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Actuel / L’usage implacable des attentats


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Deux terreurs semblent devoir désormais s’affronter: la terreur islamiste et la terreur suprémaciste blanche. Mais loin de rassembler tout le monde derrière une résilience de principe, ces actes meurtriers, comme celui d’El Paso récemment, nourrissent l’affrontement sur les modèles de société.



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Il est des sentiments plus nobles que ceux exposés ci-après. Ils sont cependant tout à fait humains. Chez les individus, sur les forums, dans les journaux, de la base au sommet de l’échelle sociale, ces pensées plus ou moins rentrées participent de l’analyse, à chaud comme à plus long terme, d’actes terroristes. En effet, si les attentats desservent des personnes, une religion, voire une civilisation, ils servent d’arguments à d’autres, soit le groupe, au sens large, victime de l’agresseur. Une partie de la population aura le mauvais rôle, celui qui pousse à se méfier, l’autre, le bon, du moins le plus confortable.

Jusqu’aux attentats meurtriers visant des musulmans en mars dernier en Nouvelle-Zélande, les musulmans pouvaient avoir l’impression de porter seuls le fardeau de la culpabilité, non pas effective, mais par association, de crimes commis en leur nom. Depuis Christchurch, donc, et davantage encore depuis la tuerie d’El Paso samedi 3 août, perpétrée contre des Hispaniques au nom de la supériorité de la race blanche, reconnue et condamnée comme telle par l’administration Trump. Devant l’évidence idéologique du forfait, les Blancs allègent le fardeau musulman.

Là où la chose excède la simple question du confort moral, devient politique et par conséquent polémique, c’est lorsque l’on cherche à démontrer une vérité, à minimiser, à relativiser, éventuellement à hiérarchiser des violences structurant les esprits. Deux jours après l’attentat d’El Paso au Texas, le fil Twitter de L’Obs énervait des particuliers, qu’on rangera plutôt dans l’ensemble «blanc» – encore que cette notion racialiste soit peu prégnante en France où prévaut le concept d'universalisme – en titrant ainsi un article: Le terrorisme d’extrême droite fait autant de morts que le terrorisme islamiste aux Etats-Unis. L’un reprochait au média français de ne pas prendre en compte le bilan des morts imputables au terrorisme islamiste dans le monde. Un autre s’indignait en constatant que le comparatif des victimes du terrorisme aux Etats-Unis semblait commencer au lendemain des attentats d’Al-Qaïda de 2001, soit le 12 septembre, ignorant près de 3000 morts. Quoi qu’il en soit de cette comptabilité pouvant prêter à confusion, effectuée par un centre d’analyse américain, le même article rapportait qu’en 2017 et 2018, «les violences d’extrême droite ont fait plus de victimes aux Etats-Unis que les attaques djihadistes».

«On sent comme un soulagement bien crade. Ce n’est pas le cas en France, ni dans le monde (…)», a réagi l’activiste française laïque Fatiha Agag-Boudjahlat à la publication de L’Obs. Laissons le qualificatif dépréciatif, il y a bien soulagement où que l’on se tourne. Soulagement de savoir que ce n’est pas quelqu’un de «son bord» qui a commis l’irréparable, éclaboussant une communauté. Mais moins avouable, il y a une espèce de satisfaction d’apprendre que c’est «le camp d’en face» qui a fait le coup. Nous en sommes là: l’attentat est devenu comme l’acte qui donne raison à une vision du monde, plutôt qu’à une autre. Au lieu de mettre tout le monde d’accord, de rassembler contre lui, l’attentat en vient à attiser les haines derrière l’apparente résilience.

Il y a toujours ce moment suspendu durant lequel on attend, en l’espérant ou en le redoutant, le «verdict» de l’attentat, c’est-à-dire les motivations du ou des tueurs. En France, une partie a voulu absolument que l’assassin d’un jeune docteur en droit guinéen, le jour de la finale de la Coupe d’Afrique des nations entre l’Algérie et le Sénégal, le 19 juillet, soit algérien. Or, il était d’origine turque, mais pour certains, c’était bonnet blanc et blanc bonnet. En France toujours, où les rapports sociaux sont dégradés, on «saute sur l’occasion», en l’occurrence des faits de violence, pour dire durement à l’adversaire ce qu’on pense de lui: la gauche radicale exploite les «violences policières», les libéraux font leur affaire des coups donnés aux forces de l’ordre par des «gilets jaunes».

Le terrorisme, lui, de quelque origine qu’il soit, joue d’une certaine manière un rôle de validation ou d’invalidation (c’est selon), de choix de société. Le terrorisme islamiste valide par contre-effet une société unitaire et laïcisée: celle qu’il attaque et, dans le même temps, invalide ou à tout le moins complique la justification d’une société multiculturaliste reposant sur une forme de communautarisme, dont le terrorisme islamiste soulignerait l’échec par l’absurde. Mais d’autres feront une analyse exactement inverse. Ce rapport de force entre modèles de société vaut tout autant pour le terrorisme suprémaciste blanc. Avec ce dernier, nous sommes, aux Etats-Unis, dans une configuration plus ou moins prévue par Samuel Huntington dans son essai Qui sommes-nous? paru en 2004. Il y affirmait le primat du protestantisme anglo-saxon, l’importance selon lui de le reconnaître, non tant d’un point numérique que par principe, face à la population hispanique et catholique croissante… Ses contempteurs lui reprocheront une nouvelle fois une prophétie autoréalisatrice.

C’était avant la séquence des grands attentats en France. Un ressortissant du Maghreb résidant dans l’Hexagone me confiait: «On craint toujours, lorsqu’on entend à la radio qu’un enfant a été violé et tué, que le coupable soit un Maghrébin. On a peur que ça retombe sur nous.» Depuis, avec l’émergence en Europe du terrorisme islamiste, s’est installée une sorte d’habitude aux mauvaises nouvelles stigmatisantes. Si l’engrenage ne s’arrête pas l’on commencera alors à s’habituer aussi au terrorisme suprémaciste stigmatisant les Blancs. Sans pourtant se résoudre ni à l’un ni à l’autre.


Antoine Menusier, auteur de l’essai Le livre des indésirés: une histoire des Arabes en France (Le Cerf, 2019).

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