. On l'écrivait phonétiquement, presque sans règle. Dans la chanson de Roland, écrite il y a mille ans, on écrit <em>fer</em> ou <em>fere</em> pour faire, <em>ki</em> pour qui, <em>e</em> pour et, <em>hom</em> pour hommes. Sous François Ier, premier roi de la Renaissance, on compte que moins de 10% de la population parle le français, et qu'une poignée d'entre eux seulement savent l'écrire. L'immense diversité des langues fait que le pouvoir du roi est mal compris et peu, ou mal, appliqué. D'où ce premier acte fondateur: l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, qui décrète que le français seul sera la langue de l'administration et de la justice. Cette ordonnance crée le premier rapprochement entre langue et pouvoir. Preuve de son importance capitale, l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi citée encore de nos jours dans les tribunaux français.</p> <p>Cette loi crée toutefois autant de problèmes qu'elle en résout. Car s'il est décidé que le français seul exprimera la volonté royale, on ne sait pas de quel français il s'agit. C'est ainsi que va naître une querelle acharnée, qui dure encore de nos jours, sur la forme que doit adopter notre langue. Dès le XVIème siècle, les savants se divisent en deux camps opposés: les phonétistes, et les étymologistes. Pour les premiers, il faut continuer comme on l'a fait jusqu’alors et écrire comme on parle. C'est la pratique dominante, autrefois comme aujourd'hui, et notamment la pratique des latins et des grecs. Mais les étymologistes adoptent un point de vue très différent et, disons-le, bizarre.</p> <p>Ce sont les poètes tels que du Bellay et sa <em>Défense et illustration de la langue française</em> qui vont former notre orthographe. A cette époque, la France redécouvre son passé gréco-romain, une appellation fautive mais qui s'est imposée. A bien des aspects, la Renaissance est un retour à un passé fantasmé. Délaissant le style gothique, on met soudain des colonnes doriques et des statues du panthéon partout. De leur côté les intellectuels soumettent la langue au même exercice. Ils vont appeler leur invention «orthographe ancienne», comme si celle-ci était fidèle à l'orthographe romaine quand bien même elle est imaginée de toutes pièces. 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La difficulté de l'orthographe française ne relève pas du hasard. Elle révèle des phénomènes beaucoup plus profonds.</p> <p>L'orthographe étymologique a donc fini par s'imposer contre le français phonétique de la «pauvre orthographe», comme le raillait du Bellay. Encore faut-il s'assurer de l'uniformité de la langue à travers le royaume. L'initiative est prise par le cardinal de Richelieu en 1635, avec la création de l'Académie française. Etonnante institution linguistique qui, depuis bientôt quatre siècles, ne compte pas un seul linguiste dans ses rangs. Car la volonté de Richelieu n'est pas linguistique, mais politique. Il s'agit de s'assurer que la langue du roi soit respectée autant que ses lois, et que les intellectuels du royaume soient les obligés du monarque. Dès le début, l'Académie remplace son absence de but précis par du prestige. Sans aucun pouvoir réel, elle n'en a pas moins une grande puissance. On raille volontiers les Immortels, leurs privilèges ou leur âge. Pourtant, de la même manière que l'ordonnance de Villers-Cotterêts est la plus ancienne loi encore citée en France aujourd'hui, l'Académie est la plus ancienne institution à avoir survécu – intacte! – à la Révolution. Son rôle n'a jamais été prévu pour être cette supposée police de la langue qu'on a souvent moquée. Elle a été placée sous la protection du roi, des empereurs et désormais des présidents. Comme un Vatican ou une antique dynastie monarchique, l'Académie est pleine de vieilles traditions obscures, de costumes étranges, de mystères et de pompe. Dans la France du XXIème siècle, elle est la dernière expression physique d'une forme de continuité entre la France de l'Ancien régime et la République. C'est précisément son inutilité pratique qui lui confère sa dignité. En tant que temple de la langue, l'Académie est la gardienne de l'unité française.</p> <p>Lentement mais sûrement, la langue devient ainsi un des dénominateurs de la nation et l'un des piliers de l'absolutisme. Le roi en personne se manifeste à travers sa politique linguistique que couronne l'Académie, revêtue de sa toute-puissance pour unifier l'usage de la langue, de <em>sa </em>langue. A l'unification <em>par</em> la langue, décidée à Villers-Cotterêts, succède l'unification <em>de</em> la langue, décidée par l'établissement de l'Académie. Ces unifications successives permettent plus qu'elles ne reflètent l'unification de la nation même.</p> <p>A la cour de Versailles, les poètes et les dramaturges, souvent académiciens eux-mêmes, donc obligés du roi, vont se charger de donner à la langue tout son prestige. C'est de cette époque que date la transformation définitive du vieux français en notre français actuel, notamment depuis la publication du dictionnaire de 1740. Cette époque aura donc fixé les canons de l'architecture, des arts et de la langue. On peut difficilement lire Ronsard dans le texte, mais pour Molière ou Diderot on ne rencontre pas un problème.</p> <p>La cour des Bourbons, avec ses codes particulièrement rigides, même pour l'époque, contribue lentement à inscrire dans la langue une dimension qui, elle aussi, n'a fait que se renforcer avec l'âge: celle de sélection sociale. On n'est pas accepté si on ne parle pas correctement le français, un accent provincial vous exclut de toute fonction sérieuse, et la maîtrise de la langue assure la gloire même aux roturiers. La difficulté qu'avaient inscrite dans l'orthographe les linguistes du XVIème siècle se transforme alors presque en code secret. La langue sert à la fois à répandre le prestige royal, mais également à restreindre l'accès au roi et à la cour. Cette fonction sélective ne connaît pas la crise. Les élites françaises sont encore largement choisies de nos jours selon des critères linguistiques.</p> <p>Nous voilà juste avant la Révolution. 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Et comme il n'existe plus ni roi, ni dieu pour se faire respecter, les législateurs vont considérablement accentuer la notion de la langue en tant qu'expression du pouvoir, jusqu'à en faire un pouvoir en tant que tel.</p> <p>Cette nouvelle politique est résumée dans le <em>Rapport et projet de décret sur l'organisation des écoles primaires </em>de 1791 qui stipule «que la langue française devienne en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la République». A une époque où seuls 15 ou 20% de la population parle cette langue, il faut imaginer la violence de cette ambition. Talleyrand, dans son <em>Rapport sur l'instruction publique</em>, propose de «chasser cette foule de dialectes corrompus, derniers vestiges de la féodalité». En 1794, Barère de Vieuzac rédige un <em>Rapport du Comité de salut public sur les idiomes</em>: «L'idiome appelé bas-breton, l'idiome basque, les langues allemande et italienne ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des praticiens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France». Et de conclure: «Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton; l'émigration et la haine de la République parlent allemand; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreur». 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Pour bien marquer son intention, il avait également souhaité que la mise en terre soit faite avant le culte, et non après. Le résultat fut tout à fait original. Plus de deux cent personnes avaient fait le voyage, certains des coins les plus reculés du continent, pour assister à l'enterrement d'un homme dont ils ne verraient pas le cercueil, et pour lequel aucune évocation ne serait servie par l'officiant. Cette vaste assistance, que l'amour pour mon père et sa famille avaient déplacée jusque dans cette église, n'a eu droit au final qu'à un culte ordinaire. Un culte excellent, grâce à un pasteur inspiré et une organiste hors pair. Mais un culte ordinaire.</p> <p>Lorsque j'ai pris connaissance des exigences de mon père, j'ai été moins surpris qu'inquiet. Face à une cérémonie si radicalement sobre, certains risqueraient de rester sur leur faim. Au bout de l'expérience, je me suis demandé si mon père n'avait pas eu là une intuition aussi dissidente que salvatrice. Car nos enterrements, libérés des obligations rituelles, semblent s'être quelque peu dispersés en une infinité de variations, aussi stressantes pour les proches que confondantes pour l'assistance. Comme pour les mariages, la disparition de la transcendance ritualisée a pour effet immédiat de reporter toute la cérémonie sur les individus qui se prêtent à l'exercice, jeunes mariés ou défunts. On assiste donc à une surenchère d'arrangements floraux, de chansons, de portraits, de discours et de performances dont le but est de souligner l'individualité humaine et non plus le divin. J'ai par exemple assisté à des funérailles où toute parole avait été bannie au profit d'une suite de chansons choisies par celui qui, dans son cercueil, n'en profiterait même pas. Comme personne ne parlait et que rien d'autre ne nous unissait que d'être assis à écouter des chansons en regardant un cercueil, la chose ressemblait plus à un salle d'attente d'aéroport qu'aux derniers adieux à un être cher. 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L'Eglise y réaffirmait son magistère, les cercles sociaux et familiaux y étaient représentés selon leurs hiérarchies et dans l'ordre de succession, et tout cela se passait sans aucune originalité, dans le cadre strict d'une liturgie connue de tous et sans surprise aucune. Sauf exception, la personnalité du défunt importait peu, seul le rite, la société constituée et la continuité de la tradition comptaient. Cela nous semble à bien des égards étouffant et inhumain. Nous sommes devenus allergiques à toute forme de ritualisation formatée. Célébrer un être disparu sans se poser de questions et en ne faisant que suivre le rite liturgique nous semble ainsi presque barbare. Or le service funèbre de mon père m'a appris que cela n'est pas si évident.</p> <p>Il n'y a pas que cela. Je vis en Serbie, où les enterrements n'ont pas encore – mais ça vient – connu ces tendances. Dans un pays où l'Eglise orthodoxe a encore un pouvoir non négligeable et où identité nationale et religion ne font qu'un, les sacrements sont d'une surprenante uniformité. Lors de mon mariage, le pope ne nous avait posé qu'une seule question: voulez-vous la liturgie longue ou courte. Le reste allait de soi et ne nécessitait aucune instruction ou même d'opinion de notre part. Les enterrements sont à la même enseigne. Pour un occidental, la chose peut sembler brutale. Ainsi dans la plupart des cas, on enterre les morts le lendemain du décès. Et comme les gens sont généralement pris de court, on ne s'étend pas trop. En moins de trente minutes, le mort est sous terre ou consumé par le four crématoire. Le pope récite sa liturgie devant la tombe, tandis que des ouvriers en bleu de travail attendent, pelle en main, de la refermer. On ne passe pas une heure sur un banc d'église à essuyer ses larmes, à conforter ses voisins et à écouter les éloges de celui-ci ou de celle-là. 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Et les collations qui suivent un enterrement ne se réduisent pas à quelques cacahuètes et un verre de vin, ce sont de véritables festins où l'on se lâche tout à fait. Ici la mort et l'amour sont encore tout à fait ritualisés. Cette apparente banalité et cette uniformité permettent aux proches de se libérer d'une quantité de questions impossibles et de décisions complexes. Que survienne un décès et tout le monde passe en pilote automatique et peut ainsi se concentrer sur l'essentiel et non sur les détails.</p> <p>Mon père aurait probablement apprécié ces manières simples et répétitives. N'étant pas du tout d'un naturel timide, son choix d'une ritualisation stricte aurait pu surprendre. On aurait pu attendre de lui qu'il fasse éclater l'ouverture de Tannhäuser ou qu'il ait convié un orchestre philharmonique pour nous offrir l'Adagietto de Mahler sur l'esplanade. Mais en sortant de la cérémonie il m'est apparu que, peut-être, il visait bien plus haut que quelques flatteries post-mortem. En nous imposant un culte ordinaire et en s'effaçant complètement derrière le rite funéraire, mon père suggérait – je ne peux pas prétendre le savoir – qu'en escamotant son individualité, il participait à quelque chose de bien plus conséquent, qui lui offrait sa place dans la continuité d'une tradition et le sublimait très au-dessus des contingences immédiates de sa vie concrète. Cette attitude met l'accent sur les institutions et les traditions humaines et relègue les questions métaphysiques au second plan. On ne s'intéressait pas, ni à l'enterrement de mon père, ni dans les enterrements serbes, à l'existence de dieu ou à la vie après la mort. L'important, c'est d'en entendre les récits d'usage, selon les rites.</p> <p>Peut-être qu'une épure serait bienvenue dans nos enterrements. Pas un retour au passé systématique, pas non plus d'approches froides et administratives. Mais devoir tout réinventer et dépenser son énergie et ses nerfs à savoir comment on enterrera l'être aimé, est-ce vraiment la meilleure façon de vivre un deuil. 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Elle a longtemps pensé émigrer en Suisse mais depuis qu'elle est mère, son avis a changé. Elle ne veut pas que ses enfants aient les cheveux bleus et des piercings et des problèmes d'identité sexuelle. De plus, et je lui donne raison, la Serbie est particulièrement sûre, on y vit très bien, et même si le coût de la vie a considérablement augmenté, on est encore très, très loin des prix suisses. Et puis elle ne se fait aucun souci. Les offres de travail bien payé, elle en a autant qu'elle en veut. Car elle est officier supérieur d'infanterie dans l'armée serbe. Et le monde est plein de femmes très riches qui paient très chers les services d'un garde du corps féminin et surentraîné, sans compter qu'elle est également ceinture noire de karaté.</p> <p>Ma vie en Serbie est pleine de rencontres de ce type. C'est-à-dire de gens qui ne vivent pas encore dans la matrice idéologique et médiatique tellement contrainte du monde occidental. Je dis pas encore, mais peut-être devrait-on dire déjà plus, l'avenir nous le dira. Quoiqu'il en soit, ces mondes sont géographiquement proches, mais distants de plusieurs galaxies pour ce qui concerne la manière de penser.</p> <p>Pour ce qui concerne l'élection américaine, mes amis belgradois indiquent par leurs choix une indépendance d'esprit vivifiante. A Belgrade, on peut parler de cette élection librement. En Europe occidentale, dire qu'on est trumpiste est suicidaire d'une part, et prévisible d'autre part. Cela signifie que l'on est soit vieux, soit chrétien, soit conservateur, soit tous les trois. A Belgrade, un nombre considérable de mes amis, et surtout de mes amies, professent plus d'attachement pour Trump que pour Harris. Des jeunes femmes urbaines, sexuellement libérées, éduquées supérieures et athées qui non seulement pensent, mais disent que Trump serait leur choix si elles pouvaient voter. A Lausanne ou à Paris, si l'on fait partie des catégories jeunes, éduquées et urbaines, Kamala n'est pas une évidence, c'est une obligation.</p> <p>Ainsi qu'il s'agisse de Poutine ou de Trump, de la politique des genres, de changement climatique, d'immobilier, de culture pop ou de progrès technologiques, les Serbes ont leur façon de réfléchir et de se positionner sur chaque problème. Ce n'est donc pas massivement pour Trump que les Belgradois se déclarent, mais substantiellement plus qu'à Londres ou Zurich. Autrement dit il n'y a pas dans le comportement belgradois une opposition parfaite ou une symétrie prévisible: il y a une forme d'indépendance et de méfiance vis-à-vis de tout système narratif officiel. Il y a des raisons concrètes à cela, outre les évidences slaves et orthodoxes, qui sont un peu tarte-à-la-crème. Même pour ceux qui sont nés après les années 90, le souvenir de l'éclatement de la Yougoslavie est encore très vif. On ne peut pas sous-estimer l'impact de ce souvenir sur une population. D'une année à l'autre, tout l'univers dans lequel ils avaient été éduqués et formés s'était volatilisé dans le sang et dans les larmes. Sans rentrer ici dans les questions de responsabilité, ces bouleversements ont modifié et formé la manière de penser des générations successives. Une idéologie, renforcée par des décennies d'endoctrinement, un univers de 22 millions d'habitants à la fois très réel et imaginaire, tout cela a été détruit et discrédité en quelques mois seulement. Des millions de gens se retrouvaient soudain exilés dans leur propre pays, entourés de frontières incertaines et de compatriotes désormais étrangers et ennemis. Pis, ils étaient instantanément interdits à la fois de souvenir et d'avenir, le premier étant honteux, le second trop indéfini pour être rêvé. Ceux-là même qui les avaient dirigés depuis des années leur déclaraient maintenant que rien ne pouvait plus être fait pour eux. 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Comme si je rendais un chauffeur de taxi coupable de ne pas être Ayrton Senna, ou la bistrotière du coin de la rue de ne pas être Alain Ducasse.</p> <p>Le temps moyen de visite du Louvre est d'environ une heure, snack et achats à la boutique compris. Ce qui signifie que l'écrasante majorité des visiteurs fonce tout droit vers la Joconde, bifurque pour faire coucou à la Vénus de Milo, puis fait une photo, de loin, de la Victoire de Samothrace avant de terminer au magasin de souvenirs pour y acheter des reproductions des bijoux portés par le modèle d'un portrait que l'on n'a pas eu le temps d'admirer. Spotify, l'application de streaming musical suédoise, propose une sélection à la fois gigantesque et minuscule à ses abonnés, dont je suis. Car comme le Louvre, Spotify aspire à l'universel et propose absolument tous les catalogues, de Palestrina au plus jeune rappeur de la côte est. Et comme le Louvre, Spotify ne vend effectivement qu'une partie infinitésimale de son catalogue. 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Caillebotte n'aurait jamais atteint ces hauteurs sans les milliers de peintres impressionnistes qui coexistaient à Montmartre à la fin du XIXème siècle. Personne ne devient un ou une grande artiste dans une solitude complète. Tous les grands noms de l'art sont entourés de myriades d'inconnus qui ont directement contribué à fertiliser ces quelques individus. Et tous les artistes qui ont acquis une renommée universelle font partie de vastes mouvements ou d'écoles qui ont été nourris par des milliers d'artistes anonymes, le plus souvent oubliés – et néanmoins absolument nécessaires.</p> <p>Comme nous ne valorisons plus que les artistes qui sont valorisés par le marché, les autres disparaissent avant même d'avoir livré bataille. Aujourd'hui, aucun peintre ne peut vivre de son art s'il n'est pas entouré par une galerie importante et par des institutions qui justifient des commandes et des subventions conséquentes. Aucun musicien ne peut vivre de son art sans un label puissant qui lui assure des tournées internationales. Aucun écrivain ne peut vivre de son art sans le soutien d'un éditeur réputé qui lui assure des campagnes de promotion dignes de celles que l'on réserve à des marques de vêtements. Les autres, les millions d'autres, sont très vite contraints à l'abandon en rase campagne, avant même d'avoir atteint leurs trente ans. Les conditions économiques de la production artistique sont devenues tellement exigeantes que même le rêve poussiéreux de l'artiste bohème est désormais inaccessible. On voudrait bien crever la faim dans un studio mal chauffé, mais même cela, on ne le peut plus. Alors on devient prof, ou publiciste, ou n'importe quoi pourvu qu'on puisse en vivre.</p> <p>Alors, bien sûr, le talent est une condition nécessaire et les collègues moins talentueux que Paul McCartney ont été oubliés. Mais Matisse, au début de sa carrière, était un mauvais peintre, un artiste sans talent. 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